Chapitre 3
Je grimace. Mon corps est aussi lourd qu'une baleine, chacun de mes muscles me fait souffrir sans parler de mon dos. C'est comme si chaque centimètre carré de ma peau m'avait été arraché puis ma chair à vif, brûlée et frappée. J'ouvre les yeux, mais c'est l'obscurité qui m'accueille, la source de lumière étant une fine ligne sous la porte de ce qui semble être une chambre. Je suis donc dans un lit, mon corps est recouvert de bandages et une odeur de citronnelle vient m'indiquer que l'on m'a lavé. Mes longs cheveux sont propres, coiffées et semblent moins abîmés qu'avant lorsque je les sens frôler ma peau. J'inspire profondément, profitant d'un calme serein et apaisant, de ma propreté ainsi que d'avoir enfin pu me reposer, bien que je me sente encore fatiguée.
Je me redresses sur le matelas, lentement, douloureusement. Je fronce les sourcils, mon corps n'est qu'une géante courbature qui me rappelle à chaque seconde que j'ignore encore pourquoi je suis dans un tel état. Et je n'ai toujours pas envie de me rappeler. Pas tout de suite, je ne m'en sens pas prête. De toute manière, qui pourrai répondre à cette question ? Personne n'était avec moi pendant tout ce temps, personne ne sait, je l'ai bien compris quand je voyais le regard surpris d'Hiro se poser sur moi. Je soupire, las de tous ces mystères qui m'entourent depuis trop longtemps maintenant, et j'ai l'intime conviction qu'ils resteront encore un moment.
Je sors de la chambre. Je ne sais pas vraiment où aller, mais la solitude, bien que réconfortante, ne me fait que me morfondre sur moi-même. J'ai besoin de parler à des gens, voir des visages, sociabiliser. Mais je me stoppe en plein milieu d'un couloir. En suis-je capable ? Ma gorge est toujours nouée, sans que je ne sache vraiment pourquoi. Je sais que je serrai encore incapable de prononcer le moindre mot, alors comment puis-je espérer avoir un contact avec des personnes ? Je fais demi-tour, en traînant des pieds, la tête basse. Je fixe le sol qui défile tendit que j'avance lentement. Je percute soudainement quelqu'un, ce qui me fait redresser la tête.
- Tu pourrai faire attention ! râle un jeune adolescent. Une minute... On se connaîtrai pas ?
Je ne répond pas, toujours incapable de prononcer le moindre mot. Je le regarde, mes paupières lourdes menacent de tomber sur mes yeux à tout moment. Pourtant mon cerveau fouille dans ma mémoire pour tenter de me rappeler. Ses cheveux noirs attachés en une petite queue de cheval serrée, ses iris tout aussi sombres, ses pommettes saillantes, son teint aussi pâle que le mien. Bien qu'il ai grandit, il fait d'ailleurs une bonne tête de plus que moi, je reconnais le garçon qui est censé être dans le même groupe d'entraînement que moi. Un jeune guerrier très doué pour son âge qui ne m'a jamais accepté. Il me regardait de loin, avec sévérité. Une de nos camarades me rassurait en me disant qu'il était jaloux parce que je lui faisais de l'ombre, pourtant je n'avais clairement pas son niveau.
- El-Yah ? Alors t'es pas morte ?
Sa voix semble presque déçue, mais ça ne me blesse pas. Ça ne me fait rien. Je ne me rend compte que maintenant qu'aucun sentiment n'afflue en moi depuis bien longtemps, hormis certains piques de colère. Je me sens morte, comme un simple corps qui avance sans rien ressentir. Je détourne le regard et continue mon chemin, en regardant devant moi cette fois pour ne pas réitérer mon erreur. Une main vient attraper mon poignet. Elle est grande, chaude, les longs doigts de Disio n'ont aucun mal à faire le tour complet de mon articulation. Ce n'est qu'alors que je me rend compte de ma maigreur.
- Pourquoi tu parles pas ? me demande-t-il d'un ton de reproche. On dirait un zombie, j'te jure. Et puis toujours avec ton air de chien battu, t'as pas bientôt fini de faire ta victime ?
Sa voix est dure, sèche. Il ne m'aime pas, mais mon visage reste de marbre. Qu'il pense ce qu'il veut, qu'il dise ce qu'il veut, je m'en fiche. Je tire un peu mais son emprise m'empêche d'avancer, sa force est largement supérieure à la mienne surtout quand je suis dans un tel état de fatigue mêlé à un manque d'apport nutritif. Mon estomac est vide mais ne gargouille pas, comme s'il avait l'habitude. Mes lèvres s'étirent dans une grimace, ce qui le fait plisser des yeux. Sa deuxième main se dirige vers moi, menaçante. Mon corps ne tremble pas malgré mon appréhension. Il soulève un des nombreux bandages qui recouvrent mon corps et je peux voir la surprise illuminer ses iris noires un court instant.
- Sérieusement, t'étais où ?
Sa voix est devenu plus douce, ce qui me laisse perplexe. J'ignore ce qu'il viens de voir sur ma peau, je n'ai toujours pas eu le loisir d'observer l'étendu des dégâts qu'à subi mon corps ces huit dernières années, mais voir le visage inquiet du Nafif le plus sombre que je connaisse me laisse pantoise. La pression qu'il exerce sur mon poignet encore sensible à cause de mes bleus se fait moins forte. Tout en lui dégage alors de l'affection. Pour moi ? Non, pas moi en particulier du moins. Simplement pour une congénère, quelqu'un de la même espèce. Et malgré ce fait, malgré qu'il s'inquiète presque par obligation, il est rassurant de se sentir ainsi choyé, à sa place. Enfin.
- El-Yah ? appelle une voix derrière moi. Disio, qu'est-ce que tu fais là ?
Le concerné me lâche subitement et reprend sa route sans répondre. Je regarde son dos disparaître de mon champs de vision, une main vient se poser sur mon épaule et je me retourne pour croiser le regard noisette d'Hiro.
- Tout va bien ? me demande gentiment mon tuteur. Qu'est-ce qu'il te voulait ?
Je baisse la tête, incapable de répondre. Il pousse un soupir empli de tristesse et vient caresser affectueusement mon crâne.
- Mutisme post-traumatique, Outace avait raison... On dirait que je vais devoir me contenter de l'histoire d'Onissa.
J'observe son visage sans comprendre ce qu'il dit ou de qui il parle. Il me fait signe de le suivre et je m'exécute, nous passons devant la pièce que j'ai quitté après mon réveil et entrons dans une autre un peu plus loin. Nous y retrouvons Outace qui vient prendre mon visage entre ses mains pour m'inspecter. Je le laisse faire, ses doigts chauds sur mes joues froides ne sont pas désagréables. Quand il s'écarte un peu, je remarque la jeune Erevent qu'il y avait avec nous la veille. Ses yeux rouges me fuient et je ne peux m'empêcher de me crisper. Toutes les fois où j'ai croisé la route d'un Erevent, ça s'est mal terminé.
- Elle est muette mais elle ressent les choses, observe l'ange en me faisant me tourner vers lui.
- Tu as raison, ses pupilles sont contractées... renchérit Hiro dans un mince sourire.
Je les regarde tour à tour en fronçant légèrement les sourcils, sans comprendre de quoi ils parlent. Hiro a un petit rire et me fait une réflexion sur le fait que je ressemble encore à une enfant. Il tend ensuite sa main vers la jeune fille qui est restée dans le fond de la pièce, entre deux meubles. Ses oreilles sont basses et ses ailes plaquées contre ses flancs, la voir plus effrayée que moi me rassure un peu, égoïstement.
- Onissa, approche s'il-te-plaît. Je t'ai promis qu'on ne te ferai rien.
La dénommée Onissa s'exécute, hésitante. Je peux presque sentir sa peur suinter de sa peau, ce qui me fait froncer du nez. Ses cornes, semblables à celles d'un bélier, séparent sa chevelure rouge et ondulée en plusieurs mèches distinctes. Une cicatrice vient barrer son avant bras noir, et elle semble frissonner quand elle remarque que je l'observe de haut en bas. Nos regards se croisent, et c'est à ce moment là que je pense comprendre de quoi parlaient Hiro et Outace à propos de mes pupilles. Celles d'Onissa ressemblent à celles d'un chat, elles ont une forme d'amande qui grossit ou rétrécit selon si elle me regarde ou pas. Je tend le bras vers elle et pose ma main sur son épaule, grossière erreur.
Ma peau me picote immédiatement et ma main devient noir. Hiro a alors l'excellent réflexe de la prendre dans la sienne, ce qui stoppe puis inverse le processus. La sensation étrange s'estompe et j'observe mes doigts tandis qu'ils s'éclaircissent. J'inspire et expire, ma respiration s'est affolée en même temps que mon cœur sans que je m'en rende compte. Onissa quant à elle s'est empressée de s'éloigner, ses pupilles sont presque invisibles au milieu de ses iris couleurs sang. Son visage est crispé par la peur et les questions assaillent mon esprit sans que je ne puisse les poser.
- Ta théorie était la bonne Outace, observe Hiro à voix basse en attrapant doucement mon bras pour l'inspecter. Sa transformation se fait par le toucher.
- On dirait bien, heureusement que tu as de bons réflexes, je n'avais aucune envie de la revoir en Erevent. Sans vouloir te vexer Onissa.
- C'est bon, moi non plus je n'avais pas très envie... soupire-t-elle en se rapprochant prudemment tout en gardant une distance de sécurité avec moi.
- Il va falloir faire attention à ce que vous ne vous touchiez pas, sinon nous serons dans de beaux draps, explique Hiro en se pinçant l'arrête du nez. Cette situation est vraiment problématique...
- Nous devrions peut-être prévenir toute la Base, propose l'Aelez.
- C'est une très mauvaise idée, ils ne feraient que paniquer et certains essaieraient de la tuer. Il faut qu'on réfléchisse à un moyen pour qu'elle ne se transforme plus jamais.
Je frissonne malgré moi. De peur ? C'est probable. Le mot "jamais" m'effraie. Plus jamais me transformer. Plus jamais ressembler à une Erevent je suppose. Sait-il au moins pourquoi cela m'arrive ? Sait-il que je suis la fille d'une enfant d'Edma ? Je l'ignore, et je ne peux pas lui demander. Je me dandine sur moi-même et me triture les doigts, frustrée par la situation. Mon comportement semble attirer les regards puisque Hiro se tourne vers moi.
- Ca ne va pas El-Yah ?
Je me mord les lèvres, violemment. Le gout métallique du sang me fait froncer du nez. Je connais ce goût. Il n'a pas toujours exactement le même parfum, parfois il est plus sucré. Mais j'en ai déjà bu. En grande quantité. De différentes personnes. Beaucoup trop. Je me prend la tête entre mes mains tandis qu'une crise de panique vient affoler mon cœur. Onissa fait un pas dans ma direction avant de se raviser. Elle s'accroupi pour se mettre à ma auteur, je me suis effondrée au sol, mes jambes ne pouvant plus me porter.
- Tu ne te souviens plus ? me demande-t-elle d'une voix douce.
Je lève la tête vers elle, les yeux écarquillés. Elle sait. Elle m'a vu. Elle était là. Pendant ces huit années elle était avec moi, elle peut me raconter. Elle peut me dire ce que j'ai vécu, ce que j'ai fait, les atrocités que j'ai commises en plus de m'expliquer d'où viennent ces blessures qui me font tant souffrir. Je bégaie, la phrase me brûle les lèvres sans qu'elle ne sorte de ma bouche. "Dis-moi".
- Tu penses qu'elle a oublié ? lui demande Outace.
- Oui, sinon elle aurait un tout autre comportement. Quand on se souvient d'avoir vécu de telles épreuves, on ne peut pas regarder les gens dans les yeux comme elle le fait.
Mon visage se crispe d'appréhension. Finalement, je ne suis plus très sûre de vouloir entendre mon histoire, je n'arrive déjà pas à parler alors si en plus je ne peut plus regarder les gens en face. Quelles seront l'étendu des révélations qu'elle compte me faire ? En huit ans, il a pu se passer bien des choses. Je sais déjà avec mes blessures qu'on m'a fait du mal, mais je pense en avoir fait moi aussi. Je pense même avoir tué, et pas qu'un peu. Je pense aussi que j'ai aimé ça, et cette simple idée me donne la nausée. Vais-je réussir à encaisser le coup ? Vais-je accepter le fait que je sois devenue un monstre ?
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