✧ | 02 - ❝ couleur bleu nuit ❞
— Et vous ne pouvez pas rester chez vos parents ? Je suis désolée, j'ai un peu de mal à comprendre...
Minseo regarda la conseillère d'orientation d'un air fatigué, qui semblait presque cacher une tristesse plus grande. Ça ne servait à rien. Sa vie n'était qu'un enchaînement de contraintes et de déceptions. Pour elle d'abord, mais aussi pour les autres. Ce n'était jamais assez, ni pour ses parents, ni pour les professeurs, ni pour personne. Et lorsqu'elle faisait enfin plus que le nécessaire, les attentes changeaient. On lui demandait d'être une personne qu'elle n'était pas. Pire encore, on lui demandait de se sacrifier pour devenir autre chose.
— C'est pourtant simple, Madame, lâcha-t-elle dans un léger soupir. J'ai besoin de changer d'air. Et me faire redoubler dans une autre classe ne fera qu'empirer les choses.
— D'accord, mais pourquoi ? osa son interlocutrice d'un ton hésitant, sans pouvoir dissimuler sa curiosité. Si vous ne m'en dites pas plus, je ne peux pas vous aider.
Minseo sentit sa voix se briser en plusieurs éclats alors qu'elle prononçait ces mots :
— Ça doit rester entre vous et moi.
La femme qui se tenait en face d'elle hocha vigoureusement la tête. Sans doute la trentaine, un chignon désordonné et des lunettes colorées, Ava Carteau semblait être de ces gens qui inspirent confiance et sympathie au premier regard. Pourtant, malgré son caractère habituellement extraverti, elle sentait que la jeune fille à laquelle elle avait affaire était concernée par une situation familiale et scolaire d'une véritable gravité.
— Je vais parler vite, avant de m'effondrer, commença-t-elle d'une voix chancelante. Je ne veux pas redoubler pour suivre les spécialités scientifiques. Ce n'est pas mon choix, c'est celui de mes parents. Non seulement je ne serai pas capable de satisfaire leurs exigences, mais en plus, cela signifierait qu'il me faudra rester un an de plus chez eux. Et ça, c'est... impossible.
Ava Carteau remarqua les mains tremblantes que la jeune fille n'arrivait pas à dissimuler correctement sous la table. Ce n'était pas son métier, mais elle voyait une adolescente en souffrance. C'était une assez bonne raison pour se mêler de ses affaires personnelles.
— Minseo, qu'est-ce qu'il se passe avec tes parents ?
La voix de la conseillère résonna contre les murs bruns du petit bureau. Puis, ce fut comme si les mots s'étaient violemment dirigés contre la jeune fille pour la frapper de tout leur sens.
— Ils m'en demandent trop, murmura la jeune fille avant d'enfouir son visage au creux de ses mains.
Son interlocutrice attendit patiemment que la jeune élève relève la tête, ce qu'elle fit quelques secondes plus tard en reniflant. Avoir une oreille attentive lui donnait envie de se confier.
— Vous devez vous en douter, mais ma famille vient de Corée du Sud, finit-elle par articuler. C'est sans doute propre à notre culture, mais lorsque ça concerne l'école, même la perfection n'est pas suffisante. Disons que j'ai... une grande pression sur les épaules, et que ma volonté d'étudier les langues pour voyager ne leur plaît pas trop. La voie royale, pour eux, c'est soit la médecine, soit le droit. Vous imaginez bien à quel point je dois les décevoir...
Ava secoua la tête. Des parents qui voulaient choisir l'avenir de leur enfant, il y en avait beaucoup. Mais peu importait la sensibilité de la jeune fille, elle sentait bien que Minseo cachait encore autre chose. Aussi, elle posa sa main sur son bras, comme pour l'encourager à continuer son récit.
— Et, je... C'est difficile à dire, hésita l'adolescente.
— Fais-moi confiance. De toute manière, ma conscience personnelle comme le secret professionnel m'empêcheront de divulguer cette conversation à qui que ce soit.
Minseo sembla chercher tout le courage possible au fond de son être, avant de lancer en se triturant les mains :
— Je pense que je vais vous le montrer, ce sera plus simple.
D'un geste incertain, presque maladroit, elle se tourna et leva légèrement son chemisier. Sa taille était plutôt fine, mais ce ne fut pas ce qui attira l'attention de la conseillère. Ce qui la préoccupait désormais, c'était ces bleus qui parsemaient la peau tannée de la jeune fille. Certains avaient bruni, d'autres semblaient plus récents. Ava n'eut toutefois pas le temps de les observer davantage : déjà, Minseo avait dissimulé les ecchymoses sous le tissu de son vêtement.
— C'est le prix de l'échec, souffla cette dernière, tandis que ses joues se teintaient de honte.
Son interlocutrice était restée figée, comme incapable de réagir correctement à cette douloureuse révélation. Son esprit la voyait prendre l'adolescente dans ses bras, puis lui confier que tout irait bien, qu'elle allait s'en occuper, que personne n'avait le droit de lui faire subir cela ! Mais son corps restait engourdi, et aucune parole ne lui parut assez juste pour être prononcée.
Elle se tût alors, attendant peut-être une réaction de la jeune fille. Celle-ci apprécia néanmoins le silence qui envahissait la pièce. Elle le préférait à la pitié.
— C'est pas grand-chose, vous savez, hasarda Minseo après quelques minutes de calme. C'est impressionnant parce que ça laisse des traces, mais beaucoup d'enfants se font frapper aussi...
Ava sembla enfin sortir de sa torpeur.
— Même si ce n'est pas « grand-chose », ça reste de la violence. Il faut faire quelque chose, Minseo.
Ces mots eurent l'effet d'un électrochoc pour l'adolescente. Quelque chose, ça voulait dire en parler à d'autres gens. Mettre ses parents dans l'embarras. Poser des problèmes à toute la famille. Impliquer les autorités. Se faire détester.
Ce n'était pas possible.
— Vous aviez promis que ça resterait entre nous ! supplia-t-elle soudainement, comme pour amadouer la conseillère d'orientation.
— Mais tu es en danger, Minseo. C'est grave !
La concernée secoua la tête, les yeux brillants. Non, elle n'était pas en danger. C'était une correction comme toutes celles que d'autres enfants avaient pu recevoir, un moyen de lui faire comprendre qu'elle devait faire mieux, tout le temps. Ça n'irait jamais plus loin, et elle le savait.
Ava soupira avant de laisser sa tête tomber dans ses mains. Elle avait bien compris la situation dans laquelle se trouvait la jeune élève, mais son instinct maternel empêchait son esprit même d'accepter de pareilles violences, aussi petites soient-elles.
— Bon, je suppose que c'est la raison pour laquelle tu ne veux pas rester chez eux – enfin, le moins possible, concéda-t-elle.
— Voilà, acquiesça Minseo. Il ne faut pas que je redouble.
Si ce n'était que ça ! Ava Carteau saurait convaincre les parents comme les professeurs de faire passer la jeune fille en terminale tout en faisant en sorte qu'elle garde les matières qu'elle aime. Mais le goût amer de l'impuissance ne voulait pas quitter ses lèvres qu'elle mordillait d'un air concerné.
Elle ne pouvait pas la laisser subir une année de plus dans ces conditions. Et même s'il aurait été plus sage de prévenir les services sociaux, elle n'avait pas envie de briser la confiance que lui avait accordée Minseo, qui était devenue livide rien qu'à l'évocation d'une possible plainte ou autre action contre ses parents. De plus, elle avait l'intime conviction qu'en plus de ne pas régler les choses, cela les empirerait.
— Et si tu partais en voyage d'échange, dans un autre pays ? lança-t-elle sans même réfléchir. Toi qui veux faire de la traduction et découvrir différentes cultures, ça devrait te plaire. Et c'est un bon moyen de t'éloigner du foyer familial.
C'était sorti tout seul. A vrai dire, les élèves concernés par un voyage à l'international avaient déjà été sélectionnés. Ils devaient sans doute être en train d'attendre les dernières informations ou de préparer leurs bagages avant le grand départ, qui devrait avoir lieu la semaine d'après. Elle s'était entretenue avec chacun d'entre eux pour confirmer leur motivation et leurs objectifs scolaires et professionnels, et certains d'entre eux attendaient cette opportunité depuis qu'ils étaient entrés au lycée.
En d'autres termes, il fallait mériter sa place.
Mais un des élèves concernés s'était désisté peu avant l'annonce des résultats officiels de sélection. Par paresse des responsables administratifs de relancer le processus d'inscription sans doute, la place était restée vacante. Pourtant, Ava était bien placée pour savoir qu'un élève de moins dans les statistiques était mal vu.
— Si j'ai le droit, alors je pars, affirma soudainement Minseo.
Il restait une bourse supplémentaire. Ava avait un pouvoir de persuasion terriblement développé. Une jeune élève voulait fuir son quotidien. Une semaine ? C'était presque trop facile. D'abord les responsables des échanges, puis les parents. Si elle s'occupait de monter le dossier elle-même, ce serait fait en un claquement de doigts.
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