PARTIE I - Chapitre 14
DING, DING, DING, C'EST DIMANCHE !
Cette fois, je suis à l'heure ! Voici le chapitre 14, j'espère que vous passerez un bon moment ;-)
Bonne lecture !
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En arrivant dans la cour du château, je croise la jeune fille au pair des enfants d'Octavie qui, les fesses appuyées contre la rambarde du petit pont dormant, s'amuse à se filmer avec son téléphone tout en babillant dans sa langue natale. Amusée, je passe à côté d'elle sans prendre la peine de m'attarder mais lui adresse tout de même un petit sourire auquel elle répond, un peu gênée.
Lorsque j'atteins enfin la porte d'entrée, je remarque la présence d'une Porsche rouge cabriolet, garée non loin de la Land Rover de Térence. Intriguée, je ralentis le pas et y jette un regard appuyé, certaine de ne l'avoir jamais vu auparavant. En poursuivant ma route, je repense alors au fait que le bal masqué, censé clôturer en grande pompe le séjour des invités, doit avoir lieu demain soir. J'en déduis donc tout logiquement qu'il s'agit probablement de la voiture d'un nouvel arrivant.
Une fois dans le vestibule, je me délecte un instant de la fraîcheur de la pièce en poussant un petit gémissement d'extase, sous le regard amusé d'Ernest qui, les mains chargées d'un plateau en argent, s'apprête à monter les escaliers.
— J'ai fait apporter de la limonade au petit salon, m'informe-t-il avec un petit sourire perspicace.
Ravie, je lui adresse un grand sourire avant de lui lancer :
— Vous êtes irremplaçable, Ernest. Si j'avais un château, je vous débaucherais.
Alors qu'il a déjà grimpé les premières marches, il lâche un petit rire et sans s'arrêter, il rétorque :
— Appelez-moi lorsque cela sera le cas.
Je rigole à mon tour et après qu'il ait disparu dans les étages, je me dirige droit vers ma nouvelle destination. Le pas léger, je traverse le salon de musique, puis ce qui devait être une ancienne salle des pas perdus.
Éblouie par les grandes tapisseries du 18ème siècle représentant les quatre saisons, je m'arrête une seconde, admirative de la finesse de leurs dessins et de la vivacité de leurs couleurs. Fait assez incroyable pour des tapisseries qui ont plus de deux siècles !
C'est à ce moment-là que, bercée par la sérénité tranquille de la pièce, j'entends son rire. Un rire que je n'avais pas entendu depuis plusieurs jours et qui m'avait cruellement manqué. Surprise de le savoir au rez-de-chaussée et ravie qu'il se soit enfin décidé à sortir de sa tanière, je reprends mon chemin, le cœur léger et l'humeur soudain guillerette. Seulement, à l'instant où je pose un pied sur le pas de la double porte, un autre rire – féminin, cette fois – retentit entre les quatre murs décorés de boiseries Régence.
De plus en plus intriguée, je marque un léger temps d'arrêt puis m'engouffre enfin dans la pièce et quand je découvre l'identité de la personne avec qui il est en train de siroter sa boisson, la joie de le savoir ici s'évapore d'un seul coup.
C'est une... plaisanterie ?
Ahurie de la surprendre ici, en présence de mon petit ami, ma mâchoire se décroche lentement alors que mon cœur se met à tonner dans ma poitrine sous l'effet du choc et d'un affreux sentiment d'angoisse.
Me pensant victime d'une hallucination, je cligne plusieurs fois des paupières pour être certaine de ne pas délirer. Pourtant, alors que j'apparais sous leurs yeux, Léandre sursaute puis recule brusquement dans le fond de son fauteuil, me prouvant sans équivoque, que non seulement que je ne délire pas, mais qu'en plus, il était bien plus proche d'elle qu'il ne l'aurait dû l'être. Proche du genre à pouvoir sentir son parfum et à toucher ses genoux du bout des siens.
Qu'est-ce que c'est que ce bordel, putain ?
D'abord pris de court par mon arrivée inattendue, mon petit ami se reprend très vite et avec un sourire plein de charme, il s'exclame :
— Elsa, tu es là !
Les yeux rivés sur celle qui l'accompagne, j'ignore sa misérable tentative de diversion, une bille acide me remontant dans la gorge et l'esprit carburant à plein tubes.
Qu'est-ce qu'elle fait là ? Avec lui ? Comment m'a-t-elle retrouvée ? S'est-il passé quelque chose ? Depuis quand se connaissent-ils ? Mon Dieu, de quelle farce tordue suis-je en réalité le dindon ? Non, pas Léandre. Pas lui. Pas avec elle. C'est impossible, je deviendrai folle. À moins que... ce soit un dopplegänger ? C'est possible, ça existe. Pas vrai ?
Complètement perdue dans les méandres de mes pensées paniquées, il me faut un instant pour me recentrer et retrouver ma capacité de réflexion habituelle. Reprenant peu à peu ma contenance, je me drape de toute la nonchalance et l'indifférence que j'ai en stock – c'est-à-dire très peu à ce stade - puis d'une voix tendue, je vitupère :
— Juliette ?
Sur le bout de ma langue, son prénom sonne comme une grossièreté à peine prononçable. Assise sur sa bergère tapissée comme une impératrice de pacotille sur un trône en carton, mon ennemie jurée et accessoirement camarade de classe, me lance un petit rictus condescendant, presque vicieux, avant de croiser ses longues jambes bronzées (et pas si exceptionnelles que ça !) l'une sur l'autre.
Bon sang, elle ne m'avait pas manqué ! Tout chez elle m'hérisse au plus haut point. C'est physique, je la déteste. Elle et ses yeux trop grands, sa bouche trop large et ce grain de beauté au coin de la bouche qui lui donne ce faux air aguicheur d'actrice porno de bas étage.
Est-ce que j'ai déjà dit que je la détestais ?
— Bonjour à toi aussi, Cosette, me confirme-t-elle en utilisant ce surnom ridicule dont elle m'a affublé dès notre première année de cours.
Pas de doute, c'est bien elle. Tant pis pour le dopplegänger.
Plus hautaine que jamais, elle me balaye de la tête aux pieds, détaillant avec mépris ma tenue décontractée dans les moindres détails. Ma conscience lève les yeux au ciel en la voyant faire. C'est tout ce qu'elle a en stock pour tenter de m'humilier ? Me faire sentir que je suis mal habillée ? Pauvre conne. N'a-t-elle pas encore compris que je me fous de son opinion ? Que je ne jalouserai jamais ses fringues de marque ni le montant sur son compte en banque ?
Pour Juliette, le monde ne se résume qu'à deux choses : le statut social et l'argent. N'ayant jamais vraiment eu ni l'un ni l'autre, son esprit de petite peste pourrie gâtée m'a tout de suite cataloguée dans la case des bouseux, autrement dit celles des pestiférés.
Manque de bol pour elle, non seulement, son avis ne m'a jamais vraiment importé, mais j'étais – et suis toujours – plus douée, plus jolie et plus appréciée qu'elle. Autant dire que le constat n'a jamais été facile à avaler pour cette gosse de riche sans talent qui a toujours eu tout ce qu'elle voulait, quand elle le voulait. De nature rancunière et jalouse (pour couronner le tout...), elle m'a alors fait payer ma supériorité naturelle de toutes les manières possibles et imaginables.
Tout cela pour dire que je ne compte plus le nombre de fois où j'ai raconté à Léandre les coups bas, mesquineries et autres saloperies que cette garce m'a fait subir au cours des deux dernières années. Il sait pertinemment que je la déteste et que rien que son évocation suffit à déclencher chez moi une exaspération sans bornes. Alors pourquoi est-elle assise en sa compagnie ? Dans le salon du château de sa famille ? En plein mois de juillet ?
De plus en plus suspicieuse, je les dévisage tour à tour. Lui, penaud et franchement embarrassé. Elle, altière et nullement inquiétée par la situation. D'ailleurs, je n'ai pas le souvenir qu'ils se soient un jour déjà adressé la parole. Bien entendu, il l'a souvent aperçue à la sortie de mes cours ou à quelques soirées étudiantes, mais entre connaître vaguement quelqu'un et lui faire la cosette en sirotant de la limonade comme s'ils étaient de vieux amis, il y a un monde !
— Qu'est-ce que tu fous là ? l'attaqué-je sans préambule, ne me souciant par une seule seconde d'être civilisée.
Cette fois, elle me dévisage avec une sorte de pitié méprisante, comme si j'étais une nunuche totalement à côté de la plaque. Pour toute réponse, elle lâche un petit gloussement odieux tout en admirant sa manucure rose-bonbon, l'air de dire : « Débrouille-toi pour trouver la réponse toute seule. ».
Exaspérée par ses gamineries, je fais claquer ma langue contre mon palais, excédée, avant de me tourner vers mon mec. Déterminée à obtenir une réponse et à éclaircir toute cette affaire, je répète encore plus abruptement :
— Qu'est-ce qu'elle fait là, Léandre ?
Il ferme les yeux un quart de seconde comme pour prendre son élan.
— Elle...
Très vite, il se ravise, plus vraiment certain de savoir si le mensonge qu'il s'apprêtait à me faire gober est aussi crédible qu'il ne le pensait au départ et alors qu'il ouvre à nouveau la bouche pour répondre à ma question, Juliette le devance et déclare :
— Je suis venue rendre visite à mon voisin préféré.
D'un geste nonchalant, elle ajuste ses cheveux châtains sur ses épaules et manifestement satisfaite de sa sortie, elle plonge ses yeux bleus dans les miens, un petit sourire fielleux aux lèvres. Mon Dieu, mais comment peut-on être si abjecte ?
Je la hais, je la hais, je la hais !
Chauffée à blanc, j'adresse un regard interrogatif à l'encontre de Léandre qui, de son côté, n'en mène plus large du tout. De quoi est-ce qu'elle parle ? Un voisin ? Quel voisin ? Qu'est-ce que c'est que ces conneries ?
— Voisin préféré ? bredouillé-je, de plus en plus déstabilisée par l'information. Je ne comprends pas...
Je tente d'ignorer l'air victorieux qui s'épanouit sur le visage anguleux, mais parfaitement maquillé de Juliette, alors que Léandre m'adresse une œillade affolée qui en dit long sur l'étendue de ses non-dits.
De plus en plus rongée par l'impatience, je plante violemment mes dents dans ma lèvre inférieure, sentant immédiatement le goût métallique du sang sur ma langue. Cazzo. Distraite un instant par la douleur, je porte mon pouce à ma bouche pour pressurer ma plaie.
— Léandre ne t'en a jamais parlé ? s'étonne-t-elle, faussement ingénue. Mes parents possèdent une propriété à quelques kilomètres d'ici. Nos familles se connaissent et se fréquentent depuis... quoi ? Plus de dix ans maintenant, non ?
Dix ans... Ils se connaissent depuis dix putain d'années ?!?
Je manque de m'étrangler mais me contiens juste à temps, histoire de ne pas lui donner ce plaisir. Si la jubilation avait un visage, il aurait définitivement le sien. Une vraie garce sournoise.
En toute franchise, je crois ne l'avoir jamais vu si contente d'elle, terriblement satisfaite de ses petites combines malfaisantes. Sans le voir venir une seule seconde, elle a réussi à atteindre ce que pensais être intouchable : mon couple. Peu importe les vacheries qu'elle pouvait me faire, j'étais persuadée que Léandre était à l'abris de ses manigances. Assurément, je me trompais.
Quelle foutue idiote !
Pourtant, pas une fois, je ne l'ai vu la regarder, lui adresser la parole ou s'intéresser à elle. Lorsque je m'épanchais sur son épaule à son sujet, il était le premier à me défendre et à la mépriser pour ses agissements. Alors quoi ? Tout ça n'était qu'un rôle ? Une façon de me rabaisser davantage ? Dans quel but ? C'est absurde ! Je ne peux pas croire que Léandre soit son complice. Je refuse d'y penser.
Me sentant trahie, mon estomac se noue d'indignation alors que les prémices d'une colère montent irrémédiablement en moi. Quelle humiliation ! Deux ans que je partage sa vie, que je couche avec lui, que je le pensais être mon allié, mon ami. Deux ans de mensonge, oui ! Comment a-t-il pu me cacher un truc pareil ?
— Dix ans ? sifflé-je en grimaçant. Tu es pote avec cette garce depuis plus de dix ans et tu ne m'as rien dit ? C'est quoi ce délire ?
Cette fois, toute trace de contrition a déserté son beau visage, laissant place à un sérieux grave et déterminé. Je le connais. Le gentleman qui est en lui (permettez-moi à présent d'en douter...) veut se justifier, se dédouaner et se faire pardonner. Sauf que, jusqu'à preuve du contraire, Léandre d'Alayone est désormais un traitre.
— Écoute, c'est compliqué, je...
— Compliqué ? l'interromps-je brutalement en fronçant les sourcils. C'est une blague ? Tu crois réellement que je vais me contenter de ça ? Tu rêves, Léandre ! Tu connais Juliette depuis plus d'une putain de décennie et...
Il s'apprête à répliquer quelque chose mais je lève immédiatement la main pour l'en dissuader.
— ... et lorsque tu te mets à sortir avec moi, son « souffre-douleur », craché-je en mimant les guillemets, non seulement tu ne juges pas bon de m'informer de l'amitié qui vous lie, mais en plus, tu continues manifestement à la voir dans mon dos alors que tu sais pertinemment toutes les saloperies qu'elle m'a fait ! Compliqué ? Rien n'a jamais été aussi simple, au contraire !
Le souffle court, je le dévisage avec douleur, me sentant déçue et trompée par l'une des rares personnes en qui j'avais le plus confiance. Qu'est-ce qu'il s'imaginait ? Qu'il pouvait la recevoir ici sans que je le sache ? Dans mon dos ? Quel genre d'enfoirés cela fait-il de lui ?
— Milo, écoute-moi...
Résolu à se faire entendre, il tente de se lever mais lorsqu'il réalise qu'il est handicapé par sa blessure, il jure dans sa barbe et se laisse retomber sur son fauteuil. En le voyant lutter contre son état, j'esquisse un léger rictus sardonique.
Ça t'apprendra à me mentir...
— T'écouter ? Pour t'entendre me dire quoi ? Encore plus de mensonges ? Mais qui es-tu, putain ?
À côté de lui, Juliette exulte, se régale de la situation comme si elle assistait à la meilleure comédie de sa vie. Son air diabolique me donne envie de hurler. La fourberie exhalant par tous les pores de sa peau, elle récupère son verre de citronnade sur le petit guéridon situé à sa droite, puis le porte à ses lèvres sans nous quitter des yeux.
Demande à Ernest de t'apporter des pop-corn, pendant que t'y es...
— Ce n'est pas ce que tu crois...
Cette fois, je sens la colère gronder en moi, enfler, se répandre dans chaque millimètre de mon corps. « Ce n'est pas ce que tu crois... », sérieusement ? Cette phrase devrait être bannie à tout jamais de la langue française. Comment ose-t-il me balancer un truc pareil alors que tout est contre lui ? Ma crédulité a des limites.
— No mi prendere per il culo(1), Léandre ! explosé-je sans la moindre discrétion, repassant instinctivement à ma langue maternelle.
— Parle français, la rital, ici personne ne comprend ton charabia, se moque Juliette mais nous l'ignorons tous les deux.
J'ai rapidement appris à passer outre ce genre de remarques à vomir. Il faut vraiment être attardé mental pour sortir un truc pareil et je me fais un devoir de ne jamais négocier avec les terroristes. De son coté, Léandre semble avoir totalement oublié sa présence. Entièrement focalisé sur moi, il me scrute avec des yeux de merlans fris, désespéré de réussir à me convaincre.
— C'est la vérité, rétorque-t-il avec douceur. On se connait, je l'admets, mais nous ne sommes pas vraiment amis.
— Oh Léni ! Tu vas me vexer..., intervient à nouveau ma rivale d'une voix mielleuse qui m'hérisse de plus belle.
— Ferme-là, Juliette, putain ! lui aboie mon petit-ami d'un ton acerbe.
Son injonction fait vaciller légèrement son sourire victorieux et si je n'étais pas si en colère, je savourerai l'instant avec délectation. À la place, j'échange avec Léandre un regard lourd de sens et mon cœur bat si fort qu'il vibre comme un tambour. Frustré, ce dernier passe une main dans ses cheveux avant d'insister :
— Elsa, ma belle...
Ses yeux luisants d'un trop-plein de vulnérabilité me portent un coup au ventre. J'ai envie de lui faire confiance mais je suis tellement en rogne ! Il y a forcément une explication, une raison logique et valable mais pour le moment, tout me semble injustifiable.
Plutôt gonflé quand on sait qu'il y a tout juste une demie heure, tu fantasmais sur le corps parfait de son frère aîné... Dio mio, quel bordel.
— Qu'est-ce qui se passe ici ?
En parlant du loup... on en voit la queue.
La voix puissante de Térence retentit derrière moi, mais trop préoccupée par la situation, je ne me retourne pas, l'attention entièrement focalisée sur mon mec. En apercevant son frère, Léandre soupire tandis que Juliette se redresse sur son siège tout en battant des cils comme une précieuse du XVIIème siècle. C'est à ce moment-là que je remarque sa robe courte et surtout la profondeur inappropriée de son décolleté. Non pas qu'elle ait quoi que ce soit à montrer au balcon, mais tout de même... qu'est-ce que c'est que cette tenue ?
— Oh salut, Térence ! s'exclame-t-elle avec un sourire éclatant. Ça me fait plaisir de te voir. Comment vas-tu ? Ça fait un bail !
Ben voyons, ça mange à tous les râteliers à ce que je vois.
— Juliette.
La solennité glaciale avec laquelle il la salue me pousse à jeter un bref un coup d'œil par-dessus mon épaule et lorsque je découvre l'expression de son visage, je ne peux retenir un petit sourire revanchard. L'indifférence avec laquelle ses yeux la mesure du regard est telle, qu'elle me donnerait presque envie de pleurer si elle m'était destinée.
Nullement découragée (elle doit avoir l'habitude depuis dix ans) ou trop imbue d'elle-même pour le remarquer, elle lui adresse un sourire enjôleur dont il ne s'émeut absolument pas et pour la première fois depuis que je le connais, je remercie le ciel d'avoir fait de lui un tel glaçon.
Qui plus est, en dépit du volume impressionnant de la pièce, sa présence apporte subitement une dynamique nouvelle à l'espace. Une tension si soutenue, qu'il me faut puiser dans la réserve de mon self-control pour ne serait-ce que respirer correctement. Embarrassée à l'idée qu'il ait pu assister – même juste un peu – à cette scène de ménage ridicule d'adolescents, je mordille nerveusement l'intérieure de ma joue tout en constatant à quel point l'atmosphère s'est lesté d'une gravité presque électrique depuis son arrivée.
Toujours vêtu de son jean et d'un t-shirt, les cheveux ébouriffés par l'effort, il semble revenir tout juste du jardin et contrairement à tout à l'heure, il est redevenu parfaitement maître de lui-même. Les mains posées sur le dossier de l'un des nombreux fauteuils du salon, il observe la scène, d'un air sombre et perplexe, sans en comprendre les tenants ni les aboutissants. Enfin, lorsqu'il remarque l'attitude abattue de Léni, sa posture jusqu'alors détendue se raidit.
— Léandre ?
Cette fois, sa voix est légèrement plus aimable, presque concernée par l'état d'esprit de son benjamin. Plongé dans ses pensées, ce dernier lève la tête et d'un mouvement bref du menton, il le rassure en disant :
— C'est bon, tout va bien.
L'aîné le dévisage quelques secondes de plus, dubitatif, mais n'insiste pas. Puis, son regard glisse brièvement sur moi – juste quelques secondes à peine plus longues qu'un battement de cœur, comme s'il n'avait pas pu résister à l'envie de le faire. En en prenant conscience, une sorte de frisson me saisit le corps tandis qu'une chaleur vient s'épanouir entre mes deux omoplates.
Seigneur, il faut que je me calme.
— Parfait. Juliette, j'imagine que l'on te voit demain soir ? s'enquiert-il pour changer de sujet alors qu'il commence déjà à se diriger vers la sortie en face de lui.
Demain soir ? Oh non, ne me dites pas qu'elle est invitée ?
— Bien sûr ! Comme tous les ans, je ne manquerais ça pour rien au monde, minaude-t-elle en enroulant l'une des mèches de ses cheveux autour de son index.
Génial. Non, vraiment, c'est tout bonnement putain de génial !
C'est un cauchemar. Tu parles d'un havre de paix ! Si j'avais su, je serais restée à Paris. Enfin, de toute façon, ce n'est pas comme si j'avais l'intention d'y aller...
Toujours drapé de sa sévérité habituelle, Térence opine laconiquement du chef en entendant sa réponse.
— Léandre, si tu croises Octavie, enchaîne-t-il avant de passer le pas de la porte, dis-lui que je l'attends d'urgence dans mon bureau.
Mon petit-ami acquiesce d'un geste mou de la main alors que la voix de son frère n'est déjà presque plus audible depuis la pièce d'à côté. Une fois disparu, Léandre sort rapidement de son mutisme et sans attendre, il déclare d'un ton sans appel et sans même lui jeter un regard :
— Juliette, on ne te retient pas.
Toujours à sa place, elle sursaute, surprise d'être congédiée de manière si peu élégante. Malgré cela, outrageusement contente d'avoir semé la zizanie, elle finit par bondir sur ses espadrilles à talons avant de récupérer son petit panier en osier au pied du fauteuil.
— J'ai plein de choses à faire avant la soirée de demain de toute façon, pérore-t-elle, agaçante au possible.
C'est ça, allez, va t'étouffer avec ta robe de créateur.
Elle jette un dernier coup d'œil derrière elle pour être sûre de n'avoir rien oublié puis tout en se faufilant entre les meubles, elle ajoute :
— Je connais le chemin, ne vous dérangez pas pour moi.
Je ne prends évidemment pas la peine de réagir et Léandre non plus. Après son départ, une longue minute s'écoule durant laquelle nous restons silencieux, lui assis et moi toujours debout près de la cheminée.
De là où je me trouve, j'ai soudain l'impression qu'un gouffre nous sépare. Pour la première fois, depuis que nous sommes ensemble, je ne sais plus vraiment qui j'ai en face de moi. Évidemment, je serais malhonnête si j'affirmais que nous ne nous sommes jamais disputés. En deux ans de relation, il y a eu quelques désaccords, mais jamais rien de trop sérieux, en tout cas rien qui ne puisse se résoudre facilement avec quelques excuses et une bonne partie de jambes en l'air.
Or, cette fois, c'est différent. Il ne s'agit pas d'une vulgaire dispute du quotidien. Non, cette fois, il m'a menti, ou du moins, il a omis sciemment de me dire une partie de la vérité et c'est... dur à avaler.
Je ne demande pourtant pas la lune. Bien sûr, j'ai ma personnalité, des défauts et des lubies, mais je ne suis pas quelqu'un de très exigeant. En somme, je ne fais pas partie de ces nanas qui tiennent leur partenaire par leurs couilles. J'estime qu'un homme est un homme et que, dans un couple, chacun à sa place. Je n'attends pas que mon mec agisse comme une fille. Loin de là. Quel en serait l'intérêt ? Seulement, si peu de choses me sont essentielles, j'exige tout de même de mon partenaire un minimum de garanties. Manque de chance pour Léandre, la confiance et l'honnêteté en font partie.
— Je suis vraiment désolé. Je n'ai aucune excuse, murmure-t-il, les yeux rivés sur les motifs du tapis persan.
La gorge sèche, j'avale ma salive plusieurs fois pour tenter de la réhydrater, en vain. Je n'arrive pas à croire que nous en soyons arrivés là. Car même si je suis en colère contre lui, je déteste l'idée de lui en vouloir... Pourtant, les faits sont là, je n'ai pas le choix. Impossible de laisser passer ça. Autrement, quelle estime aurais-je de moi-même ?
— Pourquoi ? croassé-je avec peine, sonnée par la palette d'émotions diverses qui vient de me tomber dessus.
Il hausse candidement les épaules comme pourrait le faire un enfant.
— Très franchement, je ne sais pas. Je crois que j'avais un peu honte.
Étonnée, je secoue la tête.
— Honte ? De quoi exactement ?
D'un geste nerveux, il frotte son front avec le dos de sa main avant de la laisser retomber sur sa cuisse. Je ne l'ai jamais vu comme ça. Lui qui est d'habitude toujours si assuré, il a soudain l'air mal à l'aise, gauche, sur le fil du rasoir. Il me ferait presque de la peine si je n'étais pas si déçue.
— De la connaître, de l'avoir fréquenté avant toi, de l'avoir apprécié à un certain moment de ma vie, précise-t-il en détournant le regard. J'ai fait le con, j'aurai dû te le dire.
Un silence s'ensuit durant lequel mon cerveau analyse minutieusement ce qu'il vient de m'avouer. Or en dépit d'une certaine logique, quelque chose dans son discours me fait tiquer. Perplexe, je fronce les sourcils.
— Je ne comprends pas, si tu avais si honte que ça, que faisait-elle ici ? Dans ce salon ? À boire une foutue de citronnade avec toi comme si vous étiez les meilleurs amis du monde ? le questionné-je en montant malgré moi dans les tours. Je vous ai entendu rire, Léandre. Rire ! De mon point de vue, tu n'avais pas franchement l'air de subir la situation...
Nos yeux se croisent mais les siens se font de nouveau fuyants. Qu'est-ce qu'il me cache, à la fin ? Pourquoi tout ça me semble extrêmement fumeux ?
— Ce n'est pas...
Encore une fois, il s'arrête, cherchant les mots adéquats, mais de plus en plus agacée par ses excuses nébuleuses, je ne lui en laisse pas le temps.
— Ce n'est pas quoi ? Non mais explique moi, j'aimerais comprendre ! Cela fait des jours que j'essaye de te faire sortir de ta coquille, de t'inciter à voir du monde, à m'accompagner dehors pour te changer les idées et pas une seule fois, je n'ai réussi à te convaincre. Et quoi ? À la minute où elle se pointe, tu t'habilles et tu le fais ? Tu te fiches de moi, c'est ça ? Je passe pour quoi, moi ? Tu réalises l'image que ça donne ? Tu n'es pas cohérent !
De guerre lasse, il lâche un petit grognement de frustration tout en basculant la tête vers l'arrière. Après quelques secondes à fixer le plafond, il reprend sa position initiale et plante enfin ses yeux dans les miens.
Sans réussir à me l'interdire, je me perds un instant dans le bleu cristallin de ses prunelles, frappée par la lueur incertaine qui y luit. Il est évident qu'il a conscience d'avancer en terrain miné. Je suis à deux doigts de partir en cacahuète, il le sent et quelque part, cela me rassure. Je suis contente qu'il prenne tout ça au sérieux.
— Je te l'ai dit, c'est compliqué, martèle-t-il, résolu malgré tout à m'en persuader. Les Kessel sont des amis de la famille depuis des années. Si elle débarque à l'improviste, je peux difficilement la renvoyer d'où elle vient. Théo est très ami avec son frère aîné, ma mère organise des ventes de charité avec la sienne. Nos familles sont trop liées pour que je ne fasse pas un minimum semblant, mais cela ne veut pas dire que je l'apprécie pour autant. En tout cas, plus depuis que je suis avec toi et que je sais quel genre de fille elle est en réalité.
Ses arguments tempèrent un instant la brûlure de sa trahison mais n'expliquent toujours pas pourquoi il ne m'a rien dit.
— Et alors ? Tu aurais pu m'expliquer, j'aurai compris. Pourquoi me l'avoir caché ?
Je le dévisage, méfiante, dans l'attente de savoir ce qu'il compte enfin me répondre.
— Je te l'ai dit, je ne sais pas...
Un élan de déception me submerge, frustrée de ne pas avoir d'éclaircissements clairs, nets et précis. Très vite, ma désillusion se transforme en une vague d'exaspération pure qui m'échauffe à nouveau le sang. C'est vraiment tout ce qu'il trouve à dire ? « Je ne sais pas. » ? Décidément, il n'a que ces mots-là à la bouche ! Un peu trop facile et franchement léger, si vous voulez mon avis.
— Et comme tout ce qui touche à Juliette te rend folle, renchérit-il légèrement sur la défensive, j'ai préféré éviter d'ajouter de l'huile sur le feu.
Bien sûr, comme c'est pratique ! Croit-il vraiment que je vais me satisfaire de ça ? Pour qui me prend-t-il ? Pour une pauvre cloche ?
— Et pour cause ! fulminé-je avec une acrimonie qui m'étonne moi-même. Je te rappelle qu'on parle de la fille qui a remplacé l'encre de mes stylos par du liquide vaisselle, qui a volé mes copies d'examens de fin d'année pour les jeter dans la Seine, qui a couché avec l'un des profs des Beaux-Arts pour m'évincer de mon poste de modèle et qui a raconté à toute la promo que mon père était mort d'une cirrhose du foie parce qu'il était alcoolique ! Tu crois que j'exagère ?
Il fait dodeliner sa tête, très sérieux, avant de se défendre :
— Non, bien sûr que non, évidemment que tu as le droit d'être en colère, ce n'est pas ce que je dis, mais... je crois que je voulais juste t'épargner.
— Ah, tu « crois », seulement ? me moqué-je en croisant les bras sur ma poitrine, le corps secoué par une vive adrénaline.
Il m'octroie un regard sourcilleux.
— Arrête, tu sais très bien ce que je veux dire. Je savais qu'apprendre que j'avais été ami avec elle allait te blesser. Je veux dire... regarde-toi ! Tu as vu dans quel état tu es ?
Sa tirade paternaliste me fait hoqueter et piquée à vif, mon estomac se noue d'indignation.
— Putain, mais tu n'as vraiment rien compris, en fait ! m'écrié-je, furieuse, à deux doigts de taper du pied sur le sol. Je ne suis pas hors de moi parce que tu la connais, Léandre, je suis hors de moi parce que tu me l'as caché !
— J'ai très bien compris, Elsa, mais mets-toi un peu à ma place ! finit-il par s'enflammer à son tour. Quel genre de mecs cela fait-il de moi d'avoir été ami avec une fille comme elle ? Je te mentirais si je te disais que je ne l'ai jamais appréciée. Avant toi, elle faisait partie de mon cercle de potes et on a passé un nombre incalculable de soirée ensemble, à boire, à rire, à danser. Elle était sympa, marrante et toujours prête à s'amuser...
Un petit ricanement sardonique s'échappe de ma gorge en entendant sa description.
— Évidemment qu'elle l'était ! Pourquoi ne le serait-elle pas ? Tu t'es vu ? Tu es canon, intelligent, charmant et cultivé. Ton nom à une particule et tu passes tes vacances dans un putain de château ! Tu n'as toujours pas compris qu'il n'y a que ça qui l'intéresse ?
Son expression s'assombrit.
— Je l'ai compris avec toi, mais encore une fois, j'avais honte. Combien de filles a-t-elle martyrisé sans que je le sache ? Peut-être même à l'époque où j'étais encore ami avec elle ? Je me suis senti complice.
Il n'est pas sérieux...
— Complice ? Mais enfin, tu n'es pas tout de même pas mégalo à ce point pour te croire responsable de ses actes ! Tu n'es pas son père !
— Je n'en sais rien, Elsa, ok ? gronde-t-il. Je n'en sais rien !
— Décidement, tu ne sais pas grand-chose..., baragouiné-je entre mes lèvres pincées.
— En tout cas, c'est comme ça que je l'ai ressenti, poursuit-il sans m'avoir entendu. Manifestement, c'était une erreur et je la regrette.
La regrette-t-il sincèrement ? À première vue, il en a l'air. En revanche, je n'arrive pas tout à fait à accepter ses explications. Au fond, quelque chose ne colle pas mais je ne saurai pas dire quoi. L'esprit ailleurs et les yeux dans le vague, je reprends pied avec la réalité lorsque je l'entends à peine murmurer :
— Crois-moi...
L'accablement que j'entends dans sa supplique est aussi douloureuse qu'un coup de poing dans l'estomac. Pourtant, ce n'est tout de même pas de ma faute si nous en sommes là ! Non, je ne culpabiliserai pas, je refuse de laisser ma trop grande faiblesse dicter ma conduite. Je ne serais plus cette une bonne poire qui se fait marcher sur les pieds. Je l'ai trop été par le passé et cela ne m'a jamais rendu service.
En proie à un mélange de tristesse et d'incertitude, je ferme les yeux et compte jusqu'à dix afin de rassembler mes idées. Mes nerfs sont trop à vif pour réussir à démêler le foutoir de mes pensées contradictoires.
Malgré la sincérité manifeste de ses propos, une petite partie de moi n'arrive pas à être complètement convaincue par ces derniers. Il me manque une pièce du puzzle pour tout comprendre et même si je suis tout bonnement déterminée à la trouver, j'ai d'abord besoin de sortir d'ici, de mettre de la distance entre lui et moi, pour y réfléchir correctement, à tête reposée.
— J'ai envie de te croire, Léni mais..., soufflé-je en plantant mes yeux dans les siens.
Tout en parlant, je remarque alors à quel point il prend sur lui pour masquer sa déception et à ma grande surprise, je ne m'en émeus presque pas.
— Laisse-moi un peu de temps, d'accord ? ajouté-je pour le rassurer, moi-même à peine convaincue par mes mots.
Résigné, il accepte.
— Très bien, tu sais où me trouver.
Sans attendre davantage, je fais volte-face puis sors de la pièce à vive allure, le cœur amer, avide de vérité et de justice.
(1). Équivalent de : « Ne me prends pas pour une conne ! » en italien.
***
Aie, aie, aie ! Voilà quelque chose qui n'était pas prévu pour Elsa... Pas si parfait que ça le Léandre, finalement !
Avouez, vous adorez Juliette... ahahah !
Je pars en vacances aux Pays-Bas pour les fêtes, donc il n'y aura pas de nouveaux chapitres pour les deux prochains dimanches. J'espère que vous comprendrez :-) Elsa, Léandre et Térence reviendront en force à la rentrée !
Bonnes fêtes à toutes !
Diane xxxx
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