Chapitre 20

   Le bruit crissant de mes pas résonne dans mes oreilles, mon souffle vaporeux se perd devant moi en des micro cristaux glacés. Le paysage blanc de la forêt s'ouvre devant mon passage, la couleur pure la rend plus accueillante, elle donne envie de s'y perdre. La neige recouvre les arbres, l'herbe, les buissons et laisse visible les empreintes des différents animaux de passage. Le temps semble figé dans la glace, l'ambiance est plus apaisante que jamais. J'ai besoin de cette sérénité, les derniers jours ont été plutôt pesants. Cela fait maintenant une semaine que je suis retournée chez Hervé après m'être enfuie, Laura est partie avec son fils depuis longtemps, me retrouver seule avec le vieil homme a créé une gêne pour nous deux. Je sens dans ses gestes et ses paroles qu'il fait tout pour que je me sente bien, chez moi, mais ses tentatives ne font que renforcer l'impression de ne rien avoir à faire dans ce monde d'humain. Aujourd'hui j'ai réussi à trouver une excuse pour enfin sortir de cet environnement, n'ayant jamais vu de la neige de ma vie j'ai fait croire à Hervé que je partais simplement me balader seule en forêt, mais mon objectif est tout autre. 

   Je n'ai pas eu de nouvelles de Oktar, le  Nafif déserteur, depuis ma rencontre avec lui. Comment aurais-je pu? Je sentais le regard inquiet du vieil homme sur moi dès que je m'approchais de la porte d'entrée, j'ai d'ailleurs eu du mal à le convaincre de me laisser sortir seule dehors, je le soupçonne d'avoir pensé à me suivre pendant un instant. Mais non, d'après mes sens et mon instinct je suis seule, sans personne pour me déranger dans l'immensité de la nature. Je me dirige vers la maison d'Oktar, je me souviens de la direction à prendre et reconnais bientôt les abords de son jardin. J'aperçois sa maison de bois, toque à la porte et attend. Je n'entend aucune once de vie venant de l'intérieur de la bâtisse, j'essaie d'ouvrir la porte mais elle semble fermée à clé et je ne veux pas la détruire, cela ne donnerait pas une très bonne impression comme deuxième rencontre. Je fais le tour de la cabane en observant le sol enneigé et trouve enfin ce que je cherche un peu plus loin, des traces de pas. 

   Je les suis plusieurs minutes tout en écoutant et sentant les alentours. Je n'ai pas les sens aussi aiguisés qu'une Erevent, mais ils sont assez sensibles pour détecter un être vivant tant qu'il n'essaie pas de rester discret. J'entend de l'eau couler à flot, pas assez fort pour que ce soit une cascade, mais suffisamment pour attirer mon attention. Les traces que je suis concordes avec la source du bruit, je peux donc continuer sans fixer le sol. J'arrive devant un ruisseau, un peu plus haut se trouve un mur de pierre dont coule un filet rapide, d'où le bruit. J'observe l'onde, mes yeux sont attirés par son aspect lisse, je m'y sens aspirée. Je m'accroupie et y plonge ma main, je sers les dents en sentant le froid me mordre jusqu'à mes os. Je n'y suis pas très sensible à l'air libre, mais l'eau glacée en contact direct avec ma peau est moins supportable. Je joue à faire passer le liquide entre mes doigts jusqu'à ce qu'une présence me fasse tourner la tête.

   - Et bien, je m'attendais à ce que tu reviennes me voir un peu plus tôt tout de même, je me suis impatienté ! s'exclame Oktar en souriant à pleine dent, sa bonne humeur se répercute sur moi. 
- Désolée, Hervé m'a retenu un bon moment.
- C'est l'humain avec lequel tu vis ?

   J'hoche en silence la tête, me reconcentrant sur l'eau. Le Nafif vient s'accroupir à mes côtés, probablement curieux de ce qu'il peut bien me fasciner dans ce ruisseau

   - Tu ressens quelque chose quand tu regardes l'eau ? me demande-t-il.
- Pourquoi cette question ? m'étonné-je.
- J'ai eu le temps de me renseigner sur les elfes et les élémentistes pendant ces derniers jours et j'ai pu lire que selon ton élément tu peux ressentir certaines choses quand tu es en contact avec.
- Comme quoi ?
- Avec l'eau par exemple tu peux te sentir attirée par elle, ou apaisée. Et avec le feu tu ressens une fascination, un envoutement. Je ne vois pas bien la différence entre être attiré et envouté mais peut-être que toi oui.
- Je n'ai jamais été en contact avec du feu, j'ai déjà utilisé mon pouvoir mais c'est moi qui créait mes flammes.
- Je vois... dit-il en frottant son bouc. Et avec l'eau du coup ? 

   Je me reconcentre sur le ruisseau quelques instants. Il est vrai qu'en l'observant j'ai comme une envie de m'y plonger, de me laisser aller dans le courant, comme si son contact pourrait me laver de tous mes malheurs. J'ignore ce que cela signifie, et j'espère que Oktar a les réponses.

   - Je la ressens, cette attirance. Qu'est-ce que ça veut dire ?
- C'est très intéressant ! s'exclame-t-il en trépignant comme un enfant à qui l'on promet une confiserie. Si je ne me trompe pas il est possible que tu puisses invoquer l'élément de l'eau en plus de celui du feu !
- Vraiment ? 
- Oui, me répond-il sans cacher son excitation. Nous devrions vérifier également avec la terre et le vent pour être sûrs, mais rien que le fait d'avoir deux éléments et complémentaires qui plus est est incroyable.
- Et comment je fais pour utiliser l'eau ? demandé-je intéressée.
- Comme avec le feu je suppose, ce n'est pas expliqué dans mes livres.
- Je n'ai jamais vraiment eu l'impression de contrôler mon pouvoir, c'est mon instinct qui me dictait quoi faire quand j'en avais besoin.
- Alors écoute ton instinct. Vas-y, essaie. 

   Je reste immobile quelques secondes, fixant le Nafif avec incertitude. Je ne sais pas si c'est aussi simple qu'il le dit, lui a la théorie mais pas la pratique, et moi c'est tout l'inverse. J'inspire un bon coup, me brûlant les poumons de l'air glacé, et me reconcentre sur l'eau. J'observe son flot régulier, l'étudie, me familiarise avec. J'essaie de me rappeler de mes sensations toutes les fois où j'ai utilisé mon pouvoir. Contre des Erevents, contre des Nafifs, que je pense à l'un ou l'autre rien ne se réveille en moi. Comment ai-je réussi à utiliser mes flammes ? J'étais en danger, j'avais peur évidemment. L'adrénaline me dictait quoi faire, mais il serait dommage que je ne puisse faire usage de mes capacités que dans des situations critiques. Oktar est capable d'utiliser les siennes lorsqu'il le souhaite, il en un parfait contrôle. C'est lui qui ordonne au Leporementium quoi faire, et pas l'inverse. Le Leporementium...

   Je plonge ma main entière dans l'eau, atteignant le fond et remuant au passage un peu de vase. Je me concentre sur mon bras, l'énergie qui le parcours, ou plutôt le Leporementium, traversant mon épaule, mon coude, mon poignet jusqu'au bout de mes doigts. Je me concentre sur cette dernière zone et sens des fourmillements dans mes phalanges. L'eau se met à tourbillonner au dessus, la satisfaction m'emporte jusqu'à ce qu'un millier de sensations me parcours. J'ai l'impression de devenir l'eau, que c'est ce qui coule dans mes veines, j'en ressens chaque goute dans mon corps. Elle fait partie de moi. 

   Le ruisseau s'assèche, son liquide ne disparait pas mais sort de son lit pour venir voler autour de moi en une tornade glacée. Mon corps reste immobile, mais mon souffle est aussi court que si je courrais depuis des kilomètres. J'observe mon œuvre, n'ayant pas conscience que je la contrôle parfaitement, tout ce qui me traverse l'esprit est accompli sous mes yeux. Le flot m'entoure comme une rivière volante, puis s'étale pour m'enfermer dans une bulle, me coupant du monde extérieur. Plus rien ne me parvient, sauf un bruit, une voix. Je me rappelle soudainement du Nafif à mes côtés et me fige, la peur de l'avoir blessé par mégarde me traverse. Le liquide se stoppe en même temps que moi avant de tomber soudainement, me trempant de la tête au pied. Mes cheveux s'aplatisses sur mon crâne, collants à mes vêtements humides. Le froid me parvient et me fait claquer des dents, mais je ne m'y attarde pas. J'observe les alentours jusqu'à trouver ce que je cherchais. 

   Oktar est debout un peu plus loin, peut-être s'est-il éloigné pour éviter de se retrouver dans le même état que moi, aucune inquiétude n'est visible sur son visage rougit par le froid. Seule une excitation et une joies sincères, accentuée lorsqu'il court vers moi en souriant.

   - C'était incroyable ! s'exclame-t-il. Je n'ai jamais rien vu d'aussi beau ! Quand tes yeux sont devenus blancs j'ai commencé à flipper, mais après l'eau elle a bougé et t'as entouré... C'était époustouflant !

   Je me met à rire sincèrement, soulagée, fière de moi. La franchise de l'homme en face de moi, sa joie, sa gentillesse, toutes ces émotions qui me semblaient interdites se sont répercutées en moi. L'admiration dans ses yeux réchauffe mon cœur, voir quelqu'un qui n'est pas effrayé par mes capacités ne m'étais pas arrivé depuis bien longtemps. Des larmes chaudes se mettent à couler sur mes joues glacées et un bonheur comme je n'en ai jamais ressenti auparavant m'envahi de tout mon être. Alors c'est ça, être heureuse ? C'est ça de ne pas se sentir comme un monstre, détestée de tous ? Heureuse est un bien grand mot pour un court instant de frénésie, mais je le savoure. Je garde en mémoire qu'il ignore ma véritable nature, mais je m'autorise cet instant où je profite de mes émotions positives sans me soucier du reste. 

   Oktar retire son manteau et me l'enfile sur les épaules, frottant énergiquement mes bras pour me préserver du froid. Ses bras dénudés dévoilent plusieurs cicatrices, probablement venant de combats contre des Erevents vu leurs formes. Je ne le questionne pas dessus, ne voulant pas briser l'ambiance légère.

   - Rentrons chez moi, me suggère le Nafif. Il faut sécher tes vêtements avant que tu retournes chez l'humain. 

   J'hoche la tête en signe d'approbation et le suis dans la forêt blanche, rebroussant le chemin que j'ai parcouru quelques minutes plus tôt. Son dos large semble ouvrir la passage entre les arbres, je ressens son expérience, sa sagesse masquée derrière son comportement parfois enfantin. J'hésite encore à lui accorder ma pleine confiance, mon cœur me dit oui, mais mon esprit me suggère de ne pas m'attacher trop vite à cette personne. La trahison arrive au moment où on s'y attend le moins, des personnes que l'on ne soupçonne pas. 

   Nous passons le pas de la vieille porte en bois après que Oktar l'ai déverrouillée, je me dirige immédiatement vers le canapé où il m'avait déposée lors de notre première rencontre, mais il m'arrête.

   - Nous ne sommes pas encore chez moi ma grande, me dit-il dans un clin d'oeil.

   Je penche la tête de côté, sans comprendre ce qu'il veut dire. Il me fait signe de le suivre dans une pièce au fond, ce que je fait. Il ouvre une porte et me dévoile ce qui semble être un placard, une pièce étroite remplie de bazar. Il m'invite à y entrer, mais je refuse. Les souvenirs de mes années enfermées et enchaînées dans un prison me reviennent en tête, un frisson d'appréhension me parcourt le colonne vertébrale. Le Nafif doit voir la peur dans mes yeux puisqu'il passe devant moi et touche trois fois le mur du fond en trois points différents. Un bruit sourd éclate dans mes oreilles, suivie d'un ronronnement étrange. Le mur bouge de la même manière qu'une porte, dévoilant un escalier de pierre sombre. Oktar y descend, une lumière se déclenche sur son passage. Il ne m'appelle pas, ne me fait aucun signe, il a dû remarquer mes réticences et se dire que me pousser à le suivre n'était pas une bonne idée, j'ai besoin de prendre mes propres décisions. Après quelques secondes immobiles, j'inspire un grand coup et m'engouffre à mon tour dans ce souterrain.


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