✧ | 05 - ❝ tout cela est vain ❞

Ce lundi matin s'était avéré plus difficile que les autres, d'autant plus qu'Elyne n'avait pas envie de quitter son lit. Il lui fallait pourtant survivre à encore quelques jours de cours avant de rejoindre l'autre côté de l'Océan. Mais alors qu'elle tentait de trouver la force de repousser les couvertures et de sortir de son confortable nid, elle fut surprise par deux coups frappés à la porte de sa chambre.

— C'est Papa. Tu veux prendre le petit-déjeuner avec moi ?

Pour seule réponse, la jeune fille grogna, ce que son père interpréta comme un oui. Les yeux encore ensommeillés, elle se glissa hors du lit et chercha le sweatshirt le plus large qu'elle possédait. Elle avait besoin de ce confort matériel pour trouver la force d'aller au lycée. Une fois présentable, elle rejoignit son père à la cuisine, qui lui avait préparé un bol de céréales et un verre de jus de fruits.

Ce matin semblait particulièrement ordinaire. À l'exception près que jamais son père ne lui avait préparé son petit déjeuner. Et qu'il n'avait non plus jamais regardé sa fille avec d'autant d'attention que ce jour-là.

— Tu as mis un truc empoisonné dedans ? s'enquit Elyne en montrant la boisson orangée.

C'était sorti tout seul. La jeune fille n'avait pas pu empêcher ses lèvres de prononcer cette pique exacerbée, comme une accusation qu'elle lançait à celui qui lui servait de père.

— Non, je me suis juste dit que ce serait sympa, répondit simplement ce dernier.

— C'est pas dans tes habitudes, pourtant, répliqua Elyne sur un ton presque insolent. Il faut donc attendre que ta fille parte à l'autre bout du monde pour que tu daignes lui accorder un minimum d'attention ?

Cette réponse lancinante ne manqua pas de piquer Lenny au vif, qui n'osa même pas soutenir le regard de sa fille. Elle avait raison. Ce qu'elle disait était absolument véridique, donc d'autant plus douloureux.

Lenny passa sa main dans ses épais cheveux. Il n'avait jamais été un bon père, et il le savait. Il s'était toujours consolé en se disant qu'Elyne était une fille intelligente, qu'elle saurait se débrouiller seule, et qu'avoir un père bien trop absent l'aiderait à grandir et à devenir plus autonome. Il fallait cependant qu'il se rende à l'évidence : il avait carrément merdé. Au fil des années, Elyne s'était enfermée dans une bulle qu'il n'avait désormais pas le droit de percer. Comment lui en vouloir en sachant qu'il n'avait jamais rien fait pour s'en rapprocher ?

Il avait toujours été trop occupé pour Elyne. Mettre ses ambitions professionnelles et ses plaisirs personnels de côté pour s'occuper de sa fille ? À vrai dire, il ne s'était jamais vraiment posé la question. Quand on n'a même pas trente ans, c'est tellement plus facile de rejeter les responsabilités. Il lui était encore plus simple de se dire que ce n'était qu'une enfant, qui n'avait que des besoins primaires et qu'il était inutile de perdre son temps à l'élever, l'accompagner, la faire grandir. Il avait toujours pensé qu'il était inutile de l'aimer, mais il fallait désormais en payer le prix.

— T'as pas besoin de faire semblant, Papa. Tu ne m'as jamais aimée, n'essaie pas de te rattraper trois jours avant mon départ. Ça ne servirait à rien, lâcha la jeune fille sans desserrer les dents.

— Ok, réussit-il à répondre dans un souffle. Désolé, Elyne.

La jeune fille leva les yeux au ciel et se leva soudainement, faisant vaciller son bol de céréales à peine entamé.

— Je n'ai pas non plus besoin de fausses excuses. C'est trop tard maintenant, arrête de croire que tu peux tout effacer avec un putain de petit-déjeuner, siffla-t-elle d'un air exaspéré.

Lenny acquiesça. C'était vrai, encore. Il faisait n'importe quoi. Ce n'était pourtant pas tant l'annonce du départ d'Elyne qui l'avait bouleversé à ce point, mais bien la façon dont la jeune fille l'en avait informé. Elle qui limitait autrefois leurs échanges à des messages cordiaux, dénués de toute émotion, avait laissé échapper quelques mots – volontairement ou non ? – qui avaient frappé Lenny en plein cœur.

Elyne allait partir loin. Pour réaliser son rêve bien sûr, mais aussi pour se sortir de ce cercle qui l'enfermait depuis des années. Deux semaines chez sa mère, puis chez son père, puis chez sa mère à nouveau. Une autonomie prématurée, et une solitude si grande que même Mina ne réussissait pas vraiment à combler. En la laissant se débrouiller seule, la petite fille n'était pas devenue indépendante ; on l'avait forcée à grandir sans être aimée. Et si son père avait toujours pensé que l'argent suffirait à assurer une belle vie à sa fille, Elyne n'avait quant à elle jamais autant regretté de vivre dans une maison aussi grande, avec des jouets aussi beaux et des vêtements aussi neufs. Chez sa mère, c'était pareil : elle ne manquait de rien, sauf de l'essentiel. Partir n'était pas la solution, mais cela lui permettait au moins de s'éloigner un peu de ce monde tout gris qui l'avait alors entourée jusqu'ici.

Lenny sursauta alors que sa fille claquait la porte pour partir au lycée. Il ne l'avait même pas entendue prendre ses affaires. Encore une preuve de sa stupidité, sans doute. Mais il n'avait pas le droit de s'en vouloir, pas après avoir plus ou moins délibérément refusé d'aimer sa propre fille. Ces œillères qu'il portait depuis sa naissance, il ne savait pas comment les retirer. Il savait seulement que le départ d'Elyne lui donnait pour la première fois l'envie de les arracher.

Elyne était arrivée en cours dans un état presque second. Une rage inconnue avait pris possession de tout son être, et elle luttait pour ne rien laisser paraître, en vain. Elle resta silencieuse toute la matinée, ne prêtant pas attention à sa voisine de table qui tentait de lui remonter le moral.

Habituellement gentille et serviable, Naïa était une simple camarade de classe qui ne se mêlait jamais des affaires des autres. Pourtant, lorsqu'elle voyait Elyne avec un regard aussi vide, elle s'était toujours demandé à quoi pouvait bien penser la jeune fille. Apprendre qu'elle partait en voyage d'échange aux Etats-Unis l'avait d'ailleurs étonnée ; la fille taciturne au regard gris avait donc un projet qui lui tenait à cœur ? Elle n'avait généralement pas l'air si triste, mais il était simplement difficile de voir au-delà de la froideur qu'elle dégageait. Alors, ce jour-là, la voir contenir une telle colère attirait forcément l'attention de cette lycéenne observatrice.

— Je sais qu'on ne se connaît pas trop, mais si tu as besoin d'une oreille attentive, je suis là, chuchota-t-elle à l'attention de sa voisine, sans vraiment réfléchir.

Pour seule réponse, Elyne lui lança un regard d'une noirceur troublante. Comme si elle n'avait pas envie d'être dérangée, mais qu'elle espérait secrètement que quelqu'un le fasse tout de même. Naïa le prit comme un signe et tenta de se frayer un chemin parmi les pensées de sa camarade.

— Ça ne sert à rien d'être en colère, car la personne à qui tu fais le plus de mal, c'est toi. Autant gagner du temps et tenter de retrouver ta propre paix par toi-même dès maintenant, lança-t-elle doucement.

— C'est tellement plus facile à dire qu'à faire, soupira Elyne sans parvenir à rester renfermée sur elle-même. Je ne suis pas sûre d'être capable d'accepter de donner une deuxième chance à la personne qui ne m'en a même pas laissée une première.

La jeune fille se laissa choir sur sa table, la tête posée dans ses bras. Au loin, les paroles du professeur se transformaient en un fond sonore brumeux, et il n'y eut bientôt plus que les murmures de Naïa qui comptèrent à ses yeux. Celle qui avait jusqu'ici toujours été une voisine sympathique et respectueuse de son espace personnel devenait peu à peu une confidente improvisée, et cela ne semblait pas déranger Elyne. Au contraire, être écoutée lui faisait du bien. Elle vit sa camarade relever tant bien que mal ses longs cheveux bouclés, s'assurer de la bonne distance entre leur table et le professeur, puis se laisser aller à la même position qu'Elyne.

Les yeux dans les yeux, elles se laissèrent aller à des chuchotis pendant toute l'heure restante, et lorsque que la sonnerie annonça la pause du déjeuner, toute trace de rancœur avait quitté le corps d'Elyne. Elle n'était pas encore prête à renouer correctement avec son père ; pour autant, cette conversation lui avait fait du bien. Et en prime, pour la première fois depuis bien longtemps, elle avait eu l'impression qu'on l'autorisait à parler à quelqu'un.

Elyne sortit de la salle de cours, le cœur bien plus léger qu'à son arrivée. Mais alors qu'elle se laissait entraîner par le flot d'élèves se dirigeant vers le réfectoire, elle fut interceptée par un chignon qu'elle connaissait bien, quoi qu'il fût bien plus désordonné que d'habitude.

— Elyne ! Tu tombes bien. J'ai besoin que tu viennes dans mon bureau quelques minutes, c'est à propos de ton voyage, lâcha Ava Carteau, l'air dérouté.

Le sang de la jeune fille se glaça. Tout de suite, elle imagina le pire. Elle vit son rêve s'effondrer en milliers de petits morceaux, pour telle ou telle raison. Elle vit quelqu'un prendre sa place. Elle vit tout ce pour quoi elle avait travaillé aussi dur se détruire sous ses yeux. Pourtant, elle suivit la conseillère d'orientation sans piper mot, la tête encore trop engourdie par les angoissants scénarios qui tournaient déjà en boucle dans son esprit.

— Je ne voulais pas te faire paniquer, excuse-moi, fit Ava en fermant la porte de la petite pièce qui lui servait de lieu de travail. Je viens juste de faire passer un dernier dossier pour les voyages d'échange qui commencent ce jeudi, et je me disais que la jeune fille concernée pouvait partir avec toi aux Etats-Unis. Tu n'y vois pas d'inconvénient, n'est-ce pas ?

Elyne ne sût pas vraiment quoi répondre, alors elle laissa un lourd silence remplir le bureau. Ses émotions venaient à peine de reprendre leur cadence initiale et tout son être semblait brouillé par cette annonce. Partir avec quelqu'un qui s'incrustait à la dernière minute dans son projet ? Alors qu'elle avait travaillé si dur pour obtenir tous les accords nécessaires à son départ ?

C'était une sensation complètement démesurée qui commençait à bouillir en elle. Bien sûr qu'elle réagissait comme une gamine. Pour autant, elle ne pouvait pas accepter ça. Elle qui avait toujours vécu dans un coin, sans jamais prendre trop de place, voyait soudainement son rêve d'adolescente partir en fumée.

C'était son rêve, mais le regard de l'adulte en face d'elle n'affirmait qu'une seule chose : elle allait devoir le partager avec une inconnue, et elle n'aurait pas le choix.

Au fond, cette convocation improvisée n'était qu'une comédie lui donnant l'illusion que son opinion importait.

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