Chapitre 34
Le temps ne m'a jamais paru aussi long, et une nuit aussi frustrante. Devoir attendre des heures durant, silencieuse, sans aucune compagnie n'a jamais été mon fort. Je ne suis pas consciente depuis bien longtemps, mais je sais que l'inactivité n'est pas dans mes habitudes. A la première lueur du jour je me suis empressée de réveiller El-Yah à coup de hurlement dans le néant de notre esprit. Je n'ai pas oublié la promesse qu'elle m'a faite avant de s'endormir et je compte bien faire en sorte qu'elle la respecte. Si elle me trahie, plus jamais elle ne pourra espérer obtenir ma sympathie d'une quelconque façon. C'est notre unique chance de nous entendre, et tout dépend d'elle, du moins j'essaie de m'en convaincre. La Nafif m'a donné des règles à respecter pour avoir droit de contrôler mon corps, sinon cela aurait été trop facile. Ne pas tuer ou blesser, ne pas fuir, ne pas nuire à la santé de notre enveloppe charnelle. Ces conditions sont bien faciles à remplir, elles passent au second plan pour moi. Tout ce que je vois, c'est la liberté qui va bientôt m'ouvrir ses portes.
La première chose que fait El-Yah en se levant, c'est expliquer à Oktar son programme du jour. Me laisser une journée complète pour faire ce que je souhaite, me laisser découvrir le monde et toutes ses saveurs. Je m'attend à ce que le Nafif soit réticent, mais il acquiesce avec un grand sourire, comme ravie par cette idée. Nous sommes toutes deux sceptiques face au tempérament de l'homme qui nous héberge, malgré tout ce temps passé avec lui nous avons encore du mal à le cerner. El-Yah ne mange pas, elle se change pour enfiler un tee-shirt qui me laissera le dos nu afin que mes ailes ne déchirent pas le vêtement en poussant. Nous n'avons pas de tenues d'Erevent à disposition, ma morphologie est un problème lorsqu'il s'agit de s'habiller avec du matériel inadapté. Mais je m'en fiche. Je pourrai me retrouver complètement nue aux yeux du monde entier, je n'en ai que faire. Ce n'est pas uniquement l'absence de pudeur des enfants des dieux qui parle, mais mes propres sentiments. Si l'on peut voir mon corps, c'est que j'existe, que je suis là bien vivante dans la réalité des autres et pas uniquement mon esprit. Si je peux me faire juger par d'autres, c'est que mon rêve sera accompli.
Les deux Nafifs se rendent dans la salle d'entraînement, El-Yah s'installe en tailleurs sur les tatamis, sans chaîne pour nous retenir. Je ressens son hésitation, ses réticences, mais elle m'a fait une promesse et va la tenir, je le sens au fond d'elle. Serais-je capable de tenir les miennes ? N'est-ce pas injuste d'avoir des règles à respecter pour utiliser mon propre corps ? La colère et l'impatience commence à monter en moi, je fais tout mon possible pour que cela reste invisible, je ne veux pas gâcher mes chances si près du but. El-Yah ferme les yeux, elle se recentre sur elle-même pour apparaître dans notre esprit, face à moi. Elle est agitée, encore hésitante, ce qui ne fait que me rendre plus méfiante.
- Souviens toi que tu ne dois pas blesser Oktar ou partir loin d'ici, me rappelle-t-elle en tirant ses cheveux en arrière, un tic qu'elle a depuis avant que je me réveille.
- Je sais, répondé-je sèchement pour en finir au plus vite. Et ce soir je dois te rendre le contrôle, oui maman !
- Ne réagis pas comme ça, c'est pour notre sécurité que je t'impose des règles. Mais je compte bien les suivre aussi.
- C'est facile pour toi de respecter ces limites là, elles ne te forcent à rien, ralé-je.
- Tu n'as pas tort, mais je parle d'autres règles. Je pense que l'on devrait se partager équitablement le temps de contrôle et se mettre d'accord sur le reste.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? demandé-je surprise.
- L'on pourrait faire un jour sur deux pour le contrôle. Et quand je parle du reste c'est par exemple ne pas se transformer en public, et si l'on croise des humains tu ne dois pas te montrer, cela pourrait nous attirer des ennuis.
- Je pourrai tout simplement les tuer si jamais-
- Et pas de morts inutiles, me coupe-t-elle. Je ne veux pas qu'on tue des innocents simplement parce qu'on n'a pas sût gérer notre visibilité. C'est compris ?
- Très bien, très bien, dis-je en levant les mains en l'air en signe d'abandon. Tant que je peux me défouler de temps en temps ça me va.
- Nous verrons cela en temps et en heure.
El-Yah s'approche de moi et me tend la main, je l'empoigne sans hésitation pour conclure ce pacte qui nous permettra de cohabiter. Si elle respecte ses paroles, peut-être que je pourrais compenser mes années prisonnière de mon corps sans avoir besoin de la trahir ou d'éliminer qui que ce soit. Je ne sais pas si cette perspective me rassure ou me déçois, je vais avoir besoin de temps pour l'évaluer, m'adapter. La Nafif me lâche la main et se décale d'un pas, comme pour me laisser la voie libre. Elle me fait un signe, m'invitant à avancer dans le néant.
- Vas-y, c'est ton tour maintenant, me dit-elle dans un sourire hésitant. Ne fais pas trop de bêtise.
- Oui oui maman, je ferais attention, râlé-je en levant les yeux au ciel.
Je m'avance sans réellement savoir où je vais. A chacun de mes pas je me sens plus lourde, comme si je subissais pour la première fois le poids de mon corps. Tout devient noir autour de moi, l'obscurité m'englobe comme un voile opaque, pourtant j'ai la sensation d'y voir très clair. Je n'ai pas besoin de ma vue, je ressens tout autour de moi. La caresse du tissus sur ma peau, la fraicheur du sol sur mes jambes, la douleur de mon corps qui se transforme. Mes ailes poussent dans mon dos, ma queue grandit, mes oreilles s'étirent et mes cornes apparaissent. J'entend les canalisations dans les murs, les courants d'airs dans les conduits d'aération, les oiseaux qui chantent à l'extérieur pour annoncer le petit matin. Différentes odeurs me parviennent, celle du petit déjeuner qui m'attend et qui fait grogner mon ventre, celle de la terre et de l'herbe qui provient du dehors, celle froide et amère des murs en ciment de l'habitation dans laquelle je suis. Et enfin, celle de l'homme qui se tient en face de moi, attendant que j'ouvre les yeux pour me rencontrer. Ses battements de cœurs sont plus rapides que les miens, peut-être est-ce l'émotion qui l'influence. A-t-il peur, ou a-t-il hâte ? Je ne suis pas encore capable de faire la différence à l'oreille, et l'odeur de son shampoing masque celle de ses émotions. Sans voir, je ne peux pas savoir ce qu'il pense.
J'ouvre les yeux, la lumière m'éblouit un court instant, je m'adapte vite. Je redécouvre cette pièce que je ne connais qu'au travers des souvenirs d'El-Yah, je peux enfin me faire une véritable idée de l'environnement dans lequel je suis. Je reste immobile, j'observe, j'analyse, je ressens. Je suis vivante, dans mon corps. J'existe enfin.
- Enchanté, Haïlwidis.
La voix de l'homme vivre dans mes oreilles, elles s'agitent en réaction à cette sensation nouvelle. Les vibration rauques des cordes vocales du Nafif semblent être une douce mélodie, comme si j'entendais pour la première fois la voix de ma mère le jour de ma naissance. Mais je refuse de faire cette comparaison, car même si aux yeux d'El-Yah cet homme est une figure paternelle, pour moi il n'en est rien. Je refuse de voir qui que ce soit de cette façon, car nos véritables parents nous ont trahies à la seconde où nous sommes apparues dans ce monde maudit. Ce jour là ma vision de la famille a été souillée à jamais.
Je prend appuis sur le sol pour me redresser, mes articulations paraissent rouillées, se mouvoir dans la réalité en étant soumis à la gravité est bien différent de bouger une image de soi dans son esprit. Je tire mes bras en arrière et m'étire de tout mon long, étendant mes grandes ailes jusqu'à presque atteindre les deux murs sur les côtés. Un gémissement de satisfaction s'échappe de ma gorge, rapidement coupé par un hoquet de douleur. Lorsque j'étais encore dans mon subconscient, mon corps n'avait pas les marques du passé sur lui. Les cicatrices dans mon dos sont douloureuses et contrairement à El-Yah, je n'ai pas eu l'occasion de m'habituer à cette souffrance. Je vais devoir être prudente dans mes mouvements pour minimiser les sensations.
- Alors, comment te sens-tu ? me demande Oktar avec un grand sourire.
- Pas trop mal, ça fait bizarre c'est tout, répondé-je sans le regarder.
- Tu veux te voir ?
- Me voir ?
Je n'ai jamais eu l'occasion d'observer mon visage ou mon corps, je n'en ai qu'une vague idée grâce aux souvenirs d'El-Yah. Le Nafif me fait un signe de la main pour m'inviter à le suivre, et je sais exactement où nous allons. Il m'emmène dans la salle de bain, là où se trouve le seul miroir de l'habitation. Je me retrouve face à mon reflet, je m'observe comme si je découvrais qui j'étais. Je ne contemple pas seulement mon apparence, mais aussi mon âme. Je peux me comparer à El-Yah, voir les différences parfois infimes qui sont plus importantes que la présence ou non des attributs spécifiques des Erevents. Le visage naturel d'El-Yah est neutre, dénué d'émotion tandis que le miens est crispé, les sourcils froncés comme si la colère émanait en permanence de mon être. Son corps chétif donne l'illusion qu'elle se casserait en mille morceau si on l'attrape trop fort alors que le miens, sans pour autant être plus épais ou musclé, dégage une sensation de robustesse. Je suis forte, je le vois en moi et si je peux le remarquer ça doit être le cas de ceux qui me contemplent. Je jette un coup d'oeil à Oktar, ce dernier semble analyser mes réactions. Il observe si je suis digne de confiance, malgré le sourire figé sur son visage, il transpire la méfiance. Cette odeur qui émane de lui, un mélange de peur et de fascination, ne fait qu'empirer mes propres sentiments. Je reste sceptique à son sujet.
- Il paraît que tu es fort, dis-je en mettant une main sur ma hanche. Tu t'es battue au corps à corps contre El-Yah et tu as gagné, je m'en souviens.
- Oui, c'est vrai que tu as tous les souvenirs d'El-Yah comme si c'était les tiens, dit-il en frottant son bouc. Il est vrai que j'ai gagné à l'époque, mais elle était encore faible et mal nourrie. Je ne sais pas ce que cela donnerait maintenant.
- Et moi, tu penses être capable de me vaincre ? sourié-je à pleine dent, dévoilant mes canines avec un air de défie.
Le Nafif est d'abord surpris par ma question, avant de sourire à son tour. Une aura guerrière émane de lui, tous ses vieux instincts se réveillent. Il n'étais pas ainsi le jour où il a combattu El-Yah, les circonstances n'étaient pas les mêmes. A l'époque, il l'a écrasé sans violence dans le simple but de lui faire comprendre qu'elle avait besoin de se nourrir correctement, mais aujourd'hui ce n'est plus la même histoire. Ce n'est pas la jeune Nafif maigre et perdue qui se tient devant lui, c'est moi. L'Erevent sanguinaire et méfiante, qui le défie avec toutes la rage de combattre d'une guerrière ordinaire. J'ai ça dans le sang, je suis née dans le seul but de tuer, me protéger et vaincre mes ennemis. A la moindre occasion qui me sera donnée, je ferai vibrer l'air de mes poings pour montrer au monde entier l'étendue de ma force.
- Est-tu réellement assez confiante pour te battre contre moi ? me demande-t-il sur le même ton que moi, pour entrer dans mon jeu. Tu viens à peine de prendre le contrôle de ton corps, tu devrais attendre de t'y habituer avant de te lancer dans un combat.
- N'est-ce pas le meilleure moyen pour y arriver ? Apprendre sur le terrain est la méthode la plus efficace pour s'améliorer.
Le Nafif semble avoir encore une seconde d'hésitation, évalue-t-il mes véritables attentions ? Craint-il pour sa survie ? Il fait bien, je ne ménage pas mes adversaires je pourrai le blesser par mégarde, mais le tuer n'est pas mon but. Je veux prouver que je suis plus forte qu'El-Yah, qu'elle a besoin de moi et que pour que je lui apporte mon aide elle va devoir faire quelques concessions et accepter mes conditions. Je dois battre Oktar, et ainsi gagner ma liberté à la force de mes griffes.
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