De grandes mèches noires jonchaient le sol de la modeste salle de bains des deux filles. Elyne avait déniché une paire de ciseaux au fond de sa trousse scolaire et humidifié les cheveux de sa camarade, tentant désormais de réussir une coupe improvisée. Le regard concentré, elle dégageait la nuque de Minseo au rythme des lames qui se croisaient, mais tout en prenant garde à ne pas la blesser.

A mesure que ses cheveux tombaient, l'adolescente sentait ses épaules se délester d'un véritable poids. Depuis des années, elle avait supporté sa longue chevelure pour faire plaisir à sa mère, mais cela s'était peu à peu transformé en contrainte. Sans compter que plus le temps passait, plus ses mèches devenaient lourdes à porter, et ce au même titre que les attentes que ses parents plaçaient en elle.

Minseo soupira d'aise, se sentant tout à coup plus légère. Derrière elle, les gestes doux et précis d'Elyne cherchaient les mèches qui s'étaient enfuies face aux premiers coups de ciseaux afin d'égaliser l'ensemble. Parfois, il arrivait que les mains de la jeune fille frôlent la peau de sa camarade, lui provoquant alors de légers frissons qui la faisaient doucement sourire.

Puis, une fois qu'elle eût fini, elle recula de quelques centimètres pour admirer le résultat. La coupe avait beau cacher quelques imperfections, le tout semblait franchement satisfaisant. Elyne ne pouvait d'ailleurs pas s'empêcher de penser que Minseo était encore plus belle avec des cheveux fraîchement coupés au carré.

— Et voilà, plus aucun nœud à partir de maintenant ! déclara la jeune fille sur un ton fier.

Minseo se retourna pour lui offrir un grand sourire avant de revoir son reflet dans le miroir mural, visiblement ravie du résultat.

— J'adore, laissa-t-elle échapper en secouant sa tête pour faire voler ses cheveux. J'ai l'impression d'être libérée de tous les sentiments qui s'étaient emmêlés en moi !

Le regard d'Elyne se posa sur la lycéenne qui s'extasiait sur sa nouvelle chevelure. Elle n'avait pas fait grand-chose, mais en lui proposant de couper ses cheveux, elle avait pris une sorte de responsabilité vis-à vis de sa camarade ; même si Minseo ne parlait pas beaucoup d'elle-même, l'adolescente sentait bien qu'une lourde symbolique se cachait derrière tout ça.

Son impression se confirma d'ailleurs lorsque la lycéenne sembla sortir de son état euphorique pour retomber les deux pieds sur terre.

— Pas sûr que ma mère apprécie, finalement... Je crois que je commence déjà à regretter, grimaça-t-elle tout à coup.

Elyne se mit à épousseter les épaules de Minseo d'un geste délicat, ses cheveux ayant parsemé ses vêtements en chutant jusqu'au sol.

— C'est ta décision, répondit-elle simplement. Ta mère n'a rien à dire sur tes choix capillaires, ni sur rien d'autre d'ailleurs.

Elle lâcha cette dernière phrase d'un ton un peu hésitant, n'osant pas franchir une limite qu'elle imaginait extrêmement fragile. Mais d'humeur bavarde, Minseo en profita pour prendre la perche tendue.

— Si seulement ça ne concernait que mes cheveux... Lorsque je suis chez mes parents, ma vie quotidienne est un calvaire et je dois constamment veiller à cocher les bonnes cases. En plus, je suis incapable de m'affirmer face à eux, et surtout face à mon père...

A ces mots, elle détourna la tête précipitamment. La jeune fille eût soudainement l'impression d'en avoir trop dit lorsqu'une ombre passa sur le visage d'Elyne.

— Tu veux en parler ? s'enquit cette dernière d'un air sincèrement inquiet.

Minseo hésita un instant. Le sujet lui brûlait les lèvres, menaçant de franchir une fragile barrière qui ne demandait qu'à céder. Entre les deux filles, tout était encore nouveau, mais l'adolescente se surprit à vouloir partager aussi rapidement une part aussi sombre de sa petite vie. Peut-être qu'après avoir mis les choses à plat, elle souhaitait faire confiance à Elyne et lui parler d'elle plus en profondeur. Peut-être aussi que le trop-plein émotionnel de ces derniers jours lui donnait envie de contredire la part d'elle qui s'emprisonnait dans ses propres problèmes. Et peut-être même que face à quelqu'un qui semblait également avoir des difficultés à communiquer avec ses parents, elle arriverait à se faire comprendre.

Elle plongea ses yeux foncés dans ceux bien plus clairs d'Elyne, sans réussir toutefois à en tirer le courage qui lui manquait.

— Peut-être un autre jour, finit-elle par répondre d'une petite voix.

En face d'elle, l'adolescente sourit d'un air entendu. Elle serait patiente le temps qu'il faudrait. Elle devinait aisément que le sujet était délicat, et il n'était pas question de forcer Minseo à tout lui raconter.

Plus qu'une complicité naissante, c'était surtout une confiance presque absolue qui caractérisait de plus en plus la relation des deux filles. Les semaines suivantes passèrent à une vitesse folle alors que les lycéennes prenaient véritablement leurs marques sur le territoire américain. Les cours s'éternisaient, mais lorsque venait le soir, Elyne et Minseo profitaient pleinement du temps passé ensemble sans penser au lendemain.

Peu importe ce que l'on pouvait dire d'elles ; les deux adolescentes ne s'enfermaient dans aucun cadre, appréciant seulement être en compagnie de l'autre. De la découverte de la ville aux révision des examens mensuels, elles ne se quittaient plus.

Souvent, le soir, elles restaient l'une contre l'autre à discuter de tout et de rien, confortablement installées sous le regard bienveillant des lumières de la ville qui traversaient la petite fenêtre de leur chambre. Puis, elles finissaient par sombrer devant une série en version originale – travailler leur anglais restait tout de même important – avant d'enchaîner sur une nouvelle journée.

En apprenant à aimer la grande New York, dans laquelle elles se sentaient pourtant encore perdues à peine un mois auparavant, les deux filles apprenaient en même temps à s'aimer. La « grosse pomme » était désormais devenue leur refuge, et voir les milliers de lumières s'étaler dans la nuit noire ancrait d'autant plus leur relation dans ce monde chargé d'étoiles artificielles.

Et même si le retour n'était prévu que pour la mi-mai, aucune d'entre elles n'osait envisager l'avenir un peu trop longtemps. Le présent semblait indispensable, et les lycéennes profitaient de chaque instant en espérant que le temps n'avance pas trop vite. Pour Elyne, comme pour Minseo, le retour à la réalité serait sans doute brutal, alors mieux valait ne pas trop y penser.

Pourtant, le sujet avait tendance à revenir de lui-même pour taquiner les deux filles. La fenêtre grande ouverte donnant sur un timide crépuscule de début de printemps, Elyne envoyait les photos de sa journée à Mina, qui répondait avec un maximum de stickers animés. Elle appréciait toujours autant communiquer avec sa petite sœur qui lui manquait terriblement, même si elle n'aurait échangé sa vie newyorkaise pour rien au monde.

L'adolescente avait d'ailleurs emmené Minseo faire une petite excursion du côté de Philadelphie pour fêter le beau temps et se détendre un peu avant les examens de fin de semestre. Elle n'avait encore rien dit à Mina à propos de sa relation avec Minseo, et même si leur proximité sur les clichés pris pendant la journée laissait planer le doute, c'était encore bien trop tôt. D'ailleurs, l'adolescente attendrait de pouvoir lui en parler en face.

Minseo gardait ça secret, elle aussi. Le lien que les deux filles partageaient était encore fragile, et il leur semblait essentiel de le préserver des remarques de leurs proches respectifs. Il s'agissait d'une relation imparfaite, un peu instable parfois, mais qu'elles avaient toutes deux à cœur de faire perdurer.

— Qu'est-ce que tu fais ? questionna Minseo en sortant de la salle de bains, les cheveux encore humides.

— Je parle avec Mina, répondit Elyne sans lever le nez de son écran. D'ailleurs, elle a dit qu'elle adorait tes cheveux et que j'aurais dû lui envoyer une photo de toi dès que je te les avais coupés !

Sa camarade laissa apparaître un petit sourire. Elle avait bien compris que la fille qu'elle aimait ne pouvait se passer de sa sœur. C'était beau à voir, et en même temps, elle ne put s'empêcher d'avoir un petit pincement au cœur à la pensée de sa propre famille. Elle adorait sa grande fratrie du plus profond de son cœur, mais ils étaient tous plus jeunes qu'elle, et c'était parfois dur de trouver sa place en tant qu'ainée. Elle envoya pourtant cette réflexion au fond de son esprit et décida de changer de sujet.

— Tu as des nouvelles de ta famille ? reprit Minseo avec précaution.

Elyne leva finalement la tête et haussa les épaules dans un petit sourire triste.

— Ma mère a sans doute dû oublier que j'existe. Et mon père... il me laisse souvent des messages, mais c'est comme si j'étais incapable de lui répondre quoi que ce soit. J'ai l'impression qu'il culpabilise et qu'il ne me parle que pour satisfaire sa bonne conscience.

— Je peux concevoir que ce ne soit pas facile, mais tu ne serais pas un peu dure avec lui ? lâcha Minseo en se mordillant un ongle. Contrairement à ta mère, il a l'air de faire des efforts.

Elyne hocha la tête sans paraître convaincue. La situation était vraiment étrange : elle avait constamment envie d'ignorer son père pour toujours tout en espérant secrètement recevoir des messages de sa part.

Ce n'était même pas une pensée égoïste ; l'adolescente avait seulement peur d'être déçue à nouveau. Pouvait-elle vraiment faire confiance à son père, qui essayait de se racheter pour tant d'années gâchées depuis qu'elle était partie ?

Elyne ne savait pas gérer ses émotions, et analyser celles des autres lui semblait encore plus difficile que de comprendre quelque chose à ses propres sentiments. Cependant, Minseo avait le don de rassurer sa camarade à chaque fois que celle-ci commençait à se perdre dans ses travers anxieux. Elle s'approcha d'Elyne pour l'entourer de ses petits bras, laissant planer sa douce odeur de camélia habituelle au passage.

— Fais ce qui te semble être bon pour toi, et ça ira, murmura-t-elle au creux de son oreille avant de lui planter un léger bisou sur la joue.

Elyne se laissa faire avant de poser sa tête tout contre Minseo, qui ne semblait plus vouloir la lâcher. Depuis qu'elles avaient mis leurs sentiments au clair, les deux filles se rapprochaient de jour en jour, sans pour autant décider d'officialiser la chose. Elles savaient simplement qu'elles pouvaient compter l'une sur l'autre, et cela suffisait amplement pour le moment.

Elyne ferma les yeux un instant, bercée par le parfum de Minseo qui l'entourait toujours de son aura réconfortante. C'était fou comme cette fille était devenue si chère à son cœur, en si peu de temps.

Tomber amoureuse lui avait toujours paru futile et dérisoire, mais maintenant qu'elle connaissait vraiment Minseo, sa vie avait définitivement pris des couleurs. Ses émotions étaient toujours aussi vertigineuses, mais désormais pour de bonnes raisons : la tendresse et les sourires qui émanaient de leur duo étaient bien plus forts que l'anxiété qui avait pour habitude de la ronger toute entière. Sans même s'en rendre compte, Minseo faisait ressortir le meilleur de la jeune fille.

Et rien que pour cette raison, Elyne lui en était infiniment reconnaissante.

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