✧ | 03 - ❝ un bout de soi ❞

Les deux sœurs avaient passé la nuit dans la chambre de l'aînée, enfouies sous une montagne de couvertures qui aurait fait frémir leur mère si elle avait vu l'état du lit. Au milieu des miettes et des oreillers, elles étaient restées collées devant un film un peu trop niais à leur goût et s'étaient ensuite endormies l'une contre l'autre, sans oser penser au grand départ qui approchait.

La semaine touchait indubitablement à sa fin, et seul le week-end séparait encore Elyne de son rêve américain. Les préparatifs devenaient bien trop concrets, et l'excitation gagnait peu à peu les deux filles qui ne tenaient plus vraiment en place. Mais si Mina, ravie de pouvoir aider à l'empaquetage des affaires, se languissait déjà de sa sœur, ce n'était définitivement pas le cas de leur mère.

— C'est quoi, cette valise ? avait demandé celle dernière d'un ton étrangement innocent en passant devant la chambre de sa fille.

Elyne n'avait pas su trouver les mots pour répondre correctement. Alors que Mina s'empressait de lui rappeler que sa fille aînée, qui ne jurait que par les Etats-Unis depuis un an et demi, allait enfin partir là-bas et que bon sang, elle pourrait au moins faire l'effort de retenir un événement aussi important, les pensées de la jeune fille s'étaient perdues. Ne pas importer aux yeux de sa mère, c'était une chose. Mais la voir avec ce regard si vide d'émotion et de sens face à l'évidence de son départ lui piétinait bien plus le cœur que ce qu'elle aurait pu imaginer.

Avec un regard triste, Elyne avait continué de plier ses pulls sans oser répondre. De toute manière, l'habitude chassait la douleur, et se concentrer sur sa tâche allait faire partir le poids qui pesait dans sa poitrine, elle le savait. Il fallait juste oublier ce qu'il s'était passé.

— Maman est vraiment nulle, souffla Mina, qui avait fini son discours moralisateur.

L'aînée lâcha un sourire. Sa petite sœur était toujours là, prête à la soutenir, et cette seule pensée semblait gonfler son cœur de reconnaissance. La quitter, même pour une période plutôt courte, n'allait définitivement pas être facile. Bien sûr, il fallait se focaliser sur le positif, et Mina était la première à orienter sa sœur vers cette vision des choses. Mais quand on nous a déjà tourné le dos auparavant, il est toujours délicat d'accepter de lâcher ceux à qui l'on s'est raccroché.

— Elyne ! Essuie donc ces fichues larmes, sinon je vais pleurer aussi, s'écria la benjamine d'un ton sincère.

A ces mots, elle se jeta sur le lit pour accéder à la boîte de mouchoirs, qu'elle s'empressa de lancer à la figure de sa sœur. Cette dernière la rattrapa in extremis avant de murmurer un merci un peu faiblard. Elle n'avait même pas remarqué que ses joues étaient devenues mouillées. C'était fou comme l'on s'habituait à tout : aux déceptions, au mépris, au dédain, et même aux larmes.

Les yeux d'Elyne avaient fini par sécher, la première valise était enfin bouclée, et les deux sœurs s'étaient finalement attablées devant un plat de pâtes fumant avec pour seul fond sonore le grésillement des dialogues d'une série quelque peu démodée. L'une en face de l'autre, assises à la table de la cuisine, Mina et Elyne goûtaient à ce vendredi soir à la saveur amère sans oser troubler le calme qui régnait dans la maison. Eva était enfermée dans la chambre parentale, sans doute occupée à zapper toutes les chaînes de télévision existantes en attendant le retour de son conjoint.

Le père de Mina n'était pas souvent là. La plupart du temps, il rentrait bien tard sans grande explication, mais il avait de l'argent, alors Eva ne disait rien. Elle attendait simplement, et se retrouvait à manger seule au milieu de la nuit lorsque la faim avait raison de sa patience.

Les filles avaient appris à ignorer l'attente quotidienne désespérée de leur mère. Lorsqu'elles étaient un peu plus jeunes, elles avaient bien essayé de lui changer les idées et de la faire manger avec elles, mais c'était peine perdue. Alors qu'elles avaient tenté de cuisiner en suivant les recettes sur le vieux livre de leur grand-mère, les petits plats des deux enfants avaient été violemment rejetés. Désormais, elles ne préparaient à manger que pour elles-mêmes et passaient la soirée comme bon leur semblait. C'était comme ça : le soir, Eva ne devait pas être dérangée. Si elles voulaient éviter de s'en prendre plein la tête, c'était mieux ainsi.

Les jours suivants filèrent à une vitesse folle. Elyne se perdait constamment dans sa propre liste de choses à faire et à emmener, tandis que Mina faisait de son mieux pour l'épauler. Les deux sœurs débordaient d'une énergie particulière : aussi excitées qu'inquiètes, elles tentaient d'ignorer la main qui enserrait peu à peu leur gorge à mesure que le temps passait.

C'est la tête emplie de sentiments confus et le cœur au bord des larmes qu'Elyne retourna chez son père le dimanche soir. Après une longue étreinte, les deux sœurs s'étaient finalement lâchées en se promettant de se voir une dernière fois le jour du départ. Son père était venu la chercher. Du moins, il l'attendait dehors ; Eva ne voulait pas en entendre parler, et n'aurait d'ailleurs jamais laissé son ex-mari rentrer dans sa propre demeure.

— Laisse-moi t'aider, proposa ce dernier lorsqu'Elyne sortit de la maison avec sa grosse valise et le sac à dos bleu nuage qu'elle ne quittait jamais.

La jeune fille accepta l'aide de son père, qui semblait plus attentionné que d'habitude. Peut-être son départ, qui se rapprochait dangereusement, y était-il pour quelque chose ? À vrai dire, elle n'en savait rien ; elle s'était simplement contentée de lui envoyer un bref message annonçant l'acceptation de son dossier et n'avait pas pris la peine de lire la réponse de ce dernier.

Libérée de ses bagages, elle monta dans la Mercedes de son père en prenant garde à ne rien salir. Elle s'apprêtait à refermer la portière, mais elle se surprit à hésiter une seconde. En partant chez son père, elle quittait Mina définitivement. Trois mois, ce n'était pas grand-chose, après tout ! Pourtant, Elyne n'arrivait pas à ignorer la sensation de pincement au cœur qui persistait.

Le fil de ses pensées fut interrompu par le bruit du moteur. Elle jeta un œil à la maison de sa mère et croisa le regard de Mina, qui lui adressait un dernier salut de la main. Assise sur les escaliers du porche, les genoux repliés, elle laissait paraître un sourire tremblant, mais sincère. Le ciel s'était déjà paré de noir, mais Elyne voyait bien que la jeune fille avait du mal à retenir ses larmes. C'était un peu bête, car les deux sœurs allaient se revoir le jour du départ, mais cette séparation était définitivement symbolique. Et si laisser sa mère derrière elle ne lui faisait désormais ni chaud ni froid, il était mille fois plus difficile de quitter sa sœur, soit la personne qui avait toujours été là.

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