Chapitre 15

   Cela fait plusieurs longues secondes que Yannick m'observe, marmonnant dans sa barbe, tapotant nerveusement des doigts sur sa cuisse. Je sens Hervé s'impatienter à côté de lui, et je ne peux que le comprendre. J'ai la sensation d'être jugée, que quelque chose cloche chez moi. A vrai dire, il y en a beaucoup, mais ce simple médecin humain n'est pas censé le savoir rien qu'en m'auscultant. Je suis sur le point de sortir Yannick de sa torpeur mais je me fais couper l'herbe sous le pied.

   - Bon, Yann ', tu nous expliques un peu ton délire? râle Hervé en agitant les bras.
- Désolé, mais j'ai besoin de temps pour réfléchir ...
- Réfléchir à quoi au juste? Tu peux pas nous laisser dans l'ignorance comme ça mon gars, va falloir nous dire ce qu'il t'arrive.
- C'est juste ... commence-t-il avant de se tourner vers le vieil homme. Hervé, répond moi honnêtement. Est-ce que tu lui as donné une sorte de drogue ou quelque chose du genre?
- Quoi ? s'offusque le concerné. Pourquoi j'aurai drogué une gamine? Qu'est-ce que ça a à voir avec ses blessures?
- Viens voir.

   Yannick attrape mon bras et le montre à Hervé qui se penche au-dessus de moi. J'observe avec eux, curieuse de comprendre tout cet engouement. Mes blessures sont encore vives, mais refermées, elles me font un peu mal lorsque je bouge mais c'est largement supportable. Mes bleus ont un aspect jaunâtre repoussant, cependant ils sont moins douloureux que le reste. Après ma propre analyse, j'attend celle du seul professionnel dans la pièce.

   - Eh bien quoi ? demande Hervé après m'avoir inspecté quelques secondes.
- Il n'y a rien qui te choque? lui demande Yannick.
- A part ton comportement déplacé envers Ellie non, pas vraiment, grogne-t-il.
- Désolé, s'excuse-t-il. Regarde bien. Ses griffures étaient profondes, et ses hématomes recouvraient presque totalement sa peau.
- Et ...?
- Et maintenant elle a presque totalement cicatrisé et les bleus ont perdu la moitié de leur volume ! Elle est quasiment guérie!
- Bah c'est plutôt une bonne nouvelle moi je dis, déclare Hervé en haussant les épaules.
- Ça le serait si cela n'était pas arrivé en seulement une semaine. Ça, ça n'est pas normal.
- Tu veux dire que tu fais tout ton cinéma parce que la gamine guéris miraculeusement vite? Arrête de casser les couilles Yann' et profite d'avoir une patiente qui a une convalescence efficace !
- J'ai toujours eu une cicatrisation rapide... tenté-je de m'expliquer.

   Le médecin pousse un profond soupir avant d'agiter la main devant son visage, signe qu'il abandonne. Il nettoie mes quelques blessures encore ouvertes et recouvre à nouveau ma peau de bandages blancs, m'aide à me rhabiller avant de partir. Hervé et moi restons dans la pièce, silencieux pendant quelques secondes.

   - Je ne voulais pas te mettre dans l'embarras pendant qu'il était là, m'explique Hervé. Mais il n'a pas tort quand il dit que guérir aussi vite n'est pas normal.

   Je déglutit difficilement. J'avoue avoir oublié que les non-humains se remettaient plus facilement de leurs blessures, à aucun moment cette différence ne m'avait traversée l'esprit et de mon point de vue ma cicatrisation est toujours trop lente. Cependant je ne vois pas bien ce qu'il pourrait me reprocher, je l'imagine mal me sortir soudainement qu'il pense que je ne suis pas humaine.

   - Ton métabolisme est exceptionnel, tu as bien de la chance, soupire-t-il d'un air triste.
- Oh oui, quelle chance... dis-je amèrement. J'adore voir mes dizaines de blessures guérir plus vite que la norme.
- Ce n'est pas ce que je voulais dire, Ellie, s'excuse-t-il maladroitement.
- Sûrement, mais c'est ce que j'entends. Vous tous ne remarquez que mes différences, les trucs qui clochent chez moi en oubliant que je suis d'abord juste une fille qui n'avait rien demandé. Je n'ai pas voulu être dans cet état, atterrir ici au milieu d'inconnus et être obligée d'y rester parce que je n'ai nulle part où aller. Je n'ai jamais demandé à être un poids pour personne.

   Hervé ne dit rien, tout ce qui pourra sortir de sa bouche ne fera qu'accroître mon agacement. Mon humeur a changé du tout au tout un peu rapidement, je ne contrôle pas mes émotions et ce sont les autres qui en font les frais, cependant je refuse d'intérioriser ma colère, autrement lorsqu'elle explosera cela sera d'autant plus néfaste pour tout le monde. Mais je dois bien avouer que le vieil homme ne mérite pas ce châtiment pour autant, je décide donc de partir ailleurs me calmer.

   Je quitte la pièce et descends au rez-de-chaussée pour sortir dans le jardin. La nuit est tombée, les étoiles sont visibles dans le ciel et la lune éclaire de sa faible lueur la forêt qui s'étend en face de moi. Cette sensation, cet appel se fait plus grand à mesure que je m'en approche, pas à pas. Mes pieds nus foulent l'herbe humide et glacée, le mois de février est doux mais le soir nous rappel que nous sommes toujours en hiver. Mon souffle s'échappe en un petit nuage blanc qui se mêle à la brume légère. Je n'ai pas froid, à ma grande surprise, pourtant je sens le vent mordant sur mes bras dénudés. J'avance seule dans l'obscurité, guidée par cette voix intérieure qui me demande d'avancer toujours plus loin, sereine.

   - Ellie ! m'appelle Laura, me faisant sursauter. Qu'est-ce que tu fais dehors à cette heure-ci ? Rentre !

   Je me retourne et suis sa demande. Quand je passe la porte un doux fumet de lait chaud me parvient et la jeune femme passe une épaisse couverture autour de mes épaules. Elle me guide vers le canapé en râlant pour elle même.

   - Quelle idée de sortir par un temps pareil, surtout dans ton état ! Tu veux attraper la crève en plus? Le portrait craché de ton père, je te jure ...
- De mon père?
- Oh, non, je... balbutie-t-elle. C'est juste... Mon mari était imprudent et... Je ne voulais pas insinuer... Laisse tomber, je suis juste fatiguée, je ne sais plus ce que je dis.

   Mon trouble est aussi important que le siens, pendant l'espace d'une seconde j'ai cru qu'elle connaissait mon paternel et qu'elle montrait enfin son vrai visage. Pour dire vrai, je reste encore sur la défensive mais sa panique m'a semblée sincère, et le fait qu'elle m'ait pris pour sa fille même de façon temporaire réchauffe incontrôlablement mon cœur. Je ne peux retenir un léger sourire, mais reprend un air neutre lorsqu'elle m'apporte une tasse remplie de ce qu'il semble être une sorte de crème.

   - Qu'est-ce que c'est ? demandé-je.
- C'est un chocolat viennois. Tu n'aimes pas?
- Je n'ai jamais goûté.
- C'est un chocolat chaud avec de la crème chantilly, et j'ai rajouté de la poudre de cacao sur le dessus. Goûte.

   J'empoigne la tasse encore chaude et attrape du bout des lèvres un peu de crème, le goût sucré et doux est agréable sur ma langue. Je mange d'abord toute la mousse du dessus pour avoir accès à la boisson en profondeur. Avant que je commence à boire je suis stoppée par Laura à côté de moi qui rit gentiment.

   - Quoi? 
- Tu t'en es mis partout, c'est adorable, souris-t-elle en attrapant une serviette en tissus. Approche.

   Je pose la tasse sur la table basse et me penche sur le côté pour lui faciliter la tâche alors qu'elle essuie le contour de ma bouche. Une fois fait, je m'attends à pouvoir terminer ma boisson mais elle ne lâche pas mon visage, ses deux mains caressent tendrement mes joues creusées par le manque de nourriture. Je croise son regard, il est doux et compatissant, légèrement humide. Elle se met à caresser le haut de mon crâne avant d'embrasser affectueusement mon front puis se relève et retourne dans la salle à manger.

   Je la suis du regard avant de boire mon chocolat chaud. Je ne sais comment réagir à ce qu'il vient de se passer, je ne pourrais même pas expliquer ces intentions. En sentant ses mains maternelles sur mon visage je n'ai pas pu m'empêcher de repenser à ma première rencontre avec Morwën, lorsque tout son amour m'étais parvenue avec la force et la délicatesse d'un cyclone. Pourquoi as-t-il fallu que cela se passe ainsi entre elle et moi?

   L'escalier grince lorsque Hervé descend, probablement après avoir bordé Maël. Il me jette un coup d'œil puis rejoint Laura dans la salle à manger, hors de mon champs de vision. Je finis ma boisson et me lève pour me diriger vers cette pièce commune, la couverture encore sur mes épaules traîne légèrement par terre. Avant de passer le mur j'écoute leurs voix, surprenant une discussion entre les deux adultes.

   - ... mais qu'est-ce que tu veux que je fasse d'elle au juste? demande Hervé d'un ton plaintif. Je suis trop vieux pour m'occuper d'une enfant.
- Ne dis pas ça, tu sais que c'est faux. Moi je ne peux pas l'emmener, je n'ai pas de place dans mon appartement.
- On devrait la laisser aux services sociaux, ce n'est pas à nous de gérer ça.
- Tu te fiches de moi? Elle a déjà assez souffert comme ça tu veux en plus qu'elle se fasse balader de famille en famille ?
- Bien sûr que non mais ...
- Elle se sent bien ici, elle aime la forêt et elle t'apprécie.
- J'en suis pas si sûr, Laur '... soupire-t-il. J'ai dit une connerie tout à l'heure, elle l'a mal pris.
- Tu ne t'es jamais disputé avec Joel peut-être?
- Bien sûr que si, mais ce n'est pas la même chose ...

   Je m'éloigne de mon poste d'espionnage, j'en ai déjà trop entendu alors que je n'aurai pas dû. Je laisse donc ma tasse sur la table basse et remet la couverture sur le canapé avant de monter à l'étage. Je vais dans ma chambre, je laisse la lumière éteinte en rentrant pour ne faire qu'un avec l'obscurité, la fenêtre encore ouverte m'apporte un air glacial et le bruit des branche dans le vent. Je me penche sur le bord et observe la nuit noire. J'interroge mon cœur sur pourquoi ces arbres semblent-ils m'appeler depuis quelques jours, que veulent-ils de moi et pourquoi ai-je cette impression que je ne devrais pas y céder trop tôt, je ne suis pas encore prête. Peu importe ce que je trouve dans cette forêt, je suis certaine que cela n'aura rien à voir avec le monde des Hommes.

   Après quelques minutes paisibles à fixer les feuilles voler dans le vent, je referme la fenêtre. Je m'assois dans mon lit, je ne cherche pas à m'endormir, je sais pertinemment ce qu'il va se passer si je ferme les yeux. Je sais ce que je vais voir, et je refuse d'y assister une énième fois. Comme tous les soirs, je vais attendre, assise, dans le noir jusqu'à l'aube. Je vais m'assoupir quelques minutes, tombant de fatigue, mais je me réveillerais immédiatement en apercevant ce regard noisette rempli de douleur et de déception. Je pleurerai en silence pour ne réveiller personne et continuerai de surveiller jusqu'à ce que Hervé se lève et que je puisse descendre, que je puisse ne plus être seule.

   La porte de ma chambre s'ouvre, à ma grande surprise. Le vieil homme entre, tapote sur le mur à la recherche de l'interrupteur, et allume la lumière lorsqu'il le trouve.

   - J'étais certain que tu ne dormais pas, dit-il en venant s'asseoir sur le tabouret. Tu es insomniaque?
- Si insomniaque signifie faire des cauchemars à chaque fois que je m'endors, alors oui.
- Quel genre de cauchemars? me demande-t-il d'un ton tendre que j'entend rarement de sa bouche.
- Je ... ne peux pas en parler.
- Est-ce que c'est la même chose qui t'as faite pleurer l'autre jour?
- Non ...
- Alors qu'est-ce que c'est? Tu n'as pas besoin de moi donner les détails tu sais, mais j'aimerai t'aider.
- En m'envoyant aux services sociaux?

   Le visage du vieil homme se durcit d'un seul coup. Je n'y lis aucune colère, seulement de la culpabilité et de la honte. Il baisse les yeux et se triture les doigts.

   - Donc tu nous as entendu ...
- Oui.
- Ecoute, je n'ai aucune envie de me débarrasser de toi, c'est juste ...
- Je ne suis pas Joel?

   Pris au dépourvu, les yeux de Hervé s'embuent de larmes qu'il retient tant bien que mal. Il se frotte le visage, ses épaules s'affaissent comme s'il était vaincu. Je pose ma main dans son dos et frotte doucement, ce qui le fait se redresser.

   - Je suppose que Joel était quelqu'un de très cher, mais qu'il est mort ... dis-je doucement.

Hervé ne répond pas, et je ne peux pas lui en vouloir. Mais pour accorder sa confiance à quelqu'un il doit lui-même faire part d'honnêteté.

   - Tu sais, avant de me demander de me confier sur mes peines, je pense que j'aurai besoin de voir l'exemple d'un adulte responsable, dis-je en souriant, un geste forcé de ma part qui a pour but de lui faire croire à de l'empathie.
- Oh toi alors ... dit-il en riant légèrement. Très bien, je vais montrer l'exemple. Mais demain, il se fait tard. 

   Il se lève, comme s'il avait hâte de fuir cette pièce, mais se retourne vers moi avant de sortir.

   - Tu as intérêt à tout m'expliquer, je ne veux pas de secrets dans ma famille.

   Sur ces paroles, il referme la porte. Je reste béate, assise sur mon lit, sans savoir si je dois m'inquiéter ou me réjouir. Je ne parviens pas à saisir le véritable sens de sa phrase. Veut-il dire que je ne serais pas envoyé aux services sociaux? Veut-il dire qu'il me considère comme un membre de sa famille alors que nous nous connaissons seulement depuis une semaine et qu'il ne sait rien de moi ? Ou est-ce simplement une expression de bienvenue ? La complexité des humains me fatigue et fais leur charme en même temps. S'ils pouvaient dire simplement ce qu'ils pensent comme le fond les Nafifs et les Aelez tout serait plus simple. 

   Je me prépare mentalement à la nuit qui m'attend, une nuit où je vais réfléchir à mon futur proche, à ce que je vais faire désormais. Je me jure au plus profond de moi de m'enfuir s'ils veulent m'envoyer ailleurs, et aller explorer cette étrange forêt si je reste. Je dois songer à demain, lorsque j'aurai ma conversation avec Hervé, lorsque je devrais faire le choix entre tout lui dire et passer pour une folle ou cacher certaines choses et rester un mystère à ses yeux. J'appréhende ce moment comme j'ai appréhendé la discussion avec Hiro à propos de ma mère. La différence ici, c'est que Hervé est humain, et que les humains haïssent ce qu'ils ne comprennent pas.

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