Trente-trois (1)

— Tu es vraiment intelligente, n'est-ce pas, Yanaëlle ? a demandé Debby en croisant mon regard dans le miroir de la commode.

Elle parlait de ma proposition de faire une dernière soirée avant notre départ.

— Eh bien, tu en as mis du temps pour le savoir, ai-je soufflé.

— Je m'en doutais tu sais.

— Je ne vais pas te féliciter pour avoir enfin appris une vérité universelle.

J'ai souri malicieusement, provoquant une grimace chez elle. Une poudre dorée et pailletée reposait sur son petit nez foncé. La cascade de ses boucles que j'avais pris plus d'une heure à dompter et harmoniser tombait sur ses épaules dénudées. Debby portait une robe blanche courte et légère, pas trop audacieuse, mais assez pour que cela change de son style habituel. Elle faisait un peu plus que son âge, et même si j'avais utilisé des artifices, ils ne cachaient en rien la beauté discrète de ma colocataire. Au contraire, je l'ai poli, pour la rendre encore plus belle, dangereusement belle, et mis en avant tout ce qu'elle pensait être des défauts physiques. Son nez légèrement épaté n'avait pas été affiné, sa peau aux tons un peu marron a à peine été retouchée par du fond de teint mais brillait grâce aux paillettes intelligemment déposés. Sa bouche pulpeuse et rose saumon était ressortie par du gloss et du crayon, et ses cheveux frisés étaient devenus de jolies boucles envoûtantes.

Debby n'était pas une beauté classique appartenant aux critères de beauté de notre société. Elle était un peu aux antipodes, pourtant, elle était tellement magnifique. Je trouvais ridicule de limiter la beauté à quelques caractéristiques sachant que nous étions tous si différents. Pourquoi faire des produits exactement pareils alors qu'ils existaient tant de diversité ?

— En fait, m'a-t-elle interrompu alors que j'essayais désespérément de tracer un eye-liner. Je voulais te dire merci.

— Pourquoi ? Je n'ai rien fait.

— Pfff, bien sûr que si ! Regarde comme je suis jolie grâce a toi !

— Je suis navrée de te l'annoncer, mais tu es déjà jolie. Après si tu te trouves moche, d'accord pas de soucis.

— Ne fait pas genre, Yanaëlle. Tu essayes de me redonner confiance en moi en mettant en-avant mes défauts, et pas que ça. Tu es carrément comme une grande sœur pour moi, peut-être parce que nous n'avons pas le même âge.

— Tu m'estime un peu trop, ai-je grimacé.

— Non, non, a-t-elle réfuté en secouant la tête, tu es véritablement comme une grande sœur qui protège et guide sa petite sœur. Tu ne ressens pas la même chose ?

Elle me faisait la tête d'un chiot triste qui quémandait de l'attention. Si je devais laisser agir la fille parfaite, j'aurai souri en lui répondant ce qu'elle voulait entendre, mais je ne l'ai pas fait. Debby pouvait encaisser ma repartie et mes mots dénués de bon sentiment sans broncher. Je n'avais pas besoin d'enjoliver ce que je voulais lui dire, alors j'ai misé sur une franchise aussi rafraîchissante qu'un vent d'air.

— Un peu. En moins de trois mois, je me suis sentie très proche de toi. J'aime bien t'aider, Deb... c'est une émotion que je n'ai pas l'habitude de ressentir, faire du bien à quelqu'un sans rien derrière et j'apprécie. Est-ce que ça fait de moi une potentielle soeur ? J'en suis pas sûre. N'empêche que tu m'estimes toujours trop. Tu finiras pas être déçue.

Je ne me rappelais pas si un jour ma relation avec ma sœur avait été comme celle que j'entretenais avec ma colocataire. Être grande sœur demandait un courage hors norme et une force intérieure gigantesque : pour ne pas flancher sous le poids de l'admiration du cadet. Yasmine était aussi égoïste que moi, sans once d'empathie, or elle portait une vie en elle, une vie qui devait grandir encore et encore jusqu'à venir dans cette réalité sombre avec ces quelques éclats de lumière. Allait-elle être une bonne mère ? Donner de l'amour suffisant à cet enfant ? Le protéger, le guider, l'aider ? Si elle ne pouvait pas m'aimer, ce qui ne me dérangeais pas du tout, pourrait-elle aimer la vie en elle ? On disait qu'un enfant sauvait, mais pour une fille aussi égoïste que Yasmine, j'en doutais.

— Humm, tu es à la bonne place en tout cas.

— Laquelle ?

— Oh pas si haut, tu frôles juste le septième Ciel.

— Ouf, j'ai eu peur ! Imagine que c'était plus haut !

— Je ne ferai jamais ça, pour qui tu me prends ?

Nous nous sommes lancées un sourire entendu. La conversation avec Debby m'a plongée dans une étrange mélancolie. Le temps passé au camp avait été long et pourtant si rapide, tant et si peu de chose c'était déroulé. J'avais changé tout en restant la même et maintenant... il ne restait que trois jours avant de repartir à Indianapolis, retrouver la vrai vie, loin du petit paradis qui c'était construit ici. Indianapolis me rappelait la méchante Yanaëlle, elle me rappelait Zayne, ma famille, mes manipulations. J'avais fréquenté tellement longtemps Thimoé et sa bande que revenir quotidiennement à mes anciennes habitudes m'a effrayée. Oh, je n'avais pas la prétention de me prendre pour une gentille fille adorable qui voulait le bonheur de tout le monde. Il y avait juste le bonheur de Thimoé et de Debby qui m'intéressait. Je n'étais plus entièrement égocentrique.

— Je suis prête, et toi ? ai-je dit en mettant une dernière couche de gloss.

Debby m'a lorgné avant d'acquiescer fièrement, satisfaite de l'image que je renvoyais.

— Moi aussi ! Tu es tellement magnifique Yanaëlle.

Mes lèvres brillantes se sont incurvées.

— Je sais.

— Il en a de la chance, Thimoé, m'a-t-elle taquiné.

J'ai senti mon cœur doucement s'accélérer à la mention de mon petit ami. En l'espace de quelques semaines, j'étais devenue un peu accro à lui et tout ce qui le composait.

— Et il ne s'en rend même pas compte.

— Je pense qu'il le sait parfaitement au contraire. Mais je suis un peu inquiète.

— Pourquoi ? Notre relation va parfaitement bien.

— Pas à propos de vous, mais plutôt de Emma.

Mon sourire s'est fendu en une grimace ennuyée. Emma la campeuse garce qui craquait pour Arte. Malgré ses menaces, elle me tournait tout de même autour, me mettait des bâtons dans les roues durant les jeux, me faisait des croche-pieds et essayait vainement de m'humilier lorsque je donnais des idées, comme celle de faire cette dernière fête trois jours avant notre départ — idée qui a été approuvée. Elle était stupide de penser que ses petites intimidations m'effrayaient, bien que mes talents d'actrice n'étaient plus à nommer. Emma se prenait pour une méchante, elle croyait vraiment l'être et j'attendais patiemment de lui dévoiler mon jeu de carte. De la piéger comme le rat qu'elle était, la mettre au pied du mur sans issue de secours et enfin l'écraser sous mon talon en admirant sa souffrance.

— Tu aurais du le faire depuis longtemps, a rouspété Kana en me fusillant de ses yeux noirs.

Intérieurement j'ai soufflé en me massant l'arrêt du nez. Depuis que Kana avait fait sa réapparition, sa présence dans mes pensées et dans ma conscience avait pris de l'ampleur. Ce n'était pas elle qui m'intimait cet esprit de remettre Emma à sa place, cependant, sa malveillance veillait à ne pas laisser s'éteindre le feu de ma vengeance contre cette garce aux horribles cheveux mauves. Sois patiente, ai-je pensé fermement. Je contrôle la situation.

— C'est dans notre intérêt à toutes les deux.

Et elle n'a rien ajouté, alors que je pouvais ressentir son mécontentement dans mon cœur. À quel point mon cerveau était-il assez tordu pour me faire ressentir des émotions d'une personne imaginaire ?

— Ça va ? s'est inquiétée Debby. Tu ne réponds pas.

— Désolée, j'étais dans mes pensées. Ne t'en fais pas pour Emma, elle n'est pas un problème.

— Mais elle toujours sur ton dos, c'est carrément du harcèlement à ce niveau ! Faut que tu le dises aux moniteurs.

— Ça va, j'ai la situation bien en main.

— Mais...

— Je te dis que ça va ! l'ai-je arrêté en la prenant par l'épaule. Je sais comment la calmer alors reste zen, okay ? Dans trois jours on quitte le camp, profitons de cette nuit, d'accord ? Tout va bien.

Légèrement apaisée, elle m'a répondue par des rapides hochements de la tête qui ont fait vibrer ses boucles. J'ai acquiescé avant de la prendre par la main pour rejoindre la fête.

**

L'ambiance était douce et un peu mélancolique par rapport à la dernière soirée qui était plus folle. La température était agréable et minutieusement haussé par le grand feu de bois. Le crépitement des brindilles, l'odeur de brûlé et la brise qui me donnait la chair de poule. Tout avait été mis en place pour nous rappeler sournoisement que le temps ne serait pas éternel et que bientôt nous retournerons à nos vies d'avant. C'était étrange de savoir que si mes parents n'avaient pas décidé de m'envoyer dans ce camp pour jouer les bénévoles, je n'aurai pas été dans les bras de Thimoé, à l'abri des regards mais aux premières places pour les rayons lunaires. J'aurai pu partir dans un autre endroit ou rester en ville, au lieu de ça, j'étais là, avec des personnes qui avaient bousculé mon existence. J'étais là, avec ce garçon maladroit qui voulait tant ne pas être défini par sa maladie, qui la cachait malgré son énorme franc-parler. J'étais là, avec lui et sans un masque pour dissimuler ma personnalité.

— À quoi tu penses ? ai-je interrogé mon petit ami qui fixait obstinément l'horizon.

Thimoé avait souvent des absences inquiétantes, des petites sauts d'humeur, et des moments où il divaguait complètement, proférant que je-ne-sais-qui lui voulait du mal. Ce n'était pas de sa faute, il vivait avec un monstre plus fort que lui. Il ne me parlait quasiment jamais de sa schizophrénie, comme je me gardais de lui parler de Kana. On avait chacun nos cadavres trop difficiles à enterrer, et au lieu d'en discuter, de chercher ensemble un moyen de les ensevelir, on préférait se fondre dans le silence, taisant nos maux. Nous n'avions pas compris que les plus grands ennemis de l'amour étaient le silence et les secrets. 

— À maman, à Grand-mère, elles me manquent. Pas le salaud pas contre. J'aimerais tellement que maman l'ai largué celui-là.

— Oh tu sais, c'est difficile de se débarrasser des nuisibles. Tu veux que je m'en charge ?

— J'ai l'impression que tu parles de meurtre. C'est le cas ?

J'ai roulé des yeux.

— Bien évidemment que c'est le cas. Pour qui tu me prends ? Une lycéenne qui n'est pas en réalité une tueuse en série ?

— C'était du sarcasme, non ? Bref c'est pas important. Je veux plus parler de maman qui sait même pas choisir un bon partenaire.

J'ai appuyé ma joue sur son épaule en cherchant de la chaleur. Automatiquement, son bras m'a encerclée pour que je sois bien pressée contre son flan, son menton sur mes cheveux parfaitement coiffés.

— Tu veux parler de quoi ?

— De nous, a-t-il répondu en prenant mes doigts entre les siens. De toi. On va se cacher longtemps ? On va bientôt quitter le camp et... je veux dire... euh, ehm, ce n'est pas juste pour l'été, n'est-ce pas ?

— Pardon ?

— Toi et moi, ça sera pas juste pour l'été, non ?

— Ah moins que tu veuilles me larguer, p'tit chat.

— Non, j'aime trop tes cheveux (il a embrassé le sommet de mon crâne). Mais on fera comment à Indianapolis ? On va continuer de se cacher ?

— Pendant les débuts, je pense.

— Mais combien de temps ?

— Le temps qu'il faudra, ai-je soupiré. Moi aussi ça m'énerve de ne pas pouvoir vivre tranquillement.

— Et je ferai comment si je veux te parler tard dans la nuit ? Ça sera impossible d'être heureux !

— Ne soit pas si négatif ! Tu pourras me parler quand tu veux grâce à ton téléphone. On se verra sûrement dans ta chambre, tu me feras tes fameux chocolats chauds, on s'embrassera jusqu'à s'enivrer et...

— Je vais essayer de te distraire pendant que tu révises !

— Tes objectifs sont moins nobles, mais tu vois, on sera heureux.

Il a ri dans mon cou, comme il avait pris l'habitude de le faire ces dernières semaines. J'ai gloussé aussi, ravie de constater que j'arrivais à lui arracher son rire insouciant qui faisait fondre mon cœur.

Puis, il m'a renversé par terre et j'étais étendue sur le gazon pas propre, éblouie par l'astre lunaire qui éclairait mon corps dans cette légère robe jaune poussin. La main de Thimoé épousait ma joue, caressant distraitement mon visage. Son regard s'est liquéfié, le marron était devenu du whisky qui se déversait partout sur moi, en moi, me rendant soûle. Chaque courbes, chaque peau visible de ma personne a été analysées au grain avec une si forte intensité que je me suis tendue à l'extrême. J'étais émerveillée et séduite, sans doute Thimoé ne se rendait pas compte de toutes les émotions qu'il me faisait ressentir.

What would i do without your smart mouth ? a-t-il chantonné avant de picorer ma bouche de baisers.

[ Qu'est-ce que je ferais sans ta charmante bouche ? ]

J'ai ri en sentant les papillons prendre leur envol.

— Dis Yanaëlle, a-t-il murmuré à mon oreille, tu me donnes bien tout de toi, n'est-ce pas ? Même les plus moches aspects que tu n'exposes pas... tu me les donnes, hein ?

Mon cœur s'est serré, douloureusement, des prémices de ce qui allait suivre, comme s'il se préparait à être brisé.

— Oui, Thimoé, bien sûr, ai-je menti la langue lourde car je ne pouvais pas, je ne voulais pas montrer ce qui se cachait au plus profond de ma personnalité.

Je ne te donne pas tout de moi, Thimoé, seulement ce qui ne risque pas de te dégoûter, ai-je pensé en fermant les paupières.

— Bien. D'accord je te crois.

S'il avait senti le mensonge, il n'a rien dit, au contraire, il a continué à m'embrasser sans chercher à en savoir plus. Je ne lui ai pas retourné la question, je ne voulais pas qu'il me mente. On cachait nos cadavres derrière des tonnes de mensonges et de secrets après tout.

**
J

'ai été réveillée ce jour là par un mélange de cris, et de voix discrépances, mais par-delà ce cocktail de sons indésirables s'élevait la voix de Debby qui prononçait mon prénom. Mon épaule qui était légèrement secouée m'a aidée à sortir du sommeil.

— Pourquoi tu me réveilles ? Je suis épuisée, Debby, marmonné-je en me frottant les yeux.

Je n'avais pas bu une seule goutte d'alcool, or c'était tout comme, vu l'étendue de ma fatigue.

— C'est urgent, Yanaëlle ! Tu es accusée d'avoir volé l'argent pour les familles démunies !

...

La suite déjà en ligne !

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