✧ | 09 - ❝ remplir le monde d'efforts ❞

Dans la cuisine, seul résonnait le cliquetis de la cuillère sur le bol empli de céréales. Elyne battait la mesure sur la céramique, l'esprit un peu ailleurs, tandis que son père l'observait tendrement en attendant que la cafetière finisse de chauffer. La veille au soir, il avait cru se sentir proche de sa fille, et le sentiment de fierté qui commençait à gonfler dans sa poitrine s'était définitivement renforcé lorsqu'elle avait accepté qu'il lui prépare son petit-déjeuner.

— Je vois bien que tu essaies de te rattraper, lâcha soudainement cette dernière d'un ton presque amusé. Ça te dirait de m'accompagner à l'aéroport, demain ? Mina sera là aussi.

D'abord surpris par cette demande, Lenny ne sut que répondre. Il se versa un café sans le boire, laissant au liquide brûlant le temps de refroidir et à son cerveau le temps d'assimiler les paroles qui venaient d'être prononcées. C'était bien la première fois qu'Elyne lui demandait une telle chose – ou même qu'elle lui demandait quelque chose tout court. Enfin, peut-être aurait-il dû y penser en premier ? C'était clair qu'il avait encore de nombreux efforts à faire, et que son niveau de paternité ne devait pas excéder de beaucoup le zéro pointé.

— Ce serait avec plaisir, finit-il par répondre sans quitter sa tasse des yeux, mais je risque de te déranger. Tu as sans doute plein de copines qui viendront te dire au revoir. Et puis, honnêtement, je ne suis pas sûr de vouloir croiser ta mère.

— Oh, ne t'inquiètes pas pour ça, rétorqua la jeune fille d'un ton sec. Elle ne prendra pas la peine de se déplacer. La seule raison pour laquelle elle pourrait se souvenir de la date de mon départ, ce serait pour se réjouir de pouvoir transformer ma chambre en une mercerie miniature.

L'homme ne put s'empêcher d'esquisser un sourire tandis qu'il reposait la cafetière à sa place initiale, avant de tapoter la tête de son enfant au passage.

— Elle s'est mise à la couture, alors ? Est-ce qu'elle sait recoudre les cœurs brisés ou est-ce qu'elle continue de planter des aiguilles un peu partout ?

— N'importe quoi, pouffa Elyne. Je suis quasiment sûre que tu lui as brisé le cœur, toi aussi, donc ne fais pas l'innocent.

Elyne n'avait pas tort ; Lenny n'avait jamais été à cheval sur les principes, et le mot d'ordre de sa jeunesse s'était pendant longtemps apparenté à une liberté si grande qu'il se permettait tout et n'importe quoi, pour le meilleur comme pour le pire. Il avait certes pris en maturité depuis, mais cela n'effaçait pas les stupidités qu'il avait pu débiter, et encore moins les comportements objectivement exécrables qu'il avait pu avoir envers certaines de ses fréquentations de l'époque. Il avait d'ailleurs souvent coupé court à ses relations amoureuses sans jamais vraiment se soucier de la personne en face de lui. Et puis, il y avait eu Eva. Tout était allé très vite ; ils avaient à peine la vingtaine et pensaient tous deux s'aimer pour le restant de leurs jours. Celle qui était désormais son ex-épouse était tombée enceinte moins d'un an après leur rencontre, et un mariage s'était ensuite imposé, dans la logique des choses.

Et puis, Elyne était née, avec en guise de parents deux jeunes adultes qui se prenaient pourtant encore pour des adolescents versatiles et un peu naïfs sur les bords. Annie, la grand-mère paternelle, avait bien tenté de les aider, mais c'était sans compter le fort caractère d'Eva, qui restait toujours méfiante à l'idée de confier sa fille à sa belle-mère.

Eva et Lenny étaient pourtant convaincus de s'aimer. Mais la passion semblait tant les consumer que leurs sentiments finissaient toujours par devenir contradictoire. Et leur amour, aussi brûlant qu'une étoile sur le point d'imploser, avait fini par éclater face à une telle intensité. Eva avait ensuite rencontré beaucoup d'hommes différents, alors Lenny avait fait pareil par simple esprit contradictoire. Seulement, lorsque la jeune femme se retrouva enceinte de Tomàs, un entrepreneur très à l'aise financièrement et d'origine espagnole, et donna naissance à Mina, il était tombé de très haut. Il se souvenait d'avoir hurlé sur sa femme toute une soirée alors que celle-ci le lui rendait bien. Il se souvenait aussi des papiers signés à l'arrache, du divorce précipité qu'il avait exigé dès le lendemain de cette ultime dispute, et des paroles cruelles de la mère de sa fille le jour de l'audience.

La pression juridique avait eu vite fait de remettre la jeune femme en place en suivant de près la situation de garde alternée que vivait la petite fille pendant quelques années. Mais cela s'était vite arrêté, les services sociaux considérant la relation entre Eva et son nouvel homme assez stable pour assurer le confort d'Elyne et de sa demi-sœur. Quant à Lenny, il avait continué de s'en occuper comme avant. La seule différence résidait dans le fait qu'il n'avait jamais vraiment digéré les évènements qui s'étaient enchaînés à cette époque. Même s'il avait vieilli, il restait toujours en lui cet adolescent au cœur brisé, qui ne trouvait même plus la force d'accorder un peu d'affection à sa propre fille.

Elyne avait vécu au milieu de ce chaos pendant de trop nombreuses années. Et il avait fallu qu'elle parte pour un simple voyage d'échange pour qu'il se rende compte qu'il tenait à elle, en tant que père. Il avait également fallu tout ce temps pour qu'il prenne conscience du vide béant que leur comportement d'adolescents irresponsables, à lui et à Eva, avait laissé dans le cœur de sa fille.

Cette pensée le frappa soudainement. La jeune fille avait toujours grandi dans un environnement d'une tristesse poignante ; elle avait d'abord connu les cris, puis le silence. Lenny ne savait pas lui-même ce qui avait été le pire à ses yeux. Pour autant, il savait pertinemment qu'il avait été un mauvais père. Et que cette deuxième chance que lui offrait Elyne de manière hésitante mais pourtant tellement sincère n'était pas vraiment méritée.

La soirée de la veille, ainsi que l'échange à la fois si léger et si anecdotique qu'il avait pu vivre avec Elyne ce matin-là, autour de la table de la cuisine, lui paraissaient être des instants d'une totale nouveauté. Sa fille faisait l'effort de lui offrir quelques moments de complicité avant son départ, malgré la douleur qui pointait encore un peu au fond de son cœur. Lenny avait-il le droit de désirer se comporter comme un véritable père après toutes ces années ? Une part de lui se répétait qu'il n'avait été qu'un connard et que la seule chose que pouvait ressentir sa fille à son égard s'apparentait à une profonde rancœur et une immense déception. Après tout, Elyne n'aurait pas tort de penser ainsi. Mais ces derniers jours lui donnaient pourtant envie d'espérer autre chose.

— Je t'accompagnerai à l'aéroport, demain, affirma-t-il d'un ton assuré. Ça t'évitera de prendre le bus avec tous tes bagages.

Elyne sourit simplement, heureuse d'entendre ces paroles. Depuis l'épisode de la veille, son animosité envers son père semblait presque s'être évaporée de son être. C'était étrange, et tout était arrivé très vite ; mais plus aucune rage ne semblait plus vouloir consumer son cœur. A la place se tenaient désormais quelques cendres, dont l'odeur nostalgique de la fumée lui donnait envie de créer de nouveaux souvenirs avec Lenny. C'était inhabituel, mais pas désagréable.

— J'ai envie de te voir encore un peu avant le grand départ. Et puis, tu auras sans doute besoin d'un peu de soutien, ajouta ce dernier sans peser ses mots.

— Du soutien ? Pour quoi faire ?

Son père n'eût pas le temps de répondre qu'Elyne se rendit compte de ce que cela signifiait. Elle avait presque oublié qu'elle n'était pas la seule à partir le lendemain. Et alors que cette pensée regagnait sa place dans son esprit, elle vit l'apaisement que lui avait procuré ces quelques heures en compagnie de son père se désagréger peu à peu en milliers de petits éclats de colère.

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