Track4 - Throw It Back
« Ça a été ton rendez-vous avec miss Martel ? »
Georgina me rejoint sur le canapé de son salon avec un verre de vin. J'ai décidé de passer ma soirée chez elle, histoire de décompresser. Je pose mes pieds sur sa table basse rose bonbon et croise mes bras sur mon torse.
« Ouais. »
Georgina se rapproche de mon cou et commence à l'embrasser. Je l'ignore, le regard dans le vide et la tête plongée dans mes souvenirs de cet après-midi.
— Vous allez bientôt mourir ? Comment ça ?
— Je vais mourir cette année.
— Vous êtes malade ?
— Non.
Ivy continuait de fixer son chocolat viennois tout en jouant avec sa petite cuillère. Elle avait l'air triste mais en même temps soulagée.
— Une malédiction ?
— Non plus. À l'âge de 15 ans, après la mort de ma mère, mon père s'est intéressé de près à la magie. Nous n'avons aucun ancêtre mage dans notre famille, il n'y a pas plus humain que nous. Mon père s'est rapproché de la communauté démoniaque à cette époque, pensant trouver un moyen de ramener ma mère à la vie. À la place, nous avons découvert une vérité plus embarrassante. Nous avons réussi à rencontrer un démon supérieur sous les ordres du seigneur de l'Ouest qui nous a appris qu'une résurrection serait impossible mais surtout que mon père devrait plus penser à moi car il ne me restait plus beaucoup de temps à vivre. Que ma vie se terminerait lors de ma 22ème année. Cette année.
— Il n'a pas donné la cause de la mort ?
— Non. J'ai passé des tonnes de tests médicaux, on m'a lancé plusieurs sortilèges de détection mais rien. Mon père a arrêté d'y croire, « Qui vivra verra », mais au fond de moi je sens que cette année sera la dernière. Alors j'ai tout fait pour en profiter au maximum, j'ai voyagé, découvert d'autres cultures, me suis fait des amis, bref j'ai profité. Mais à mesure que j'approche de la fin, je suis plus soulagée que triste. C'est étrange non ?
— Non, dis-je en repensant à ma longue existence.
— J'envie beaucoup les démons. Ils n'ont pas ce problème, ils vivent presque éternellement et comme il le souhaite : ils profitent pleinement de leur existence.
Ces dernières paroles m'ont marqué. J'avais envie de la contredire, de lui dire que notre longue vie n'a rien d'une chance mais est plus un fardeau pour les démons comme moi. Que notre longue vie nous forge en expérience, souvent plus douloureuse qu'heureuse.
Nous avons conclu notre rendez-vous sur ses aveux, avec un simple « Merci pour ce moment » comme au revoir.
« Hey Marcus ! Tu pourrais réagir un peu. »
Je baisse les yeux et vois la main de Georgina sous ma chemise, descendant jusqu'à mon pantalon en caressant mon torse de ses doigts manucurés. Je retire sa main de mon corps avec exaspération.
« Qu'est-ce qu'il te prend ? » me dit-elle un peu surprise. « Je croyais que tu venais me voir pour passer un bon moment avec moi ? »
Je ne lui donne pas de réponse. Elle se lève pour mieux s'asseoir sur mes jambes et me faire face. Je sens son aura démoniaque s'agiter lorsqu'elle m'embrasse avec fougue tout en mettant sa main sur mon entrejambe. Ne constatant aucune réaction de ma part, elle s'arrête et me regarde dans les yeux avec une lueur inquiétante.
« C'est quoi le problème Marcus ? Tu ne refuses jamais une partie de jambes en l'air avec moi d'habitude, même quand tu es fatigué ! C'est la petite Martel qui t'a rendu impuissant ? »
Je pousse Georgina qui tombe sur le tapis, me lève, prend mes affaires et me dirige vers la sortie.
« Tu m'emmerdes Georgina. »
Je la laisse en plan et claque la porte de son appartement.
Je n'arrive pas à me sortir le visage d'Ivy de la tête, ce visage angélique en début d'après-midi, ce visage mélancolique à la fin.
Elle a raison, elle va mourir. Si un démon supérieur le lui a dit, c'est qu'il a senti un trouble dans sa ligne de vie, c'est fréquent et souvent avéré. Peu importe ce qui va la tuer, ça arrivera forcément, on ne peut pas changer la destinée de quelqu'un. La vie est vraiment injuste.
Je rentre dans mon petit « appartement » miteux. De la poussière et une odeur de vieux chien mouillé règnent. Je n'ai que trois pièces, un salon, une salle de bain et une chambre, pas de cuisine, juste un frigo. Ce n'est pas une vie de rêve mais mes dettes ne me permettent pas mieux. Je repense à Ivy et aux cinq millions de veo.
Est-ce que je dois continuer la mission ? Dois-je me rapprocher d'une fille qui n'a plus beaucoup de temps de vie pour lui apporter un peu de bonheur puis la décevoir et ça, pour cinq millions de veo ?
Qu'est-ce qui me prend de réfléchir à ça ? Il y a dix ans je n'aurai pas hésité une seconde. Le temps me ramollit. Bien sûr que je vais le faire, quitte à ce qu'elle finisse sa vie dans la plus grande des tristesses, moi, j'aurai mon argent.
Je suis un démon, je suis profondément mauvais.
💰 💰 💰
— Bonjour monsieur ! Vous êtes venu apporter votre aide à l'association « Nous ne sommes pas tous des monstres » ?
— On peut dire ça oui, réponds-je en retroussant les manches de ma chemise.
Pour me rapprocher d'Ivy Martel, j'ai décidé de feindre la bonté en venant aider les bénévoles de son association à vendre des gâteaux. Encore des gâteaux. Je n'ai pas mangé depuis des jours et je suis entouré d'humain en train de vendre des gâteaux. Je commence à me poser des questions sur le sens de mon existence.
La femme qui m'a accueilli me donne une étiquette de l'association à coller sur ma chemise et m'emmène jusqu'au stand de vente installé en pleine rue sur une place conviviale, devant un café qui les laisse utiliser leur cuisine pour préparer les gâteaux. Le stand est plutôt attrayant et je reconnais les fameux cupcakes aux fruits d'Ivy.
Je constate qu'il y a quand même un problème : c'est attrayant pour les humains mais aucun démon ne voudra soutenir cette association si elle ne pense pas à eux.
— Pour qui sont destinées toutes ces pâtisseries ? demandé-je à la femme.
— Pour tout le monde, me répond-elle avec grand enthousiasme.
— Vous combattez la discrimination envers les démons mais vous la pratiquez indirectement avec ces gâteaux. Emmenez-moi aux cuisines s'il vous plait.
La femme est plus que surprise mais accède à ma demande et me conduit là où six hommes et femmes préparent le reste des pâtisseries à vendre. Je repère Ivy dans le fond de la cuisine qui s'avance vers moi avec étonnement.
« Marcus ? Que faites-vous ici ? »
Elle a de la farine sur la joue et dans les cheveux. C'est mignon.
« J'ai entendu parler de votre action et je suis venu vous aider », dis-je en retroussant à nouveau mes manches. « Il y a un problème avec votre stand. »
Les autres bénévoles s'arrêtent et se tournent vers moi avec inquiétude.
— Est-ce que vous désirez vendre des pâtisseries aux démons également ?
— Évidemment ! me répond un homme. Nous voulons sensibiliser toutes les communautés !
— Vous avez oublié un détail très important et aucun démon ne va s'arrêter pour vous acheter des gâteaux. À leurs yeux, ils sont immondes.
Ils semblent tous choqués par mes paroles sauf Ivy qui semble réfléchir. Une femme chuchote outré « Comment cet étranger peut dire ça de mes cookies ?! ».
« MAIS OUI BIEN SÛR ! » crie soudainement Ivy en se dirigeant vers ses cupcakes.
Tout le monde la regarde et réagit lorsqu'elle sort un couteau pour se faire une entaille sur le doigt.
— Mais qu'est-ce qu'il vous prend, mademoiselle Martel ?!
— Il a raison ! Les démons ne mangent pas de nourriture humaine...
— ...sauf si elle est agrémentée de sang ou de chair humaine, conclus-je.
Ivy laisse tomber quelques gouttes de sang sur quelques-uns de ses cupcakes. La voir faire ça me donne des frissons d'excitation et l'odeur du sang me chatouille les narines. J'ai tellement faim que je suis à deux doigts de craquer et de me jeter sur elle pour lui sucer le sang devant tout le monde...
Contrôle toi, tu n'es pas un putain de démon vampire !
Elle tourne la tête vers moi et me fait son fameux sourire angélique. Je ressens à nouveau un pincement à l'intérieur. Étrange.
« Mettez juste quelques gouttes de sang dans vos pâtisseries, les démons aguerris sentiront l'odeur de loin et viendront vous en acheter. Un sacrifice discret pour augmenter vos ventes et sensibiliser tout le monde. »
Les bénévoles regardent Ivy et décident de faire de même.
« Ça ne vous dérange pas si je m'occupe de la vente ? Je ne sais pas cuisiner. »
La responsable hoche la tête et je sors rapidement de la cuisine. Ces odeurs de sang vont me faire craquer, autant que je me rende utile dehors.
Les premiers gâteaux « modifiés » arrivent sur le stand et je les place de façon à ce qu'aucun humain n'ait l'idée d'en prendre un. Ivy me rejoint avec ses cupcakes et échange sa place avec la bénévole qui m'assistait à la vente. Elle me sourit et me montre le pansement à son doigt fièrement.
— Vous vous y connaissez beaucoup en démon ? me demande-t-elle en penchant la tête sur le côté, ce qui accentue son côté enfantin.
— J'ai pas mal de connaissance sur le sujet en effet.
Ses yeux se plissent, elle ouvre la bouche mais est interrompue par un passant qui lui achète une part de tarte au citron. La responsable arrive derrière nous et me donne une tape sur l'épaule en me chuchotant « Regarde le groupe de filles là-bas ! Je suis sûr que votre charme va les attirer vers nous ! ».
J'aimerais pouvoir la contredire mais c'est exactement ce qu'il se passe. Le groupe de fille arrive vers nous, toutes gênées pour nous acheter des cookies et autres cupcakes. Une des filles s'écarte un peu du groupe et se rapproche de moi pour saisir un cupcake « spécial ». Je la regarde droit dans les yeux et vois une lueur jaune brillante.
— C'est combien ? me dit-elle toute gênée en se léchant les lèvres.
— 2veo mademoiselle.
Elle me donne l'argent et me sourit. Elle murmure un petit « Merci » et retourne avec ses amis humains. Entre démons, c'est assez simple de se reconnaitre.
« Vous aviez raison », me chuchote Ivy, « Ça marche ! »
Nous continuons à vendre beaucoup de gâteau, à des humains comme des démons. C'est vraiment étrange de faire quelque chose de « bien », ça me procure de nouvelles sensations que je n'ai pas envie de rejeter complètement.
Le soleil décline doucement et nous commençons à débarrasser le stand. Je vois qu'il reste trois gâteaux « spéciaux » et les mange discrètement : c'est tellement meilleur avec du sang. Je ressens juste un doux plaisir sucré dans ma bouche et pas cet immonde goût de sable. Je ne suis pas rassasié pour autant et commence déjà à réfléchir sur les moyens de combler ma faim avec le peu d'argent qu'il me reste.
La journée terminée, les bénévoles me remercient pour ma participation et je décide de raccompagner Ivy à la gare. Elle est sur un petit nuage et sautille gaiement dans sa robe bleue. Sa bonne humeur est communicative... j'en oublierai presque ce qu'elle m'a confié à notre rendez-vous.
— Oh noooon !
— Qu'est-ce qu'il y a ?
Elle me montre du doigt le panneau d'indication de la gare : « Accident sur la voie, tous les trains sont supprimés pendant une durée indéterminée ».
« Je devais diner avec mon père ce soir ! »
Elle se dirige vers une cabine téléphonique pour le prévenir. Est-ce que ce ne serait pas une opportunité rêvée pour se rapprocher d'elle ? Un hôtel, un peu d'alcool, une petite manipulation de l'esprit, on couche ensemble et elle se rend compte qu'elle est amoureuse du salaud que je suis. Parfait.
« Je crois que je vais devoir rester à Neon ce soir, me dit-elle en revenant. »
Pense aux cinq millions.
« Je peux vous accompagner à l'hôtel ? »
Son air innocent disparait d'un coup, ce qui me surprend légèrement. Elle me regarde suspicieusement mais finit par me sourire et hocher la tête.
Marcus, pense aux cinq millions.
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[Deuxième correction le 26 avril 2019]
Photo de couverture © Brian Chan
https://youtu.be/KZgzqemZKuI
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