Chapitre 23

   Mon corps semble lourd comme la pierre, mes articulations rouillées refusent de bouger pour le moment et mes paupières restent collées entre elles. Ma respiration est douloureuse, mes côtes me font terriblement souffrir à chaque mouvement de mes poumons, mais toute cette douleur me donne une information bien rassurante. Je suis vivante. Je pensais voir une énième fois ma mort arriver en me sentant écrasée dans cette boîte de métal jusqu'à ma perte de connaissance, mais je suis désormais à l'air libre. Des mains chaudes me maintiennent contre un torse musclé, des battements de cœur rapides me parviennent, ce ne sont pas les miens. Mon pouls est lent, il vibre dans mes tempes comme une symphonie. Un autre son me parvient, une voix bien familière désormais. Oktar qui m'appelle.

   - El-Yah ! s'écrie-t-il la voix rauque. Allez gamine, ouvre les yeux bon sang ! El-Yah !

   J'entre ouvre difficilement un œil, la lumière me fait siller mais je parviens à lutter contre l'envie de me rendormir. J'observe le visage du Nafif, il passe de l'inquiétude à un soulagement intense, ses épaules s'affaissent et il pousse un profond soupir qui fait se mouvoir quelques une de mes longues mèches blondes. Alors qu'il était accroupi tout en me portant, il relâche ses jambes et s'assied soudainement contre le sol. Le mouvement brusque a le mérite de me réveiller complètement, je me redresse d'un coup et me retrouve en face de son épaule, entre ses jambes en tailleurs. Une couleur vive attire mon regard, qui fait contraste avec la peau pâle de l'homme, qui coule le long de son bras. Du sang.

   - Tu saignes ! m'écrié-je en plaquant ma main sur la paie pour stopper l'hémorragie.
- Doucement gamine, t'en fais pas pour moi, grommelle-t-il sous la douleur de mon geste. J'ai connu des situations bien pire, ce n'est qu'une petite entaille.
- Mais ca va laisser une cicatrice...
- Une de plus, une de moins, dit-il en haussant les épaules. Toi comme moi, on est plus à ça près. Et ca me laissera un souvenir.

   Sur cette dernière phrase il se met à rire doucement. Sa façon de prendre la vie comme elle vient, de ne se soucier de rien et n'être presque jamais sérieux me fascine et me trouble en même temps. J'aimerai être comme lui, mais je ne parviens pas à être aussi insouciante quand à la vue du sang d'un camarade j'ai envie d'en boire goulument. Je frissonne en me rendant compte de cela et retire mes mains de la blessures pour les observer. Trempées, rouges vives, l'odeur métalliques et fruitée empli mes narines mais je m'efforce de l'ignorer. Si je me mettais à lécher avidement mes doigts je pense que Oktar changerait immédiatement de comportement. 

   - Comment tu t'es fait ça ? demandé-je.
- Sans vouloir te faire culpabiliser, c'est toi qui m'a fait ça, me dit-il en se penchant en arrière pour s'appuyer de ses bras sur le sol.
- Moi ?!
- Je suis certain que ce n'étais pas volontaire, ne t'en fais pas.
- Explique moi, l'imploré-je.
- J'y viens, j'y viens, me calme-t-il. Quand tu étais dans la boîte, ton cœur s'est arrêté quelques secondes, donc j'ai voulu t'en sortir, mais avant que je le fasse tu as fait ça.

   Sur ces paroles il pointe du doigts quelque chose derrière moi. Je tourne la tête, hésitante, et ce que je vois me coupe le souffle. Un mélange de sentiment contradictoire fait rage en moi, de la fascination, de la peur et même de la fierté. La boîte en métal est ouverte, mais pas de la façon dont elle aurait dû. Elle est éventrée de toute part par de la roches ayant pris une forme pointue, un endroit est complètement explosé m'indiquant que c'est probablement par là que je suis sortie. Un des piques est rougit par le sang du Nafif, mais comme il me l'a dit ce n'est pas très profond. Je soupire de soulagement mais Oktar ne me laisse aucun répits.

   - Tu comprend ce que cela veut dire ? sourit-il.

   Je reste figée quelques instants, de nombreuses questions sillonnant mon esprit. Je n'ose pas le dire à voix haute, je sais ce que cette vérité représente, sans vraiment en avoir conscience. Oktar m'a raconté les histoires des élémentistes, m'a parlé de ceux qui se sont fait connaître, des plus puissants. Et je me souviens très bien qu'il avait insisté sur un point très important. Un point qui fait tomber une incroyable pression sur mes épaules.

   - El-Yah, tu es la première élémentistes à avoir trois éléments depuis l'époque des elfes, s'exclame-t-il avec enthousiasme. C'est incroyable !
- C'est incroyablement flippant !
- Pourquoi ça ?
- Pourquoi ? Il n'y a aucune raison pour que j'ai trois éléments ! Déjà, pourquoi celui du feu ? Ma mère n'est pas élémentiste, je te le garantis, alors d'où ça vient ? Pourquoi trois alors qu'un seul c'est largement suffisant et que personne n'avait eu ça avant moi ? Pourquoi du début de ma vie jusqu'à la fin je vais être un putain de phénomène à étudier ?

   Je reprend difficilement mon souffle et déglutit. Malgré toutes mes questions je n'arrive pas à les formuler au complet, certaines sont trop étranges pour mettre des mots dessus. Ce sont des ressentis, des impressions que rien n'est logique, que je ne devrais pas être comme je suis. Sans parler de ma nature de sang mêlée, je ne devrais pas avoir un aussi grand pouvoir juste comme ça. Cela n'a aucun sens.

   - Respire El-Yah, calme toi, me dit doucement Oktar en posant une main sur mon épaule. On n'a pas besoin de trouver des raisons à tout dans la vie, c'est en pensant comme ça que tu te réveilles un matin en ayant l'impression de n'avoir rien accompli. Tu es encore jeune, ne commence pas aussi tôt à vouloir des réponses, tu as le temps pour cela.
- Mais comment veux-tu que j'avance si tout ce que je suis n'est qu'un mystère ? 
- Et dit-moi, que ferais-tu avec ces réponses ? Qu'est-ce que cela changerait ? 

   Sa question me prend au dépourvu, je reste muette. J'aimerai pouvoir dire que cela m'aiderait, qu'à chaque fois que j'ai résolu un mystère sur moi-même les choses se sont améliorées. Mais la vérité est tout autre. En découvrant que j'étais une Nafif j'ai mis les pieds dans un monde de souffrance et de guerre. En découvrant que j'étais une Erevent j'ai été traînée en enfer et me coltine désormais une deuxième personnalité destructrice. Et en découvrant que j'ai un pouvoir bien plus grand que ce que je pouvais imaginer je ne fais que paniquer et Adem seul sait ce qu'il m'attend après ça. 

   - Rien, cela ne changerait rien du tout, avoué-je à contre cœur. 
- C'est bien, tu comprends enfin. Parfois il faut accepter que nous ne sommes que des Nafifs, pas des êtres tout puissants et omniscients. C'est normal qu'il y ai des choses inexplicables dans la vie, c'est ce qui la rend intéressante. Tu t'imagine naître en sachant tout du monde ? A quoi cela servirait-il de grandir alors ?
- C'est vrai que cela n'aurait plus beaucoup d'intérêt... Mais c'est tellement frustrant !
- Oui, je comprend, et crois-moi tu n'es pas la seule à avoir des questions existentielles.
- Tu t'en poses aussi ?
- Oui, mais ce sont des histoires d'adultes, je ne vais pas t'embêter avec ça.
- C'est à quel sujet ? Raconte-moi !

   Oktar m'observe en penchant la tête, comme s'il évaluait mon niveau de maturité. J'en serai presque vexée, mais il est vrai que je n'ai que quatorze-ans, j'oubli souvent ce détail. J'ai l'impression d'avoir vécu au moins dix ans de plus, tout en ayant perdu huit années de ma vie. 

   - Très bien, je veux bien t'en parler, mais à une seule condition, propose-t-il d'un sourire satisfait.
- Je le sens mal... râlé-je.
- Ne commence pas, je fais tout ça pour ton bien en tant qu'instructeur, dit-il exagérément, une main sur le coeur. Il faut que tu manges quelque chose et après on pourra discuter.
- J'en étais sûre, me lamenté-je. J'espère que ce ne sera pas encore du pamplemousse.
- Mais non, je vais te trouver autres chose ne t'en fais pas, ma rassure Oktar en se levant, du sang jaillit de son épaule lorsqu'il s'appuie sur son bras lui arrachant une légère grimace. Tiens, il va falloir que je m'occupe de ça aussi...

   Je ne peut m'empêcher de ressentir une légère culpabilité en voyant la blessure du Nafif, chose que je m'efforce d'effacer pour ne pas me laisser ronger par ce sentiment. Je me lève à mon tour et le suit jusque dans la cuisine où nous étions avant de commencer cette séance de torture improvisée. A la demande d'Oktar je l'attend assise à table pendant qu'il s'occupe de sa plaie, il revient au bout de cinq minutes, un bandage au bras. Après avoir fouillé dans ses placards il me sort une barre de céréale chocolatée et me la tend.

   - Sérieusement ? demandé-je en arquant un sourcil. Je pensais que je devais faire attention à manger des choses bonnes pour la santé.
- C'est une barre protéinée, c'est bien après un effort et ca ne devrait pas être trop dur à avaler.
- Si tu le dis... dis-je peux convaincu.

   Je me rassure en me rappelant ce que j'ai réussi à avaler quelques heures plus tôt. Hier encore lorsque Oktar m'a dit que je devrais reprendre du poids je me voyais incapable d'avaler plus d'un grin de riz, mais j'ai réussi à ingérer la moitié d'un pamplemousse sans le recracher. Prise d'un élan de confiance, je retire l'emballage et observe l'aspect luisant et sucré de mon nouvel ennemi. L'odeur chimique me parvient et me fait tourner la tête, ce n'est pas aussi alléchant que celle métallique et fruitée du sang. Je me demande si boire un bol entier du liquide rouge pourrait me nourrir toute une journée...

   Je regrette instantanément ce que je viens de penser et me dépêche d'enfourner la nourriture dans ma bouche, comme pour forcer mon palais à accepter d'aimer un autre goût que celui des autres. Un haut le coeur me retourne l'estomac, je plaque ma main devant la bouche et pose mon front sur la table. Je suis prise d'une puissante bouffée de chaleur, mes mains deviennent moites. Je n'aurai jamais dû manger aussi vite, j'ai laissé mes sentiments me dicter ma conduite et je me retrouve désormais avec la furieuse envie de recracher tout le contenu de mon estomac. A quoi je m'attendais ? Que cela serait aussi simple ? Bien sur que non, j'avais bien conscience que palier à mes problèmes d'alimentations prendraient du temps, mais j'écoute aveuglément Oktar et fait en sorte d'ignorer la petite voix au fond de moi qui veut me pousser à goutter au fruit défendu. 

   Je respire profondément. Il me suffit de tenir jusqu'à ce que ça passe, une minute, puis deux. La nausée persiste, mais mes haut le coeur disparaissent peu à peu. Je soupire de soulagement quand je peux enfin retirer ma main de ma bouche sans risquer de vomir dans la seconde. Je me redresse et sursaute lorsque Oktar pose sa main sur mon épaule sans prévenir. Trop préoccupée par mon état, je n'avais pas réalisé qu'il s'était déplacé pour venir se placer derrière moi.

   - Ca va aller ? me demande-t-il d'un air inquiet. On peux diminuer les quantités tu sais.
- Ne me tente pas, je pourrais accepter... soupiré-je.
- Très bien gamine, sourit-il en s'asseyant sur la table, à côté de moi. Tu es prête à entendre un monologue de vieux ?
- Vas-y, l'encouragé-je.

   Il sourit de plus belle face à mon sérieux, peut-être s'attendait-il à me voir changer d'avis et vouloir rentrer chez Hervé me reposer au lieu de l'écouter parler de ses questions existentielles. La vérité c'est que je suis curieuse, j'aimerai apprendre à connaître cet homme étrange qui se donne à fond pour m'entraîner de la meilleure façon possible, au point d'accepter de ne pas dormir pour construire une machine et de se faire blesser sans m'en vouloir. J'aimerai savoir quel genre de personne il est.

   - Je t'ai parlé de questions existentielles, mais je ne sais pas si on peut ranger cela dans cette catégorie, commence-t-il en fixant un point invisible devant lui, perdu dans ses pensées. Je dirais plutôt que c'est un rêve irréalisable, une idéologie. Comme tu le sais Adem et Edma sont deux frères et sœurs ennemis depuis toujours, qui ont chacun engendré les Nafifs et les Erevents et nous forcent désormais à nous battre à leur place. 

   A peine a-t-il commencé son explication que je remet en question mon propre point de vue. Nous nous battons à la place de nos divinités. Cette affirmation semble tellement évidente maintenant qu'il l'a dites, mais je ne sais quoi en penser. Doit-on en vouloir à ces êtres supérieurs de nous avoir créés dans ce but, ou au contraire leur être reconnaissant de nous avoir donné vie ? Je laisse mes interrogations de côté et continue d'écouter.

   - Nous souffrons tous de cette guerre, et quand je dit tous je parle évidemment des Nafifs et des Aelez, mais aussi des Erevents. Nous avons appris à les voir comme des monstres sans coeur, mais ils ont des sentiments tout comme nous. Je sais que je ne suis pas le seul à en avoir conscience, il nous est tous arrivé de voir des Erevents pleurer leurs morts de la même manière que nous, mais les considérer comme des êtres insensibles est tellement plus facile...

   Oktar pousse un profond soupire. Je reste muette, aspirée par ses paroles qui, j'ignore encore pourquoi, font naître en moi un immense espoir.

   - Tu vas peut-être me détester, et je ne peux pas t'en vouloir, continue-t-il en me regardant. Ce sont sûrement les Erevents qui t'ont fait toutes ces blessures, alors je pourrais comprendre. 

   Mon espoir grandit. Mon coeur accélère. Mon cerveau ignore ce qu'il se passe, mais c'est comme si mon instinct me disait que ce que Oktar s'apprête à dire allait être le début pour moi d'une ère nouvelle. Une ère sans peur.

   - La vérité c'est que je ne déteste pas les Erevents, J'irai même jusqu'à dire que...

   Des larmes coulent sur mes joues sans que je ne le contrôle, par chance Oktar ne les remarque pas.

   - J'irai même jusqu'à dire que je voudrais vivre en paix. Mais pas en ayant gagné la guerre. Je voudrais vivre avec eux, comme des amis et non des ennemis.

   Mon souffle se coupe, mes mains tremblent d'une émotion si vive que je ne saurai donner de mot dessus. Le Nafif continue, et me donne ainsi ce que j'attendais depuis bien longtemps déjà.

   - J'aime les Erevents autant que les Nafifs, dit Oktar en souriant, les yeux rivés vers le ciel comme un défis lancé envers nos dieux. Je ne pouvais plus supporter de me battre contre eux, c'est en vérité pour cela que j'ai déserté.

   Je suis prises de puissants sanglots, ce qui attire l'attention du Nafif. Son visage est confus, il ne devait pas s'attendre à une tel réaction, et à vrai dire moi non plus. Je ne pensais pas que je réagirais ainsi, mais mon soulagement est trop intense. Moi qui était effrayée à l'idée qu'il découvre ma véritable nature, qu'il me haïsse ou me tue en l'apprenant, je viens d'apprendre que je représente en vérité tous ces espoirs. Celui d'un monde où les Nafifs et Erevents vivraient en harmonie, le monde des sang-mêlé. Mon monde. 

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