Chapitre 37

   La sensation de chaleur ne quitte pas mes oreilles, ce n'est pas douloureux seulement désagréable. Je ne peux m'empêcher d'observer mes lobes désormais décorés par de petites prothèses argentées, j'aime la façon dont cela contraste avec ma peau noire et mes cheveux rouges sans les rendre trop visibles. Ma queue s'agite de droite à gauche de satisfaction, honnêtement quand j'ai expliqué à El-Yah ce que je voulais en échange de ne pas avoir attaqué Hervé je ne m'attendais pas à l'obtenir dès le lendemain. Mais au petit matin, quand la Nafif a expliqué à Oktar mon projet il a proposé d'aller en ville dans l'heure. A leur retour j'ai immédiatement réclamé de prendre le contrôle pour pouvoir observer de mes propres yeux le rendu, et j'en suis très heureuse.

   - Tu vas te regarder encore longtemps ? rit l'homme dans mon dos. Cela te plaît tant que ça ?
- Oui, j'adore ! m'écrié-je sans cacher ma joie. J'en veux d'autres !
- On va déjà attendre que ça cicatrise avant d'en rajouter, m'explique-t-il. Comme tu es une Erevent cela devrait être plutôt rapide.
- J'ai hâte, soupiré-je d'impatience. J'en veux aussi au visage, et aux cornes !
- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de décorer tes cornes, me fait remarquer Oktar en frottant son bouc. Comme elles disparaissent quand El-Yah prend le contrôle j'ai bien peur que des bijoux ne tiennent pas.

   Ma déception est palpable, mais je ne peux pas contredire le Nafif. Je compte bien compenser ce manque en ayant le plus de piercings possible sur le reste de mon corps, mais malheureusement je ne peux pas tout avoir d'un coup. Je ne pense pas qu'El-Yah laisserai passer l'occasion d'obtenir une faveur de ma part contre des bijoux, à sa place je garderai cet atout dans ma manche. Je paraît peut exigeante, et je me demande encore si je ne devrais pas réfléchir à quelque chose de plus complexe à réclamer, mais les règles établies avec El-Yah me contraignent. En restant logique je ne peux pas demander d'aller me battre contre quelques personnes sans retenues pour mon seul plaisir ou aller me balader trop loin en prenant le risque d'être vue, la Nafif pourrait bien ne plus jamais me laisser le contrôle de son plein gré. Je n'ai qu'une illusion de liberté, cette situation est la plus frustrante de toutes, mais je dois m'en contenter. Comme toujours je n'ai droit qu'aux restes des autres.

   - Haïlwidis, tu veux bien me suivre quelques minutes ? m'appelle Oktar depuis le couloir. 

   Je vais à sa rencontre en grommelant, n'aimant pas répondre aux appels de quelqu'un. Je le retrouve dans la salle d'entraînement, ma mauvaise humeur s'échappe en un instant à l'idée de me battre contre lui à nouveau, cette fois-ci je ne lui ferais aucune faveur et compte bien mettre toute ma force pour gagner. Il me fait signe de me rapprocher de lui, quand j'arrive à sa hauteur il me tend la main. J'arque un sourcil, ne comprenant pas ce qu'il veut.

   - J'aimerai vaguement évaluer ta force, est-ce que tu veux bien prendre ma main et la serrer lentement de plus en plus fort ? m'explique le Nafif.
- Je voudrais pas te casser la main, dis-je en souriant.
- Ne t'en fais pas, si tu me fais trop mal je te dirais d'arrêter, je compte sur toi pour m'écouter, me sourit-il à son tour.
- Je te garantie rien, dis-je sèchement.

   J'empoigne la main de l'homme, ses grands doigts font facilement le tour de la mienne, fine et menue. Je fais attention à ne pas enfoncer mes griffes rouges dans sa peau bien que ce ne soit pas l'envie qui me manque. Comme me l'a demandé Oktar, je serre de plus en plus fort la pression de ma poigne en guettant ses réactions. Après quelques secondes à augmenter ma force au fur et à mesure, je remarque qu'il commence à froncer les sourcils et étirer sa bouche, probablement en réaction à la douleur. Pourtant il ne me demande pas d'arrêter. Je continue à augmenter la crispation de mes doigts sur les siens, mais il ne dit toujours rien malgré que tout dans son expression corporelle témoigne qu'il peine à résister. Enervée par son orgueil, j'appuie d'un seul coup pour lui faire ravaler sa fierté et le voir enfin accepter ma supériorité en terme de force. Je voulais simplement lui faire mal, le surprendre. Je ne m'attendais pas à lui broyer la main.

   Je ne contrôle par ma force, je n'ai pas encore eu l'occasion de m'y entraîner. Depuis le début j'augmentais la pression en forçant à peine sur mes doigts, en mettant toute ma puissance d'un seul coup j'ai cassé les os du pauvre homme. Aucun son n'est sorti de sa bouche au moment où j'ai entendu le bruit distinctif d'un squelette qui se brise. Son souffle est coupé par la douleur, ses jambes ont faiblit sous son poids, il se retrouve agenouillé devant moi en tenant fermement son poignet de sa main valide. J'aimerai apprécier cette scène, je le devrais, je l'ai fait tant de fois par le passé. Je ne connait que trop bien ce scénario, celui où je porte le coup fatal à mon ennemi paralysé par la souffrance et la peur. Alors pourquoi ai-je cette gêne dans la poitrine qui m'empêche de sourire ? Je reste immobile, ne sachant que faire. Oktar reprend enfin son souffle, sa respiration est forte et saccadée, des perles de sueur coulent sur son crâne. Il s'assoit plus convenablement et me regarde avec un sourire étrangement sincère.

   - Je dois dire que je m'attendais à ce que tu réagisses comme ça, mais de là à me casser la main... Tu m'impressionne gamine.

   Le Nafif se met à rire, toujours tremblant de douleur. Je reste muette encore quelques instants, n'ayant aucun idée de comment réagir, l'esprit vide. Puis la colère viens me réveiller, une colère que je laisse exploser.

   - Espèce d'abruti ! m'écrié-je les oreilles en arrière, signe de mon agacement. Tu n'as vraiment rien dans le crâne pour défier la force d'une Erevent. C'était quoi ton but ? Me faire passer pour la méchante ? Voir si j'allais culpabiliser ? Tous les Nafifs sont-ils aussi sournois que toi où t'es le seul à qui il manque une case ? J'espère que tu en gardera des séquelles de ta main cassé, peut-être que ca te remettra les neurones en place ! J'vais te dire une chose, j'en ai marre de vos conneries à vous, les enfants d'Adem. Toujours là à préparer des trucs fourbes, toujours des idées bizarres en tête. Et c'est à moi qu'on met des limites ?! Faut vous faire soigner !

   Je m'arrête à bout de souffle et me laisse tomber à terre, j'appuie mes mains en arrière en guise de support. Je me sens plus légère, comme vidée de toute énergie négative. Le Nafif semble me laisser un temps de pause avant de me répondre.

   - Je te jure que mon but était d'évaluer ta force, je n'avais pas d'autres idées en tête, peine-t-il à m'expliquer.
- Et t'es prêt à sacrifier ta main juste pour ça ? Espèce de taré...
- J'avoue que j'aurai pu utiliser un objet, mais je n'aurai pas pu ressentir tes intentions.
- Mes intentions ? m'étonné-je. De quoi tu parles ?
- De la façon dont tu as soigneusement évité de me griffer, que tu as eu d'augmenter très lentement ta force et pourquoi tu m'as soudainement cassé la main. Tout ça me permet de voir dans quel état d'esprit tu es.
- C'est une évaluation de force ou une séance psy, sérieux ? m'exclamé-je en levant les mains en l'air d'un geste exaspéré. Tu devrais aller te mettre un bandage, ça commence à gonfler.

   Suivant mon conseil, Oktar se lève et va dans la salle de bain pour se soigner. Il aurait probablement besoin d'aide, mais je n'ai aucune envie de jouer aux infirmières pour un abruti pareil. Il m'a cherché, c'est à lui d'en payer les conséquences.

   - Tu aurais pu y aller plus doucement tout de même... me fait remarquer El-Yah.
- Oh pardon, j'ai abîmé ton précieux camarade, dis-je en grimaçant. Il l'a dit lui-même, monsieur le génie avait prévu que je ferais ça, j'ai rien à me reprocher.
- Et t'es contente d'avoir suivie ses attentes ? me demande-t-elle en me regardant du coin de l'œil, parfaitement consciente que ses insinuations vont me mettre hors de moi.
- Pourquoi vous cherchez à m'énerver aujourd'hui ? m'exclamé-je. Vous vous êtes passé le mot ? Vous me faite regretter d'avoir eu une faveur ? Ca te dérange tant que ça les boucles d'oreilles ?
- Qui aime bien châtie bien, dit-elle en haussant les épaules. On ne cherche pas à t'énerver, on apprend juste à te connaître.
- Les Nafifs ont des drôles de façon de faire connaissance...
- Oktar surtout, rit El-Yah. Tu doit te souvenir de mes premiers contacts avec lui.
- Il t'a défoncé le dos puis t'as parlé comme si de rien n'était, dis-je machinalement.
- Et il me taquinait tout le temps, comme avec toi maintenant. Il est comme ça au début, on dirait que ça lui passe au fur et à mesure. Ou alors il préfère t'embêter toi plutôt que moi.
- Mais pourquoi -?

   Ma discussion mentale avec El-Yah est coupée net par Oktar qui revient dans la pièce. Je n'ai pas bougé de ma place, trop concentrée par ma conversation, mais vois dans la situation actuelle une occasion d'obtenir des réponses de cet homme tout sauf ordinaire. J'attend qu'il s'asseye en face de moi, visiblement conscient que je souhaite lui parler. Sa main est emmitouflée dans un bandage serré et maintenue en place par une petite plaque en métal. Je ne parviens pas à évaluer l'étendue des dégâts que j'ai causé, je détourne le regard de sa blessure pour cesser d'y penser.

   - Dis-moi, commencé-je. Pourquoi t'arrêtes pas d'avoir un comportement bizarre avec moi ?
- De quoi tu parles ? me demande Oktar dans un sourire, me laissant penser qu'il sait parfaitement de quoi je parle mais qu'il souhaite me l'entendre dire.
- Tch, grimacé-je en croisant les bras sur ma poitrine. De ça par exemple. Tu joue avec moi et ca m'énerve. T'arrête pas de me chercher, d'essayer de m'énerver et en même temps t'es ultra protecteur. Ca me fait tourner en bourrique. C'est quoi ton problème ?
- Je n'ai aucun problème avec toi, bien au contraire.
- C'est à dire ? m'étonné-je en arquant un sourcil.
- Pour être honnête avec toi, je t'apprécie beaucoup. J'avais déjà discuté avec El-Yah de mes idéologies, du fait que je voulais pouvoir m'entendre avec les Erevents comme des confrères. Quand j'ai compris qu'El-Yah était une sang-mêlée et que son côté Erevent avait développé sa propre personnalité, j'ai été très heureux mais ça m'a un peu effrayé. J'avais peur que ce soit trop beau pour être vrai, d'être trop idéaliste. Mais dès que je t'ai vu pour la première fois, j'ai compris que je ne m'étais pas trompé. Les Nafifs et les Erevents peuvent s'entendre.

   Je réfléchis à ses paroles. Il est vrai qu'il en avait parlé avec El-Yah, contrairement à elle ce souvenir ne m'a pas tant marqué. A ses yeux il est le symbole d'une nouvelle ère où elle peut être elle-même sans se cacher, mais pour moi ce n'étais rien de plus qu'un ramassis de connerie. Les deux Nafifs sont bien trop optimistes, même si au naturel nos deux espèces peuvent s'entendre le passé nous en empêche. Des deux côtés il y aura toujours des tensions, la soif de vengeance, de la rancœur. Le problème et que nous n'avons personne en particulier à blâmer, tout le monde est coupable de tous les crimes de cette guerre qui n'a aucun sens. Penser que les enfants d'Adem et Edma seraient capable de tourner la page juste pour pouvoir vivre dans une paix imaginaire n'est qu'un rêve d'enfant, je refuse de m'y abaisser.

   - Tu te fais trop d'illusions, dis-je sèchement. Les Erevents sont d'un naturel violent et les Nafifs trop rancuniers, ton idéologie n'a aucune chance d'aboutir. Jamais Adem et Edma n'accepteront ça non plus.
- A cette échelle, peut-être, dit-il en frottant son bouc. Mais à la notre, ça fonctionne.
- Notre échelle ?
- Toi et El-Yah. Toi et moi. Aucun de nous trois n'a de raison d'en vouloir à l'autre, nous sommes neutres entre nous. Ca fonctionne.

   J'ouvre la bouche pour le contredire mais rien ne sort. Le regard vert perçant de l'homme me coupe net dans mon élan. Cela me fait du mal de l'avouer, mais il a raison. Je détestais El-Yah pour m'avoir volé mon corps et tenté de me tuer à mon réveil, et rien que d'y repenser la colère monte en moi. Pourtant nous parvenons à cohabiter et même si je suis celle qui a le moins de liberté, elle a également son lot de souffrance. Quand à Oktar, même si son tempérament me perturbe et qu'il a tendance à rapidement m'énerver, je n'ai pas de vraie raison de vouloir sa mort. Il est celui qui m'a permis de me réveiller, de gouter à la liberté, aux rayons de soleil, à la vraie nourriture. Je me mentirai à moi-même si je disais que je ne lui suis pas reconnaissante. Peut-être que dans cet environnement restreint, avec ces deux Nafifs pour seuls compagnons, cela peut réellement fonctionner. Mais sommes-nous prêts à vivre éternellement au milieu des humains, avec uniquement nous trois en guise de compagnie ? Peut-être qu'eux le sont, mais pas moi. J'ai un monde entier à découvrir, celui qui m'a été refusé pendant des années. Je n'ai qu'à gagner leur confiance pour pouvoir enfin voler de mes propres ailes en toute liberté. Plus jamais je ne laisserai qui que ce soit se mettre au travers de mon chemin.

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