PARTIE I - Chapitre 12

DING, DING, DING, C'EST DIMANCHE !

Il est là, tout beau, tout frais... Vous allez aimez, je pense... enfin j'sais pas, enfin p'têtre (t'as la réf ?)

Enjoyyyy et rendez-vous dans les commentaires ;-)

***

Plus perdue et abattue que jamais, j'essuie les quelques larmes de désespoir qui m'ont échappé et rejoint rapidement les abords du château, malgré tout résolue à ne pas me laisser décourager. À l'entrée du jardin, je salue l'équipe de paysagistes qui s'affaire entre les bosquets avant qu'une succession de coup de feu provenant de l'une des prairies derrière les écuries ne détonne dans les airs. Défiant la logique qui devrait m'inciter à rentrer me mettre à l'abris, je bifurque pour m'approcher.

Ma curiosité me tuera... littéralement.

Sur le chemin, je croise trois types qui discutent jovialement et sans pouvoir résister, je les alpague pour leur demander ce qui se passe. Ils m'informent alors que Jehan, sa femme ainsi que d'autres invités sont en train de tirer au pigeon. Ne comprenant pas un traître mot de ce que cela signifie, ils m'expliquent gentiment qu'il s'agit d'un exercice d'adresse et d'entrainement à la chasse qui consiste à tirer sur des plateaux d'argile (simulacre de pigeon) projetés dans les airs.

— Jetez-y un coup d'œil, c'est amusant et cela défoule, me conseille l'un des mecs dont le pantalon de toile est aussi rose que la robe de ma Barbie préférée.

Je les remercie et reprends ma route, très curieuse de découvrir cette pratique étrange. En arrivant sur place, je suis surprise d'y trouver plus de monde que je ne le pensais. Sur le pas de tir, quatre ou cinq personnes, dont certaines vêtues d'un gilet, d'une paire de lunettes ou d'une casquette surmontée d'un casque de protection auditive, attendent sagement leur tour, un calibre 12 posé sur l'épaule. Plus en retrait, sous une tente et autour d'un petit bar éphémère tenu par deux domestiques, une dizaine d'admirateurs suivent les performances des tireurs en discutant, une citronnade à la main.

Pull ! crie le tireur en place qui n'est autre que Montfaucon.

Immédiatement, un plateau d'argile, propulsé par un lanceur automatique, s'élève à toute vitesse dans le ciel et dans un mouvement de grande dextérité, Jehan le vise avec son canon puis tire. Dans un fracas lointain, le plateau explose en plein vol avant de retomber sur le sol en de multiples débris.

Très impressionnée, j'observe le meilleur ami de Térence charger une autre cartouche dans son fusil avant de se remettre en position.

Pull !

— Limonade ?

L'attention toujours focalisée sur Jehan, je jette un bref coup d'œil à la jolie rousse qui vient de m'adresser la parole avant de remarquer le verre qu'elle me tend. 

— Oh oui, merci beaucoup ! m'exclamé-je en acceptant la boisson avant d'en boire une longue gorgée.

Elle m'adresse un sourire chaleureux qui atteint ses beaux yeux verts puis s'avance à mes côtés. Plus âgée que moi, elle est jolie, vraiment jolie et surtout particulièrement stylée. Autour de sa tête, un foulard de soie aux motifs fluo met en valeur ses mèches d'un profond blond vénitien alors qu'à ses oreilles pendent deux grosses croix baroques serties de pierreries fines. Son look coloré dénote carrément au milieu de toutes les autres invitées très collier-de-perle-carré-Hermès.

— Olympe de Passemar de Saint André d'Alban, mais tu peux m'appeler Oly, se présente-t-elle en m'offrant sa main.

Eh bah... quel nom ! Comment fait-elle pour s'y retrouver ?

— Je sais, cela surprend toujours la première fois, plaisante-t-elle en voyant ma tête.

Je lui rends son sourire, amusée par son franc-parler.

— Je m'appelle Elsa, rétorqué-je en glissant ma paume contre la sienne. 

— Ravie de te rencontrer Elsa, je suis une cousine germaine des Alayone. Mes parents ont une propriété dans le coin. Comment va Léni ?

Sa capacité à passer du coq à l'âne me donne le tournis, mais la trouvant sympathique, je me prête au jeu. 

— Plutôt bien ! En dehors de la douleur, il prend les choses avec philosophie.

— Tant mieux, à son âge, cela serait dommage de se laisser abattre pour si peu.

Plus bas, le blond a été remplacé par un autre tireur. À intervalle régulière, les coups de feu retentissent dans la prairie, rythmant les conversations aux alentours.

— Tu en as déjà fait ? me demande-t-elle en le désignant d'un geste du menton.

Je secoue la tête.

— Non, jamais.

Son visage gracieux s'illumine.

— Ah ! Alors il faut essayer au moins une fois. Jehan, on a besoin de toi ! s'écrie-t-elle soudain en direction de ce dernier qui, quelques mètres plus loin, discute avec une femme très enceinte.

En entendant son prénom, Montfaucon redresse la tête et lorsqu'il repère Olympe, il esquisse un sourire avant d'embrasser le front de son interlocutrice – très probablement sa femme, puis nous rejoint en quelques enjambées.

     — Elsa ! m'accueille-t-il avec aménité. Comment allez-vous ? Et surtout, comment va Léandre ?

À l'instar d'Olympe, je l'informe rapidement de l'état de santé de mon petit ami. Satisfait, il s'enquiert ensuite de mes propres états d'âme – ce que je trouve très prévenant, avant de me proposer de se tutoyer, ce que j'accepte évidement.

— Je vois que tu as rencontré ma cousine..., affirme-t-il à propos de la rouquine.

Étonnée d'apprendre qu'ils sont de la même famille, mes yeux s'écarquillent de surprise.

— Oh, vous êtes aussi cousins ?

Il louche vers moi en retenant un petit sourire en coin.

— Ma grande, tu apprendras vite que dans ce milieu, tout le monde est cousin avec tout le monde.

— Même quand ce n'est pas le cas, précise Oly en riant.

Jehan lui rétorque quelque chose qui la fait rire de plus belle, mais je ne les écoute déjà plus. Je ne les écoute plus car à une poignée de mètres de notre petite bande, Térence et Tonia viennent de faire leur entrée.

À première vue, rien ne pourrait laisser penser qu'ils sont amants. Marchant côte à côté sans se toucher, ils ne s'accordent pas un regard et semblent à des années-lumière l'un de l'autre. Pourtant, lorsqu'un ami de Térence s'approche pour engager la conversation, elle en profite pour couler vers lui une œillade discrète mais totalement énamourée qui ne m'échappe pas.

Je me demande quel âge elle a. Elle parait plus jeune que lui, mais la sévérité de son visage la vieillit. J'ai rarement vu une femme aussi froide. Plastiquement, il n'y a rien à dire, elle est parfaite, mais sous cette façade éblouissante transparait une tristesse, une mélancolie que je ne saurais expliquer. Un vide abyssal qui me donne la chair de poule.

— Regardez qui voilà, marmonne ma voisine en les désignant d'un mouvement de la tête.

— Cela t'étonne encore ? l'interpelle Jehan avec une ironie qui pique ma curiosité.

Décidemment... personne n'a l'air d'apprécier la relation que Térence entretient avec cette nana.

— Plus rien ne m'étonne, mon Jehannot, lâche Olympe dans un soupir dramatique.

Très vite, les deux amants s'éloignent l'un de l'autre, chacun rejoignant leur propre cercle amical. Térence emboite le pas de son ami qui se dirige déjà vers le pas de tir tandis qu'elle atteint le buffet. Les yeux toujours posés sur Tonia, je déglutis avant de retrouver l'usage de ma voix.

— C'est aussi une cousine, j'imagine ?

Avec mes gros sabots, je prêche le faux pour savoir le vrai, mais sait-on jamais, peut-être que cela me permettra d'en apprendre davantage sur cette fille.

— Oh que non, lâche-t-elle dans un rire de gorge peu gracieux.

Feintant l'innocence et l'idiotie, je demande :

— Non ?

— Non, c'est plutôt... (elle cherche ses mots) ... la favorite en titre.

Le terme employé fait rire Jehan et me fait hausser les sourcils. La favorite ? Carrément ? Mais où est-on là ? À la cour de Versailles ? Combien de maîtresses a-t-il comme ça ?

— Du genre Montespan favorite en titre ? la questionné-je, trouvant néanmoins ma suggestion complètement absurde.

Olympe éclate de rire et je sens mes joues rosir. 

— De ce genre-là, oui, mais La Voisin(1) et les poisons en moins.

Voilà qui est rassurant... ou pas.  

— Tonia, c'est ça ?

— Oula, malheureuse ! persifle-elle avec une certaine dose d'humour. Ne t'avise surtout pas de l'appeler comme ça en public.

Mon front se plisse d'incompréhension.

— Ce n'est pas son prénom ?

Elle secoue la tête. 

— Ce n'est qu'un surnom affectueux et il est uniquement réservé à Térence ou à sa petite sœur, Alexandra. Non, pour nous autres ploucs, c'est Son Altesse Royale la Princesse Antonina Mikhaïlovna Galitzine.

L'inattendu de sa révélation fait légèrement décrocher ma mâchoire. 

— Tu plaisantes ?

Elle glousse en voyant mon expression ahurie.

— Non, c'est réellement son titre, mais je te rassure, personne ne l'appelle comme ça. Antonina, c'est très bien... ou la Tsarine, murmure-t-elle sur le ton de la confidence. C'est en tout cas comme ça que je la surnomme derrière son dos.

Très impressionnée, je pose sur Tonia un regard nouveau. Je savais qu'elle était différente mais pas à ce point. Une princesse russe... c'est tellement romanesque ! Quand j'étais enfant, Anastasia a longtemps été mon dessin animé préféré avant qu'il ne développe chez moi un fort intérêt pour la cour impériale de Russie. Je crois qu'à ce stade, j'ai visionné tous les documentaires existants sur les Romanov.

— C'est une vraie de vraie princesse ?

Amusée par mon air béat, Olympe me sourit.

— Oui, mais ce n'est plus qu'un titre honorifique. Malheureusement, cela ne veut plus dire grand-chose aujourd'hui. Comme beaucoup de russes blancs, sa famille a fui la révolution bolchévique de 1917. Son arrière-grand-père était officier de la garde de cavalerie impériale du Tsar comme elle aime si souvent le rappeler.

L'irrévérence de son intonation ne m'échappe pas et cette fois, je ne me gêne pas pour dire :  

— Tu n'as pas l'air de beaucoup l'aimer...

Je bois une nouvelle gorgée de ma boisson sans la quitter des yeux.

— Ce n'est pas vraiment elle que je n'aime pas, admet-elle, c'est son obsession pour Térence. Leur relation a toujours été chaotique et malgré le fait qu'il ait rompu à plusieurs reprises, elle a toujours réussi à le reprendre dans ses filets. C'est sans fin et surtout hyper malsain. Térence mérite mieux que ça.

Intéressant... et qu'en est-il de lui ? Est-il aussi obsédé par elle qu'elle ne l'est par lui ? Malheureusement, je ne peux pas vraiment lui poser la question sans passer pour une fouineuse. Après tout, je ne suis pas censé m'intéresser – à ce point – à la vie amoureuse du frère de mon mec...

— Ils sont ensemble depuis longtemps ? demandé-je, à la place.

— Officieusement, je crois qu'ils sont amants depuis deux ou trois ans, peut-être un peu plus, je ne sais pas exactement. Comme tu peux le voir, ils sont extrêmement discrets sur le sujet. 

— Et officiellement ?

— Officiellement, ils ne sont censés qu'être potes. Les Galitzine sont des amis des Alayone depuis plus de trente ans. Le père d'Antonina, Mikhaïl Alexandrovitch Galitzine était le banquier de Tancrède, le père de Térence.

Je repense à l'échange que j'ai surpris dans le labyrinthe. Voilà pourquoi ils s'étaient cachés là-bas. Seulement, je n'en saisis pas vraiment la raison.

— Pourquoi ne pas s'afficher ensemble ?

— Ah ça... tu comprendras vite en vieillissant que les hommes sont des créatures compliquées.

Sa réponse, qui n'en est pas vraiment une, n'assouvit en rien ma curiosité maladive. Qu'est-ce qui les empêche d'être ensemble ? Une autre femme ? Un mari ? Des rivalités familiales ? Olympe a l'air de laisser penser que les problèmes viennent surtout de Térence. À quoi cela est-il dû ? Et surtout, pourquoi personne ne semble décidé à me répondre franchement lorsque je pose des questions sur le maître des lieux ? Ce parfum de mystère commence sincèrement à me donner la nausée.

— Je ne vois absolument pas de quoi tu parles, intervient Jehan qui, depuis le début de cette conversation sur les amants maudits, est resté silencieux.

Pourtant, il doit en savoir des choses lui qui est comme cul et chemise avec Térence !

— Les mecs et leur mauvaise foi..., ricane Oly en levant les yeux au ciel.

— Je t'assure, demande à Alix, elle te dira que je suis un mari exemplaire.

— Je n'y manquerai pas... Bon ! tape-t-elle finalement dans ses mains pour changer de sujet. Elsa, il est temps pour toi de t'essayer au ball-trap. Jehan, t'es dispo pour l'initier ?

— Bien sûr !

— Génial, je vous laisse, j'ai un truc à dire à Octavie. Elsa, j'ai hâte d'avoir tes impressions ! s'exclame-t-elle en me pointant du doigt.

Je rigole et aussi soudainement qu'elle est apparue, elle s'évapore, me laissant seule avec son ami.

— C'est apparemment la semaine de toutes les découvertes ! me glisse-t-il alors qu'il m'invite à le suivre. Tu n'as jamais tiré au fusil ?

Hésitante, je le dévisage d'un œil médusé qui le fait rire.

— Je vois. Tu n'as aucune inquiétude à avoir, c'est moins compliqué que cela en a l'air et promis, tu ne tueras personne par maladresse.

— Je ne parierais pas trop là-dessus, si tu veux mon avis, marmonné-je en le regardant, l'œil caustique.

Il me sourit, se voulant rassurant mais je ne peux me retenir d'appréhender l'exercice. Tirer à l'arme à feu... ce n'est pas anodin tout de même.

— N'intellectualise pas trop, Elsa. Dis-toi qu'on peut tout autant tuer quelqu'un en tirant à l'arc et pourtant, personne ne s'en offusque. Tout va bien se passer. 

Une fois sur place, mon acolyte va me chercher un gilet, un casque ainsi qu'une paire de lunettes qu'il me propose aussitôt d'enfiler.

— Comme il y a du soleil, il te faudrait idéalement une casquette mais on s'en passera. Voilà ton fusil, me dit-il en plaçant sur mon épaule un calibre 12 vide et ouvert.

— C'est plus lourd que je ne le pensais, remarqué-je avec étonnement.

— Cela va aller ?

Je confirme.

— Pour des raisons de sécurité, embraye-t-il, tu dois toujours te balader avec ton arme ouverte et ne la charger qu'au pas de tir. Tu as normalement quelques cartouches dans les poches de ta veste.

Je vérifie rapidement en tapotant le vêtement et acquiesce.

— Parfait, c'est parti, conclut-il sans me laisser le temps d'y réfléchir à deux fois.

Sur place, une petite dizaine de tireurs, fusil à l'épaule, observent, admiratifs, les salves vives et adroites d'une jolie blonde qui se plie à l'exercice. Vêtue d'une robe à fleurs et d'une paire de sandales à talons, elle ne porte ni veste ni lunettes, détonnant étrangement au milieu de ses compagnons masculins.

Pan. Pan. Pan. Pan.

Attentive et concentrée, la fille est excellente et ne rate aucun de ses coups. C'est... impressionnant. En une dizaine de secondes supplémentaires, elle abat cinq autres palets sans le moindre effort.

Et je suis censé passer après ça ? Merci du cadeau. 

— Rassure-moi, ce n'est pas son premier jour, si ?

Jehan étouffe un éclat de rire en remarquant mon air paniqué. 

— Non, Thaïs est tireur d'élite au RAID. Elle fait partie des rares femmes à avoir intégré l'unité depuis une quinzaine d'années. C'est une promenade de santé pour elle.

Ah oui, d'accord. 

— Waw... c'est gênant, m'exclamé-je le visage déformé par une grimace à mi-chemin entre l'admiration et l'horreur.

Cette fois, mon acolyte rigole franchement et je ne peux brider mon envie de rire nerveusement avec lui.

— Tu n'as pas à être gênée, hormis peut-être Stanislas qui a été chasseur alpin pendant dix ans, personne ne tire mieux qu'elle. D'autant plus, qu'elle est adorable, jamais elle ne se permettrait de se moquer de qui que ce soit.

Nous passons les minutes suivantes à admirer les prouesses de la jolie Thaïs avant qu'elle ne cède enfin son tour. Alors que Jehan m'invite à prendre sa place, cette dernière me lance un sourire encourageant. Elle est plus jeune que je ne le pensais. La petite trentaine, au max.

C'est dingue quand j'y pense, alors que la plupart des gens se lèvent tous les matins pour aller s'asseoir derrière l'écran d'un ordinateur, cette belle blonde toute pimpante, au sourire angélique, bosse dans l'unité d'élite de la Police nationale. Qui l'eut cru ? Je me demande à quoi peut bien ressembler le planning type de ses journées.

Je vois d'ici le truc :

5.00 : réveil-douche-café

6.00 : libération d'otages

10.00 : arrestation de terroristes

12.00 : protection rapprochée du ministre de l'intérieur

14.00 : neutralisation de forcenés

17.00 : mission de filature 

19.00 : interpellations de dangereux malfaiteurs

20.00 : dodo (bien mérité)

Et toi, Pablo, ça avance le dossier d'assurance auto de Madame Duchmol ?

— Bonne chance, me lance-t-elle alors qu'elle me dépasse.

Je baragouine un « merci » inaudible tout en m'avançant d'un pas lourd vers mon instructeur qui m'attend, tout sourire. Une fois à sa hauteur, il se met à m'expliquer tout un tas de trucs sur la position à adopter pour être le plus efficace possible ou encore la façon de tenir correctement mon arme.

— ... il faut que tu sois le plus stable possible sur tes deux pieds. Bien à plat. Le gauche doit être en direction de la cible et le droit doit servir d'encaissement. Comment tu te sens ?

Je fléchis les genoux pour enfoncer ces derniers dans la terre, m'assurant d'être parfaitement ancrée.

— Plutôt bien.

Face au champ, je ne prête plus attention à ce qui m'entoure, concentrée sur les instructions de mon professeur qui évolue autour de moi.

— Parfait, surtout n'oublie pas : le fusil dans le creux de ton épaule, la joue collée, l'œil fermé.

Je me mets en position, plus focalisée que jamais. Mon arme n'est pas encore chargée, mais je suis déjà plus à l'aise qu'il y a cinq minutes.

— Tu permets ?

Derrière moi, une voix grave mais non moins familière nous interrompt. Surprise, je tourne la tête dans sa direction pour finalement apercevoir la carrure athlétique de Térence se matérialiser aux côtés de Jehan.

Génial, il ne manquait plus que lui.

Que veut-il ? Ne voit-il pas que sommes occupés ?

La gorge serrée, je déglutis en fixant le léger renflement de sa pomme d'Adam pour ne pas avoir à le regarder dans les yeux. Je ne voudrais pas me trahir et lui laisser entendre que je sais des choses que je ne devrais pas savoir. Car je me connais, on lit en moi comme dans un livre ouvert. Je suis d'ailleurs probablement aussi rouge qu'une tomate à l'heure qu'il est.

Toutefois, je constate qu'en plus d'avoir la peau particulièrement hâlée (oui, je remarque ce genre de trucs quand je suis nerveuse), il a laissé tomber sa veste. Désormais en bras de chemise, les manches relevées sur ses avant-bras musclés et la tête couverte d'une casquette de baseball bleu marine, il a l'air beaucoup plus décontracté et plus jeune aussi, bien qu'il ne fasse pas particulièrement son âge non plus. D'ailleurs, je ne sais même pas quel âge il a exactement.

Sans perdre de temps, il esquisse un petit geste subtil du menton, priant silencieusement – ou plutôt enjoignant – son ami à s'éloigner pour prendre sa place à mes côtés. Confuse, je plisse le front, étouffant en même temps mille réactions différentes.

Qu'est-ce qu'il fout ?

Peu impressionné par sa démonstration de puissance, Jehan cille à peine alors que dans un mouvement arrogant, ses sourcils se relèvent pour toute réponse.

— Qu'est-ce que tu veux ? lui demande ce dernier, les yeux brillant néanmoins d'amusement.

Imperturbable, Térence le fixe comme si son ami venait de lui poser la question la plus stupide qui puisse exister. Il me rend folle lorsqu'il se montre si parfaitement maître de lui-même. Du Térence tout craché. Pourtant, je rejoins son ami sur ce coup-là. N'a-t-il pas d'autres chats à fouetter ? Des mains à serrer ? Des princesses russes à embrasser ?

— Je prends le relais, tient-il tout de même bon de préciser.

En entendant sa réponse, un gloussement sidéré et incontrôlable m'échappe. C'est une blague ? Je le détaille dans l'espoir d'apercevoir ne serait-ce qu'une once de plaisanterie sur son visage, mais il reste de marbre, extrêmement sérieux.

J'hallucine.

Pourquoi diable aurait-il envie de prendre sa place ? Et puis, je croyais que j'étais sans importance ? Est-ce Léandre qui lui a demandé de m'aider ? Mais comment mon mec alité pourrait savoir où je me trouve ?

Sans se préoccuper de moi, les deux hommes se dévisagent avant que Jehan ne croise finalement ses bras sur sa poitrine.

— Tu prends le relais ? Toi ? s'étonne-t-il de plus en plus diverti par la situation.

Cette fois, la bouche de Térence se crispe pour former une moue réprobatrice mais sombrement sensuelle. 

— Je viens de le dire.

Jehan le scrute un instant et son sourire s'élargit franchement.

— Depuis quand ?

Égarée, je les regarde se renvoyer la balle, ne comprenant pas un traitre mot des sous-entendus qui s'échangent sous mon nez. En vérité, j'ai l'air d'une parfaite idiote à les dévisager d'un air benêt, incapable d'intervenir et de faire valoir mon opinion. C'est vrai, après tout, je ne suis pas une poupée de chiffon que l'on passe de main en main.

— Jehan.

Térence prononce son prénom d'un ton sec et péremptoire, voire agacé. C'est un avertissement qui n'atteint pourtant pas sa cible. En effet, comme s'il lui avait parlé de la pluie et du beau temps, son meilleur ami continue de le toiser, facétieux. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu'il prend un malin plaisir à le fait tourner en bourrique et manifestement, cela fonctionne à merveille.   

— Térence, rétorque-t-il en le parodiant.

Mon « beau-frère » se fend finalement d'un petit sourire en coin et je dois cligner deux fois des paupières pour être sûre de ce que je vois.

— C'est bon ? Tu as fini ?

— Absolument pas, mais je t'en prie, dit-il en s'écartant avant de se tourner vers moi. Elsa, je te laisse entre les mains de Térence qui est, je dois l'admettre, bien meilleur tireur que moi. C'est bon pour toi ?

Que suis-je censé répondre à cela ? Non ? Surtout pas ? Au secours ? Je réalise alors que la plupart des gens autour de nous nous observent, curieux et intrigués par l'échange entre les deux amis.

Ne souhaitant pas créer de scène inutile, j'approuve d'un petit mouvement de la tête avant de reporter mon regard sur Térence qui, lui-même, fixe la silhouette de Jehan qui s'éloigne vers la tente. Une fois qu'il est suffisamment loin, sa majesté pivote dans ma direction pour m'accorder enfin son attention.

Sans prévenir et alors qu'il avait parfaitement évité de le faire jusque-là, ses yeux clairs plongent profondément dans les miens et, prise par surprise, je dois contrôler ma respiration pour ne pas avoir l'air à bout de souffle.

Comme dans la bibliothèque trois jours plus tôt, il me dévisage d'une telle façon que je sens aussitôt une chaleur étouffante envahir ma poitrine. Je ne saurai pas exactement décrire la nature de ses regards mais elle suffit à faire battre mon cœur un peu plus vite.

Ce type a beau être un mufle de première catégorie, le magnétisme absolu de son charme est difficilement contestable. J'aurai bien envie de détourner le regard, de l'insulter ou de m'en aller or j'en suis incapable. Je suis comme prise au piège, pieds et poings liés, captivée par la beauté de son visage et l'insolence de sa lèvre écorchée.

De son côté, toujours insondable et scrutateur, il finit par retirer sa casquette pour me la tendre. Il exsude d'une telle assurance, d'une telle confiance en lui que je l'envie un peu, parfois. Cela doit être si simple d'avancer dans la vie, convaincu d'avoir le monde à ses pieds.

— Tenez.

Perturbée, je fixe le couvre-chef avec une méfiance toute ridicule avant de me racler la gorge et de dire :

— Et vous ?

L'un de ses sourcils se lève avec suffisance l'air de dire : « Je ne crains rien, ni personne, pas même le soleil. », et je ne peux réprimer mon envie de lever les yeux au ciel avant de me décider à arracher la casquette de ses mains pour l'enfiler.

Contre mon front, le tissu est encore chaud d'avoir passé de longues minutes sur son crâne et rien qu'à l'idée, je frissonne. Il y a quelque chose de très intime dans le fait de porter quelque chose qui lui appartient, quelque chose qu'il avait lui-même sur la tête quelques instants plus tôt. 

Sans attendre, il désigne mon fusil et d'un ton bourru, il m'ordonne :

— Chargez le et mettez-vous en position.

Agacée par son absolutisme éhonté, je ne bouge pas d'un pouce, le toisant avec bravade, résolue à ne pas le laisser me dicter ma conduite. Je me mettrai en position si je le veux, d'abord.

Âge mental : cinq ans.

Non mais c'est vrai, pour qui se prend-t-il à la fin ? Je n'ai rien demandé moi. Si m'apprendre à tirer l'ennui tant que ça, il n'avait qu'à rester là où il était. Je me débrouillais très bien avant qu'il n'arrive.

— Qu'attendez-vous ? s'impatiente-t-il en faisant claquer sa langue contre son palet.

Frustrée par son manque cruel de pédagogie et d'amabilité, j'avance d'un pas et grogne suffisamment bas pour que lui seul puisse m'entendre :

— Ça vous arracherait la bouche d'être sympa ? Je ne suis pas votre chien.

Nullement déstabilisé par mon irritation, il rétorque d'une voix calme mais factuelle :  

— Je ne suis pas là pour être sympathique, Elsa.

Cette fois, un petit rire moqueur m'échappe et sans lui laisser le temps de se répéter, je lui tourne le dos pour me mettre en place face au champ tout en grommelant dans ma barbe un : « Sans déconner... connard. ».

Me remémorant tous les conseils de Jehan, je charge l'arme puis redresse les épaules et positionne mes pieds au bon endroit.

— J'ai entendu.

Sa voix rauque retentit derrière moi et lorsque je tourne légèrement la tête pour lui jeter un coup d'œil, je constate qu'il s'est considérablement rapproché. Rapproché à seulement quelques centimètres de mon dos.

Déstabilisée, je me fige et mon souffle se fait à nouveau laborieux en sentant l'énergie féroce qui se dégage de son corps à travers le tissu fin de sa chemise. Il est si proche que chacune de mes inspirations me donne un aperçu de son parfum. Une odeur exaltante de musc blanc, de phéromones et de peau chauffée par le soleil.

Je m'efforce d'adopter un air naturel alors qu'au fond, je suis terriblement troublée par cette proximité inattendue. Il est trop près, trop présent pour me permettre de garder la tête froide. Tout en moi est engourdi, ma poitrine, ma peau, mes lèvres. C'est comme si nos deux corps étaient deux aimants, exerçant l'un sur l'autre une force d'attraction coercitive. 

— Tant mieux, murmuré-je, épatée d'avoir réussi à parler de manière cohérente malgré la chaleur de son être qui perturbe le fil de mes pensées.

Je ne peux pas tout à fait distinguer l'expression de son visage mais je peux deviner son sourire et durant un court instant déraisonnable, je regrette de ne pas pouvoir le voir. À ce stade, ma respiration n'est plus qu'une succession d'halètements fébriles. J'ai chaud, je meurs de chaud, je suis mal à l'aise, tiraillée entre l'inconfort et l'attente. Seulement, il ne bouge pas, se contentant de respirer calmement derrière moi, d'envahir mon espace vital si bien que l'oxygène me parait soudain être un luxe.

Qu'est-ce qu'il attend ?

Je peux sentir ma sueur perler entre mes deux omoplates et la sensation est désagréable. J'inspire alors un grand coup pour retrouver un peu de ma contenance tout en reprenant ma position initiale. Dans mon dos, Térence s'agite puis me contourne sans me toucher pour se retrouver face à moi.   

— Je peux ?

Il fait un geste vague entre nous et je comprends qu'il me demande la permission de me toucher pour ajuster ma position. Honnêtement, je ne sais pas si c'est une bonne idée et pourtant, je finis par hocher la tête, partagée entre l'appréhension et l'impatience.

Prudent, il s'avance d'un pas pour venir replacer la crosse du calibre 12 contre moi. Ses doigts m'effleurent à peine, ses gestes sont précis, maîtrisés – un peu brusques, et je suis presque déçue de ne pas le sentir plus entreprenant.

Presque.

— Le fusil dans le point fort de l'épaule, voilà, comme ça, dit-il d'une voix posée mais ferme alors que mes yeux se posent brièvement sur ses avant-bras bronzés aux veines saillantes.

Mon Dieu...

Son expression reste concentrée, impassible et je tente de faire de même. Il est désormais suffisamment près pour que je puisse détailler les petites aspérités de la peau de son visage. Ses sourcils épais et droits, son menton volontaire, ses dents blanches bien alignées...

Le sex appeal et le charisme émanent de lui comme s'il en était vêtu. Je n'ai jamais vu ça, chez personne. Soudain prise d'une envie incoercible de caresser la peau rasée de ses joues et de passer mes doigts entre les mèches souples de ses cheveux noirs, je resserre ma prise sur le canon pour contrôler le tremblement de ma main.

Mais d'où est-ce que ça sort, bon sang ? 

— La joue le long de la crosse... verrouillez.

L'une de ses mains vient relever légèrement la visière de ma casquette me permettant d'y voir plus clair.

— Étendez votre doigt et attrapez la détente.

Aussi vite qu'il est apparu devant moi, il s'écarte puis me contourne pour se remettre derrière et comme tout à l'heure, je suis prise d'un long frisson, déboussolée par la manière dont mon corps réagit à sa présence. Seulement contrairement à la fois précédente, il ne se contente plus de rester sans rien faire.

Non, cette fois, il pose fermement ses mains sur mes hanches pour les faire légèrement pivoter et à son contact, chaque nerf de mon corps se réveille, non seulement sous l'effet d'un désir instantané et écrasant mais aussi de quelque chose de plus profond encore. Les veines parcourues d'une énergie ardente, ma tête explose sous les sensations et ma respiration se coupe.

Putain de m...

— Appuyez-vous bien sur votre jambe, murmure-t-il d'une voix plus basse et plus profonde qui fait convulser mon ventre.

Quoiqu'il ait pu ressentir à mon contact, il ne laisse rien filtrer. Dans ma poitrine, mes poumons se recroquevillent sur eux-mêmes et malgré les injonctions de ma conscience, je ferme un instant les paupières pour savourer la pression de ses doigts sur la ceinture de mon short. Je m'abandonne certainement beaucoup plus que je ne le devrais. Je suis même peut-être un peu trop tendue et sur-interprète probablement son geste. Pourtant, la façon dont il me touche n'a plus rien de prudente.

Elle est dangereuse et possessive.

Hors limite.

La mâchoire crispée, j'exécute son conseil. Lorsque je suis bien en place, il s'avance un peu plus contre moi, frôlant inévitablement mes fesses de ses hanches, tandis que ses lèvres effleurent ma tempe pour murmurer :

— Prête ?

Le suis-je ? Je n'en ai aucune idée. J'ai simplement l'impression de n'être plus qu'un univers de rien, le néant absolu. Comment fait-il ça ? Comment réussi-t-il à bouleverser tout mon système nerveux rien qu'en me touchant chastement les hanches ?

— Oui..., consens-je tout bas, la gorge nouée.

Pull !

Sa voix forte retentit me faisant sursauter et aussitôt un palet s'élance dans les airs.

— Concentrez-vous, susurre-t-il d'une voix basse et éraflée en devinant mon trouble.

Reprenant rapidement mes esprits, les joues brûlantes, je me mets à suivre calmement le palet du regard en prenant mon temps d'analyser la vitesse de sa trajectoire puis une fois que je l'ai en ligne de mire, je tire.

Pan !

Aussitôt, une nuée d'applaudissements retentit derrière moi et je réalise avec stupéfaction que j'ai touché ma cible.

Ce n'est pas vrai ! Vraiment ?

Extatique, je pivote sur moi-même, tout sourire, sans plus vraiment faire attention à mon arme.

— Vous avez vu ça ? m'exclamé-je, très fière de moi.

À la seconde où Térence réalise que je suis en train de pointer mon canon n'importe où, il s'écarte vivement avant de me le prendre des mains. 

— Tout doux, maugréé-t-il tout en vidant directement la cartouche.

Trop satisfaite pour m'en formaliser, je glousse et déclare :

— Vous êtes impressionné, avouez-le.

Sous sa lèvre supérieure, il passe sa langue sur ses dents et dans un grommellement distinct, il lâche, malgré lui :  

— Vous n'êtes pas si mauvaise pour une débutante. 

Sa mauvaise foi me fait lâcher un petit rire et lorsque je croise son regard, ma joie se heurte de plein fouet à l'intensité saisissante de son expression. L'arme ouverte sur l'épaule et la tête légèrement sur le côté, il m'observe attentivement et je dois me forcer à prendre une longue et profonde inspiration pour apaiser les palpitations de mon estomac. C'est la première fois qu'il me dévisage de la sorte. Comme une femme, comme un égal. Avec admiration, intérêt et quelque chose de plus intime aussi. 

Une vibration se met alors à monter en moi, plaçant toutes mes molécules en état d'alerte. Dans ma cage thoracique, mon palpitant se débat avec peine et je me sens soudain comme une petite souris alors qu'il serait un chat, prêt à bondir.

L'air entre nous crépite d'étincelles de défi, de désir – du moins, c'est comme ça que je l'éprouve. Il est affreusement attirant lorsqu'il me regarde ainsi et je m'en veux d'aimer ça avec une telle ferveur. Il me fait tourner la tête, réussit à me déstabiliser comme personne ne l'avait jamais fait auparavant et ce constat me terrorise.

Seulement, en une fraction de seconde, la lueur chaleureuse de ses yeux s'évapore et comme s'il venait de réaliser la teneur de la situation, sa bouche se tord en un rictus réprobateur, redevenant lui-même aussi glacial qu'un ciel arctique.

Le changement est si brutal qu'il me fait hoqueter en silence. D'emblée, un mélange de soulagement et de déception m'envahit et je recule d'un pas maladroit, les membres encore saturés d'adrénaline. Je jette un regard circulaire et lorsque je constate que personne ne nous regarde, mes épaules s'affaissent brusquement. 

À quel jeu jouons-nous ? Je suis folle, bon sang.   

— Il est clair que vous n'avez plus besoin d'aide, débite-t-il d'une voix robotique qui fait dégringoler mon cœur de plusieurs étages. Je vous laisse continuer seule.

Sans attendre ma réponse, il fait volte-face et s'éloigne en vitesse, me laissant gérer seule les conséquences de ses actes. Car oui, si nous en sommes là, c'est uniquement de sa faute.

Quel besoin avait-il de prendre la place de son ami ? Pour quelle raison a-t-il fait ça ? Ne pouvait-il pas rester dans son coin et me laisser tranquille ? Dans tous les cas, étant donné la façon hasardeuse et irréfléchie dont je réagis en sa présence, une chose est sûre : je dois rester le plus loin possible de lui.

   

(1). L'affaire des poisons est une série de scandales impliquant des empoisonnements survenus entre 1679 et 1682, sous le règne de Louis XIV. La rumeur veut que la marquise de Montespan, alors maîtresse et favorite du Roi, ait fait appel à La Voisin (empoisonneuse notoire) en vue de supprimer sa rivale de l'époque, la duchesse Angélique de Fontanges.

   

***

Quelle excellente question, Elsa... À quel jeu joues-tu ?

À votre avis, combien de temps va-t-elle réussir à se tenir le plus loin possible de lui ? Elle ne manque pourtant pas de bonne volonté, la petite - haha !

Réponse dimanche prochain !

Diane xx

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