✧ | 24 - ❝ de regrets et d'étincelles ❞

Il n'y avait plus une goutte d'alcool dans les verres des filles, et Elyne avait payé une deuxième tournée à sa camarade. L'euphorie quittait désormais peu à peu leurs esprits embrumés alors qu'elles étaient affalées par terre dans un coin de la pièce. Contre un mur servant de coussin improvisé, les mains toujours aussi collées l'une à l'autre, elles se laissaient aller à la sensation à la fois douce et cotonneuse qui avait engourdi leur corps et exacerbé leurs sens.

— T'es fatiguée, toi ? souffla Elyne à sa voisine, qui observait les allées et venues des autres consommateurs du bar.

— Ouais, mais j'ai pas envie de rentrer. Quoique, il est déjà deux heures du mat', répondit-elle tout en jetant un œil à l'heure sur son écran de téléphone.

Elyne posa ses doigts sur ses tempes, qui commençaient à résonner dans tout son être. Elle était bien là, posée par terre, et se relever semblait demander un effort qui était hors de sa portée. Pourtant, son sens des responsabilités titillait sa conscience ; même si elles étaient à l'intérieur d'un bar, il n'était pas forcément prudent de trainer dehors la nuit.

Elle prit alors sur elle et se releva tant bien que mal, faisant fi du poids qui pesait sur son corps fatigué. Elle n'était pas très sobre, mais elle se sentait suffisamment d'attaque pour rentrer et raccompagner Minseo, qui luttait de plus en plus pour rester éveillée.

— Allez, viens, demanda la lycéenne en tirant sur le bras de sa camarade. On y va.

Minseo fronça les sourcils avant de bougonner.

— Je suis bien là, rentre sans moi.

Elyne sentit une exaspération monter jusqu'à sa gorge en un court instant. La sensation de confort dans laquelle elle s'était enroulée quelques minutes auparavant avait tout à coup disparu ; elle était désormais épuisée.

— J'ai dit, on y va, répéta-t-elle sur un ton qui traduisait désormais son énervement.

Mais Minseo ne bougeait pas, rendant son corps plus lourd à mesure qu'Elyne tentait de la relever. Les yeux amusés, un peu provocateurs, elle mettait clairement la jeune fille au défi de faire encore un peu plus d'efforts avant de se résigner.

— J'ai pas envie, rigola-t-elle en se laissant d'autant plus gésir sur le sol carrelé.

Minseo regardait Elyne de ses grands yeux brillants, un sourire aux lèvres et une malice dans le regard. Le bras toujours enserré par la main chaude de sa camarade, l'adolescente ne se souciait plus de rien.

Mais Elyne ne vit pas les choses de la même façon. Elle ravala tant bien que mal l'agacement qui s'était coincé en travers de sa gorge et tenta de ne pas laisser sortir les larmes de rage qui perlaient au coin de ses yeux. Tout à coup, elle voulait partir de ce bar qui devenait maintenant étouffant, rentrer s'effondrer dans son lit et ne plus jamais voir Minseo.

Prise d'un élan soudain, elle tira la jeune fille encore assise de toute ses forces, serrant le bras qu'elle tenait de toute ses forces. Sous le coup de la pression, Minseo se releva immédiatement et se mit à suivre Elyne qui se dirigeait déjà vers la sortie, mais son expression avait changé.

Et tandis que la première traversait la foule en se retenant de pleurer de colère, la seconde se laissait traîner par le bras les dents serrées, se retenant de laisser échapper des larmes de douleur.

— Elyne... lâche-moi, murmura Minseo sans parvenir à hausser la voix.

La lycéenne filait comme le vent vers la porte principale, ne prêtant pas attention à sa camarade qui pleurait désormais pour de bon juste derrière elle. Elles finirent par sortir dans la rue, et l'air frais fouetta les visages des deux filles.

— Putain Elyne, tu me fais mal, réussit-elle finalement à articuler. Lâche-moi !

Elle dégagea son bras de son emprise d'un coup sec, faisant se retourner une Elyne au regard humide.

La nuit enveloppait l'ensemble de leur corps, mais la lueur des lampadaires leur permettait de voir le visage de celle qu'elles avaient respectivement blessée. Les deux adolescentes se toisèrent alors que la douleur se diffusait dans leur cœur, sans se sentir capable de s'exprimer avec des mots.

Elles se dévisagèrent alors encore un léger instant, avant qu'Elyne ne parte en direction du métro sans crier gare. Derrière elle, Minseo ne bougeait pas, tenant son bras rougi par la marque que venait de lui laisser sa camarade. Elle sentit des larmes dévaler de nouveau ses joues sans qu'elle ne puisse rien y faire et regarda la silhouette de la jeune fille s'éloigner dans la nuit newyorkaise.

Quelques instants plus tard, assise dans le métro vide, Elyne ne pouvait se résoudre à craquer. De légères gouttes venaient parsemer son visage à chaque seconde, qu'elle s'empressait d'essuyer d'un geste rageur.

C'était n'importe quoi ; elle détestait Minseo et elle se détestait aussi.

Tout dans son cerveau s'amusait à se contredire. Elle ne supportait pas cette fille depuis le début du voyage par pur égoïsme. C'était simple : elle aurait dû être la seule à partir aux Etats-Unis.

Même si, au fond d'elle, une autre raison martelait son cœur à chaque instant ; en voyant Minseo accéder aussi facilement à cet échange sur le territoire américain, Elyne ne s'était jamais sentie aussi vide et inutile. Tout ce travail et ces sacrifices, dans le seul espoir d'un jour quitter sa famille et réaliser son rêve, devenaient désormais bien ridicules. Car Minseo était arrivée comme une fleur et avait écrasé ses aspirations et ses désirs sans aucun remord.

C'était bête, mais l'adolescente lui en voulait. Pire encore, elle s'en voulait d'être aussi puérile. Sa colère s'était d'ailleurs muée en angoisse depuis qu'elle avait vu les joues trempées de sa camarade, et alors qu'elle se rendait compte de sa bêtise, elle regrettait terriblement de s'être défoulée sur elle.

— Qu'est-ce qui ne va pas avec moi ? soupira-t-elle d'une voix tremblante.

Elyne fit un effort qui lui parût surhumain pour descendre du métro et se diriger vers l'auberge de jeunesse qui servait toujours de logement aux deux filles. Elle avança jusqu'à la porte, le cœur lourd, en se disant que Minseo pourrait bien rentrer toute seule.

Après tout, elle n'avait pas vraiment de raison de s'inquiéter pour cette fille.

Pourtant, lorsque son téléphone vibra et qu'elle vit son nom apparaître, elle décrocha presque immédiatement ; elle avait donné son numéro à sa camarade en cas d'urgence quelques jours plus tôt, refusant de répondre à la majorité de ses textos. Mais cette nuit était différente de toutes les autres, et Elyne ne put faire autrement que de répondre de manière presque instinctive.

— Je me suis trompée de métro, renifla la jeune fille à l'autre bout du fil. J'arrive pas à rentrer !

La voix entrecoupée de sanglots et de mots encore embrumés par les restes d'alcool, Minseo semblait désemparée. Et à cet instant, ce fut comme si le cœur d'Elyne tombait en miettes.

— Envoie moi ta position, ordonna-t-elle sans parvenir à masquer son émotion. J'arrive.

Elle eût à peine le temps de raccrocher que déjà, Minseo lui avait envoyé un message. En temps normal, elle aurait râlé et reproché à sa camarade de ne pas se servir d'une application pour retrouver son chemin comme une personne sensée. Mais si Elyne tenait plutôt bien les deux cocktails au volume d'alcool douteux malgré la fatigue, cela ne semblait pas être le cas de Minseo.

Cette hypothèse se confirma lorsqu'Elyne sortit d'une bouche de métro et tomba sur la jeune fille. Toujours en larmes, l'air si fragile, l'adolescente se jeta sur Elyne lorsqu'elle se rendit compte de sa présence. Un quart d'heure de transport avait suffi à la jeune fille pour la rejoindre, mais cela avait paru être une éternité aux yeux de Minseo. Sa sensibilité démultipliée par l'alcool et les émotions de la soirée, elle ne pouvait rien faire d'autre que de sangloter dans les bras de celle qui était venue la chercher.

Elyne lui rendit son étreinte pendant quelques minutes, sans trop savoir quoi faire.

— Pourquoi tu es venue me chercher alors que tu me détestes ?

La question de Minseo tomba tout à coup, frôlant l'oreille de la jeune fille dans un léger murmure. Indéniablement surprise, Elyne n'osa pas se défaire de l'emprise de sa camarade qui avait posé sa tête sur son épaule.

— Je ne te déteste pas, répondit-elle d'une voix chevrotante.

Elle entendit l'adolescente pouffer.

— Bien sûr que si, et en plus, tu joues avec moi depuis le début ; un coup tu es sympa, un coup tu es exécrable. Chaque jour, j'ai l'impression que je dois te prouver que je ne suis pas d'aussi mauvaise compagnie que tu ne le crois, mais ce que je pense vraiment, c'est que tu me détestais avant même qu'on se rencontre. Tout à l'heure, tu m'as vraiment fait mal, alors que je ne méritais pas que tu te défoules sur moi.

Elyne resta muette. C'était vrai, mais ça faisait mal de se prendre son propre comportement en pleine face.

— Et ce n'est pas tout, continua Minseo dans un souffle. Tu essaies de te prouver que tu n'as besoin de personne et que tu es très bien toute seule. Ça te donne une raison de plus pour me détester, hein ?

La concernée restait silencieuse, ne sachant que répondre. La jeune fille avait lu en elle comme dans un livre, et exposait tout ce qu'elle essayait de se cacher à elle-même depuis bien longtemps. Et même si Minseo paraissait tirer encore un peu de courage de l'alcool qu'elle avait ingéré quelques heures plus tôt, elle semblait terriblement sincère.

— Alors, reprit-elle, pourquoi être venue ?

— Parce que je m'inquiétais pour toi, lâcha Elyne prestement. Et que j'ai toutes les raisons du monde de ne pas t'apprécier, mais que je me retrouve à faire le contraire comme une idiote.

Le ton préoccupé de l'adolescente toucha Minseo en plein cœur. Elyne était vraiment étrange, mais aussi et surtout bien trop fragile. Derrière ses colères et ses remarques acerbes, il n'y avait que des débris. Et même si la jeune fille avait envie de les ramasser pour les recoller un à un, elle en était privée. C'était vrai, la souffrance était secrète aussi chez Minseo, et c'était l'une des raisons pour lesquelles elle comprenait aussi bien sa camarade.

Aucune d'entre elles ne pouvait le nier : il y avait entre les deux adolescentes une étincelle toute nouvelle, un peu fragile certes, mais particulièrement lumineuse. Et lorsqu'elles acceptaient de s'ouvrir l'une à l'autre, tout semblait plus facile.

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