Océan Atlantique
Il ne se présenta pas.
Pas de nom, pas d'âge, pas de famille, pas de détails.
Il alla droit au but, sans détours.
D'abord, sa voix fut rauque, hésitante, tremblotante d'émotions, brûlante de colère, parasitée par les « et si ? ».
Il décrit d'abord son océan.
Il avait grandi dans ce qu'on appelle une famille nombreuse. Quatre frères et sœurs, lui était l'aîné.
Une famille nombreuse sans maman. Plus vraiment une famille, en réalité. Un fragment de famille, ce qu'on avait réussi à recoller du vase brisé.
Il restait papa. Oh, papa.
Papa qui l'emmenait au cinéma, qui préparai des crêpes, qui lisait les histoires le soir. Papa qu'il aimait. Papa qui l'aimait.
Mais surtout, papa et ses coups, papa et ses cris, papa et son absence, papa et ses insultes, papa et son désespoir.
Papa qu'on ne voulait plus appeler « papa ».
Le début, c'était aussi le lycée. Entrée en seconde. Liberté, qu'ils disaient. Enfer, il souffla.
Alcool.
Il ne racontait pas très bien, celui au pull gris. Il partait dans tous les sens, balançait des mots, marchait, regardait l'océan, se taisait. Recommençait. Faisait de grands gestes, s'embrouillait, haussait parfois la voix, fuyait les regards.
Il se libérait, laissait un flot de mot s'échapper, s'envoler, se mêler aux vagues et au vent.
Après de longs silences, il reprenait.
Alcool, oui, pas mal d'alcool.
Mais ce n'était pas trop grave, ça allait passer. Tout irait bien.
C'était papa. Qu'est-ce qu'il aurait pu arriver ?
Puis, en première, l'absence. Il ne fallait pas chercher les ennuis, car papa n'aimait pas aller au lycée pour s'occuper de problèmes débiles de gamins. De toute façon, qu'est-ce qu'il était merdique, ce monde, et puis qu'est-ce qu'il foutait encore ici, cet idiot de fils, pourquoi n'allait-il pas faire ses devoirs, ou le ménage, ou s'occuper des autres gamins. Et putain, il n'avait pas envie de gérer une maternelle, lui ! Pourquoi elle n'avait pas pris les gosses avec elle, l'autre connasse ? Qu'est-ce que ça lui faisait chier, lui, qu'est-ce que le monde lui faisait chier.
Les sautes d'humeurs. Rire et larmes, cris et excuses, les « je t'aime » suivis de « va te faire foutre, p'tit con ! ».
Mais ça allait s'arranger. Tout allait s'arranger, puisque c'était papa, il ne fallait pas l'oublier. Le même papa qui le faisait voler dans les airs, enfant, le même qui se retrouvait à lire trente-six histoires du soir.
Jusqu'au premier coup. Le poing fermé, le regard dénué de n'importe quel sentiment rassurant. Le poing fermé qui est arrivé dans la gueule de celui au pull gris, devant tous les autres enfants.
Premier coup et explosion.
Mais c'était papa, et il revenait s'excuser, parler des heures, bégayer qu'il les aimait tous, qu'il n'était qu'un pauvre con, lui.
Papa disait de plus en plus de gros mots, avec le temps. Il laissait traîner les bouteilles vides. Il s'endormait à des heures pas possibles. Il hurlait la nuit. Il cauchemardait beaucoup, aussi. L'une des petites sœurs pleurait.
Et lui, le garçon au pull gris, il laissait la pluie s'écouler de ses yeux, noyer son visage, inonder son regard, nettoyer les taches couleur du ciel sur son corps.
Il laissait faire, puisque c'était papa. Celui qui l'aimait, celui qui l'emmenait jusqu'à la balançoire du jardin. Celui qui riait.
Et au lycée, les mauvaises notes, les retards, la discrétion, les sourires faux, les masques heureux.
Les coups. Les excuses. Les coups. Les pleurs. Un reste de fond de teint dans un placard pour cacher les hématomes, même si c'était un truc de fille, ça. Et les prétextes : « je suis tombé, au skate. Rien de grave. » Ce n'était jamais rien de grave, pas de quoi s'inquiéter.
Jusqu'au bac. Non, il ne l'aura pas, les notes sont catastrophiques.
Alors, les questions, parce qu'il n'était pas si mauvais à l'école, avant.
Et, la fameuse phrase qu'il fallait à tout prix éviter : « je vais prendre rendez-vous avec ton père, d'accord ? ».
Non, pas d'accord. Surtout pas d'accord.
Comment il annoncerait ça à papa ? Papa qui ne restait plus vraiment papa, en réalité. Papa qui s'effaçait.
Et encore une excuse, un mensonge. « Il est en voyage. Il ne pourra pas venir. »
Maintenant, il a vingts-et-un ans. Il travaille à droite à gauche. Il s'est enfuit, il ne reviendra pas.
Les plus petits sont gardés par une personne de confiance. Il s'en veut, parfois, il a l'impression de les abandonner. Lui, il est là, devant l'océan, avec sa peur, sa colère, ses doutes, ses démons. Il se tient debout.
Il garde les cicatrices, sur son corps, sous son corps. Il est écrasé par les mauvais souvenirs.
Il avait besoin de parler, parce qu'il est perdu, parce qu'il ne sait plus quoi faire.
Et, peut-être, peut-être que cette réunion, ce regroupement de cœurs cabossés pourra l'aider.
Il espère.
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