Chapitre 31
- Tu ne sens rien ?
La voix d'Oktar me semble bien lointaine, et pas seulement parce qu'il est dans un coin de la pièce à plusieurs mètres de moi. C'est comme si je ne l'entendais pas tout en ayant conscience qu'il me parle, ma concentration semble m'enfermer dans une bulle sans pour autant me couper du monde. Les yeux fermés, je tente de visualiser toutes les émotions que j'ai pu ressentir chaque fois où j'ai effectué une métamorphose en Erevent. Colère, peur, ce sont celles qui dominaient tout le reste mais les éprouver sans raison est plus compliqué que je ne m'y attendais. Je pense à Hervé, à Morwën, à Valak. Je suis énervée lorsque je les visualise dans mon esprit, mais ce n'est pas la même fureur meurtrière qui me pousse à laisser ma place à cette bête sanguinaire qu'est ma deuxième personnalité. Je soupir profondément en rouvrant les yeux.
- Non, rien du tout.
- Peut-être que l'on s'y prend mal, dit le Nafif en frottant son bouc, approchant de moi pour me défaire de mes chaînes.
- Ou alors c'est impossible, râlé-je en me relevant une fois libérée. Si ça se trouve le seul moyen que j'ai de me transformer est de toucher un Erevent.
- Si c'est le cas cela ne va pas nous faciliter la tâche... Mais on trouvera une solution, ne t'en fais pas.
J'aimerai avoir la même confiance que l'homme assuré qui se trouve en face de moi, un sourire plaqué sur le visage. Au départ je n'y parvenais pas à cause de la peur de le blesser, mais le procédé qu'on a mis en place pour m'immobiliser avec des chaînes épaisses me rassure. Désormais mes craintes sont d'un tout autre genre, ce n'est plus dû à la peur de faire du mal aux autres, mais celle de l'échec. Depuis maintenant une semaine nous essayons chaque matin de provoquer ma transformation avec plusieurs techniques, sans trouver le bon. La visualisation de mon apparence d'Erevent, les souvenirs de mes transformations, et même la mise en danger de mon intégrité physique. Rien ne fait réagir mon corps comme il a pu le faire par le passé peu importe à quel point je fais remonter des traumatismes à la surface. J'ai peur de devenir folle avant d'avoir des résultats concluants.
- On va arrêter là pour aujourd'hui, d'accord ? me dit Oktar. Va manger un morceau avant de réviser tes mouvements.
- D'accord.
Revigorée par la suite de mon programme, je pars dans la cuisine et commence à préparer un petit encas léger pour que j'ai encore de la place afin de manger à midi. Je l'avale rapidement, sans difficultés ou nausée, je ne prête même plus attention à ce que j'ingère. Je parviens désormais à me nourrir convenablement, toujours des petites quantités mais malgré tout supérieures à celles d'avant. Je retourne dans la salle d'entrainement et déplace un sac de frappe au milieu de la pièce pour l'utiliser comme cible. Je tire mes longs cheveux en arrière et les attaches à la va-vite afin de les empêcher de me gêner puis m'échauffe en faisant quelques tours de la pièce en courant, en préparant mes muscles puis en étirant mes articulations. Une fois préparée physiquement je commence.
Je répète d'abord les mouvements dans le vide, lentement, précisément, afin de les comprendre et les exécuter à la perfection. Je les refait plusieurs fois en accélérant à chaque répétition jusqu'à ne plus avoir besoin de réfléchir pour bouger. Je me tourne ensuite vers le sac de frappe. Je fais mon premier mouvement en le prenant pour cible et lui assène un coup de pied qui le fait chavirer. Je recommence, encore, et encore, essayant de mettre plus de puissance à chaque coup, puis passe aux mouvements suivants. Cet exercice me prend une heure au cours de laquelle je me fais de nombreux bleus à force de frapper avec les mêmes membres. Je renforce ma peau et mes muscles et comprend de mieux en mieux comment réagit mon corps, les sensations que cela me procure de donner un coup avec mon pied, mon tibia, mon coude ou mon poing, comment mon centre d'équilibre change selon la manière dont je me tiens, comment faire pour gagner en vitesse et en force. Je m'améliore de jour en jour, ma technique devient plus aboutie. Oktar m'a uniquement montré des mouvements utiles en combat à reproduire, pour ce qui est de comment les rendre efficaces il m'a conseillé de faire confiance à mon instinct. Et je dois dire qu'il avait raison. Mon corps me guide afin d'avoir les meilleurs résultats possibles, et je ne peux attendre le moment où je mettrai tout cela en pratique.
L'heure du repas arrive, Oktar et moi nous rejoignons à table, nous faisons chacun part à l'autre de nos avancées. Le Nafif s'attèle à me construire une chambre pendant que je m'entraîne seule, il m'explique qu'il aura bientôt fini la première étape sans m'en donner les détails, je ne les aurais pas compris de toute manière. L'homme passe ses journées complètes à faire en sorte que je puisse avoir le plus rapidement possible une pièce privée, une chambre, et quand il n'est pas occupé par ça il m'aide dans mon entraînement et mon apprentissage. Je ne saurai décrire la place qu'il prend dans mon cœur à mesure que le temps passe, mais ce qui est sûr c'est qu'il n'en sortira jamais.
Pour le reste de la journée je suis obligée de sortir dehors, m'exercer aux arts Léporiques en intérieur est trop risqué surtout avec mes capacité d'élémentariste. La brise de printemps fait voler mes cheveux détachés et humides à cause de la sueur, je les rincerai rapidement dans le ruisseau en rentrant comme à mon habitude. Je dois marcher plusieurs dizaines de minutes sur des sentiers pentus et encombrés par des rochers et des joncs pour atteindre un coin tranquille afin de m'exercer tranquillement. La petite colline me donne une vue dégagée sur la maison d'Oktar visible au loin mais me maintien à l'écart des habitations humaines et des chemins touristiques. Je dois tout de même restée prudente et à l'affut du moindre intrus, ce n'est pas impossible que des gens décident de se balader sans suivre les panneaux d'indication.
Par ce temps doux je décide de m'exercer avec l'élément que je connais le mieux, celui qui m'est le plus familier, le feux. Il est autant utile en attaque qu'en défense mais est extrêmement destructeur, je souhaite donc apprendre à le maîtriser le plus tôt possible afin de pouvoir m'en servir sans crainte. Je me maintiens debout sur le plateau de roche, les jambes en alignement avec mes épaules, le dos droit, les yeux clos. Je prend de grandes inspirations afin de faire le vide dans mon esprit, d'atteindre une concentration optimale. Du bout des lèvres, j'invoque mon élément de prédilection en l'appelant de son nom.
- Nàr.
Une aura de chaleur apparaît autour de moi, je la sens effleurer ma peau, ou plutôt s'en extraire. Les livres d'Oktar m'ont appris beaucoup de choses, je peux désormais donner des explications à mes sensations. Mon Leporementium ne réagit pas de la même manière selon l'élément que j'invoque, pour le feu en l'occurrence celui que j'ai absorbé dans mon corps s'en échappe par les pores de ma peau et prend la forme de flammes que je suis censée pouvoir maîtriser. J'ouvre lentement les yeux et les observent danser autour de moi et prendre de plus en plus d'ampleur. Si je les laisse faire elles ne feront que grandir encore et encore, je n'en connais pas la limite mais je ne peux prendre le risque qu'elles soient aperçues par des humains, je les maintiens donc à une hauteur raisonnable.
Je tend mon bras en face de moi et me concentre dessus. Je fais passer mon flot d'énergie dans tout mon corps pour qu'il n'aille que dans mon membre, ainsi mes flammes ne sont plus qu'un gant rougeoyant autour de ma main, laissant le reste dénudé. Je maintiens cette taille et les fait passer d'une main à l'autre, telle une balle, un flambeau. Je les laisse ensuite s'étaler pour recouvrir tout mon bras puis prendre plus d'ampleur pour à nouveau m'entourer complètement, comme un cocon chaleureux. Je finis par les faire complètement disparaître, puis apparaître à nouveau mais uniquement dans mes mains. Je manie cette magie avec une facilité qui me déconcerte moi-même, comme si j'avais fait cela toute ma vie, peu importe ce que je souhaite faire de mon brasier inné il obéit comme une partie de moi, un membre en plus que j'ai toujours utilisé. Cependant, je reste sceptique sur une chose. Mes flammes sont utiles en attaque mais aussi en défense, seulement je ne peux que me défendre moi-même avec étant donné que je suis la seule à ne pas être brûlée lorsque je les utilise. Mais si je veux pouvoir protéger ceux qui me sont chers, je dois être capable de leur porter secours avec mon élément le plus puissant.
Je m'approche d'un buisson et en arrache une feuille que je viens poser à plat dans ma main. Je prend une grande inspiration, une goutte de sueur vient perler sur ma tempe. Jusqu'à maintenant, peu importe ce que je voulais faire avec mes pouvoirs j'y arrivais du premier coup, sans difficulté, à tel point que c'en est louche. Mais je n'ai jamais essayer de faire quoi que ce soit qui me demandais une grande concentration ou qui aille à l'encontre de la nature de mon élément. Gérer l'ampleur de mes flammes, l'endroit où elles apparaissent, les déplacer sur mon corps, c'est comme devoir bouger un membre, rien de plus instinctif que cela. Par contre, contrôler l'étanchéité de ce membre, c'est une autre histoire. Un feu qui ne brûle pas, est-ce réellement possible ou suis-je trop ambitieuse ?
Je fixe à nouveau la feuille dans ma main. Mes flammes apparaissent sur le bout de mes doigts, comme des bougies, et serpentent jusqu'à ma paume. Je répète en boucle la même phrase dans ma tête. Ne brûle pas, ne brûle pas, ne brûle pas. Le vert de la feuille roussis au contact du feu, et finis par disparaître dans un tas de cendre lorsqu'il recouvre complètement ma main. Je soupire, déçue sans être surprise. C'étais bien trop vaniteux de ma part que d'aller à l'encontre des lois de la nature. Le feu est fait pour brûler, il est destructeur. Je ne peux espérer changer cela. Je reprend le chemin emprunté à l'aller à contre sens et m'arrête à un ruisseau pour me rincer les cheveux salis par ma transpiration. Trop fatiguée pour utiliser mes pouvoirs d'élémentariste, je me penche au dessus de l'eau et frotte manuellement ma crinière jusqu'à ce que le liquide l'alourdisse. Je reprend mon chemin et rentre chez Oktar, ce dernier m'attendais assis à table, une salade de fruit devant lui.
- J'ai préparé ça pour le goûter, me dit-il avec un grand sourire. Comment s'est passé ton entraînement ?
- Bien, dis-je amusée par son ère fier de sa petite attention. Et toi, tu as avancé dans tes travaux ?
- Un peu, dit-il en haussant les épaules. Mais j'ai surtout fait des recherches pour trouver un moyen de te transformer.
- Encore ? m'étonné-je en commençant à manger. Tu devrais laisser tomber, on n'arrivera à rien sans un autre Erevent.
- Je n'abandonnerai pas tant que je ne serais pas à court d'idée ou qu'on n'aura pas réussi. Et je suis plutôt confiant cette fois-ci.
- Autant essayé tout de suite pour en finir, soupiré-je en me relevant.
- Tu es sûre ? m'arrête Oktar. Repose-toi d'abord, on fera ça demain matin.
- Non, je préfère le faire maintenant plutôt que recommencer à avoir de l'espoir.
Je vais dans la salle d'entraînement, suivie du Nafif bien plus optimiste que moi comme à son habitude. Peu importe ce qu'il me réserve, je suis convaincue que cela ne fonctionnera pas. Tout comme le feu brûlera tout ce qu'il touche, mon côté Erevent n'apparaîtra pas sans le contact d'un autre, c'est un fait contre lequel je ne peux pas lutter. Oktar m'attache les poignets pour m'empêcher de me déchainer si jamais ma transformation fonctionne, chaque fois que je vois ces bracelets de métal se refermer sur ma peau des souvenirs ressurgissent et me tordent l'estomac. Je crains de retourner chez Valak, à l'époque où ma vie n'étais plus la mienne. Mais comme toujours, le sourire compatissant du Nafif vient apaiser mes idées noires.
- Alors, qu'est-ce que je dois faire ? demandé-je une fois préparée.
- De la méditation ! s'exclame Oktar avec un grand sourire.
- Sérieusement ? Et en quoi cela va m'aider à me transformer ?
- J'ai lu que lorsque tu médite tu peux voir ton toi intérieur, entrer dans ton espace vital comme si le monde autour n'existe plus. Si tu as bien deux personnalités, peut-être que tu la verras.
- J'espère que tu as raison...
Le Nafif m'explique comment m'installer et que faire pour entrer dans cette phase de transe où tout disparaît sauf mon être intérieur. Je m'installe en tailleurs sur les tatamis, le dos droit, les mains posées sur mes genoux. A chaque inspiration je dois minimiser un peu plus mes sensation externes et me concentrer sur celles qui sont internes, mes émotions, mon flux de Leporementium, jusqu'à ce que je ne ressente plus rien d'autre. Au bout d'une bonne dizaine d'inspiration, je me sens flottée, comme si mon corps étaient complètement immergé. Ma peau devient insensible, plus rien ne m'atteint mais en compensation l'énergie qui circule en moi est semblable à un torrent. Je la sens jusque dans le bout de mes doigts, je peux dire dans quel sens elle circule, où elle va, où elle croise d'autre flux et où elle prend sa source. Mon coeur semble en être l'origine, il la pompe de la même manière que le sang avec une telle force que chaque battement est semblable à un coup de marteau en plein dans la poitrine qui résonne en moi. Chaque vague est si distincte que bientôt, je peux les voir.
Mes yeux sont toujours fermés, je le sais car tout ce qui m'entourne n'est que l'obscurité. Et pourtant je vois clairement mon corps, nu, brillant à cause des canaux de Leporementium qui circulent en moi et que je peux voir au travers de ma peau. Leur teinte dorée m'éblouirai presque, elle semble devenir de plus en plus brillante à mesure que le temps passe. Je me détourne de cette vision et me concentre sur le monde qui m'entoure. Si ce que m'a expliqué Oktar est vrai, je suis actuellement dans mon moi intérieur. Je ne l'imaginais pas comme ça, pas aussi sombre et lumineux à la fois. Il n'y a aucune couleur, aucun bruit, aucune forme et pourtant, je distingue tout sans qu'il n'y ai rien à observer. J'avance sans bouger, mon corps est toujours assis dans la salle d'entraînement, mais mon esprit se balade à l'intérieur. Je marche sans le ressentir, à la fois perdue et familière à cet endroit. Il n'y a aucune distraction, mais j'ai comme la sensation que le temps passe aussi vite que si je m'amusais ou que je faisais une activité quelconque. Puis quelque chose attire mon attention.
Dans ce néant il est difficile de ne pas la voir, elle se démarque de l'absence de toute chose par sa simple existence. Une forme rouge et noire que j'aperçois à la fois à l'horizon et à la fois tout près de moi. Je ne tarde pas à la rejoindre pour l'observer, l'analyser, la comprendre. Je savais déjà qui elle était à l'instant où je l'ai remarquée. Ce corps noir, ces cheveux rouges, ces cornes grises et ondulées, ces ailes qui l'entourent comme un cocon protecteur, cette queue agrippée à sa jambe. Cette Erevent endormie à mes côtés n'est autre que moi, sans le savoir, sans que moi-même j'en ai conscience. La voir de l'extérieur me détache d'elle, comme une autre personne à part entière. Je voudrais la toucher mais j'ai trop peur de la réveiller. Son visage est paisible, neutre, mais qui sait ce qu'il se cache derrière ce masque. J'ai pris l'habitude de voir ses mains pleine de sang, arracher la vie d'innocents, je ne veux pas prendre le risque de recommencer. J'ignore que faire d'elle, si je dois la laisser ici assoupie pour l'éternité, la ramener avec moi ou l'éliminer. Mon but avant tout est de contrôler cette partie de moi, et pour cela je dois prendre une décision et ne pas rester passive. En la laissant ici je reviendrait à la case départ, en la réveillant qui sait ce qu'il se passera et en la tuant... J'anéantirai pour de bon cette personnalité destructrice qui me hante.
Ma décision est prise, je dois agir avant d'hésiter. Je n'ai pas d'arme, pas accès aux éléments de la nature, je n'ai que mes mains et ma volonté. Doucement, je viens entourer cette gorge bien familière, plaquer mes pouces sur sa jugulaire, serrer de toute mes forces. Sa respiration jusqu'à maintenant paisible et régulière se bloque, mais son corps reste immobile. Je n'y vois aucune réaction, ni soubresaut ni débattement. J'observe ce visage endormi, semblable à celui d'un cadavre. Cette bouche entrouverte à la recherche d'air pour respirer dévoilant des canines blanches qui ont déjà trop souvent été teintées de rouge. Je ne veux plus jamais me revoir comme cela, je veux chasser cette vision de mon esprit. Ma poigne se resserre, mes bras se crispent et mon dos se tend. J'ignore si c'est long à cause des regrets ou de la vitalité des Erevents, mais ce n'est qu'au bout de ce qu'il me semble être une éternité que je sens enfin son pouls diminuer. Il ralentit considérablement contre la paume de mes mains, je fixe mes phalanges blanchies par ma tétanie. Mon regard concentré sur autre chose, je n'ai pas remarqué cette paire d'yeux qui me fixe. Ces iris rouges qui semblent briller dans l'obscurité de mon esprit, leur pupille contractées telles celles d'un chat. Les sentiments que j'y vois se reflètent en moi. Sa peur est perceptible et me contamine, mais bientôt sa rage prend le dessus. L'Erevent est réveillée.
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