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Je pense que, de nos jours, ce qui me révolte le plus est le concept de catégorisation.
Pour moi, ceci se résume à de l'idiotie. C'est le fait de négliger l'individu propre et unique. Au lieu de l'évaluer, de le traiter ou même de le considérer de manière spécifique et juste, car c'est une personne à part entière, on préfère, même à cet âge avancé de l'humanité, lui donnait un nom, lui collait une étiquette. Et, comme si cela ne suffisait pas, on lui impose des règles par rapport au therme que nous lui avons bêtement attribué.
Cela révèle, selon moi, d'une extrême paresse. Et je reste intimement persuadée que nous serions tous plus riches, plus instruits et plus développés si nous acceptions l'idée que nous sommes en effet tous différents.
Prenons un cas des plus simples ; la catégorisation de l'élève.
Je vais, dans cet exemple, m'attarder sur des détails au semblant insignifiant. C'est pourquoi il est important de rappeler ici que cette catégorisation n'est absolument pas importante à l'échelle du monde et de l'humanité. Toutefois, j'ai toujours pensé que c'est en observant le minuscule que l'on parvient à déchiffrer, et surtout à expliquer, le gigantesque. Enfin, étant moi-même élève, je parle de quelque chose que je connais, ce qui me confère un certain avantage de crédibilité.
Pour débuter, la catégorisation de l'élève est étroitement liée à celle de l'enfant, ou de l'adolescent. L'élève est fondé sur des principes de soumission et de respect qui étaient, j'en conviens aisément, nobles à l'origine. Néanmoins, quelques détails me chagrinent.
Nous faisons aujourd'hui partis d'une société qui prône l'égalité, la liberté et la fraternité de son peuple. Et, je dois avouer toujours avoir trouvé stupéfiant de constater que, dans ce pays qui se prétend si égalitaire, un élève soit tenu de vouvoyer un professeur qui ne lui rend pas nécessairement cette politesse.
Cela peut sembler être une orgueilleuse exigence, que de réclamer ce vouvoiement réciproque. Je confesse que, en l'annonçant, j'ai été gênée par le caractère légèrement capricieux de ma formulation. Pourtant, cela n'est-il pas étrange d'être aussi confuse quand l'on exige simplement qu'une marque de respect soit réciproque ? N'est-il pas normal de vouloir être traité de la même manière que l'on traite ses congénères ? N'y-a-t-il pas ce célèbre dicton français, qui nous revient tous en tête ; "Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse" ? Dans ce système qui abhorre le favoritisme, il me semble justement que cette demande est toute justifiée.
Pour appuyer ceci, je ne pense pas être la seule à penser que le respect et la politesse doivent être soit réciproques, soit inexistants. En effet, de plus en plus d'adultes et de professeurs s'appliquent à vouvoyer leurs élèves, et les enfants qu'ils côtoient, si ces derniers, bien évidement, le font. Et ceci me rassure grandement.
Peut-être qu'en lisant ces lignes vous diriez vous ; mais quelle condescendance ! Quel intérêt de prêter attention à des détails aussi superflus, à côté de toute la misère et de tout le malheur qui régit notre monde ?
Et bien, ce détail est selon moi un minuscule maillon dans le chaine qui nous tient soumis et vulnérables. Pour moi, ce détail est la preuve d'une mentalité ancrée en nous depuis fort longtemps. Nous avons ici le schéma d'une catégorisation infiniment plus grave de ce à quoi vous pouvez encore penser ; celle qui restreint l'enfant au rôle du soumis, mais aussi de l'indiscipliné, du menteur et du fourbe. En face se dresse l'adulte, le sage dominant.
Poursuivons sur cette idée, et demeurons encore dans l'enceinte du collège, ou du lycée.
Nous pouvons effectivement observer que nous sommes assez mal représentés. Les délégués, dignes représentants des élèves, n'ont aucun poids durant les conseils de classe, ou même durant l'année entière ! Ils remplissent soigneusement leur rôle de secrétaire, déplacent même quelques cours. Mais quand des choses plus graves se déroulent, ils sont directement réprimés et renvoyés à "leur place d'élèves".
Nous revenons sur cette notion d'irrespect. J'ai eu affaire à un professeur tout à fait irrespectueux qui, en plus d'être superbement agressif, n'écoutez jamais nos revendications, méprisez nos difficultés et nous crachez au visage des arguments plus incohérents les uns que les autres. Je jure ici avoir été aussi calme, et aussi polie que possible. Mes parents m'avaient en effet bien briefés là-dessus. Toutefois, cette affaire nous a tout de même valu un sermons de notre professeure principale, bien que je sois allée la voir plusieurs fois ultérieurement pour lui demander de régler le problème d'elle-même. Toutes ces fois, elle m'avait seulement répondu d'aller régler ceci en personne, avec le professeur en question. Mais quand je l'eus fais, en tant que déléguée, elle me conseilla vivement de "retourner à ma place d'élève".
Ne vous méprenez pas ; j'ai toujours tenu pour sûres les valeurs de respect que l'on nous inculpe depuis l'enfance. J'ai toujours pensé que si chacun pouvait être soucieux de ne pas offenser l'autre, notre monde serait plus doux, plus facile à vivre, et nos susceptibilités bien différentes seraient à jamais apaisées. Toutefois, je n'ai jamais pu concevoir que c'était parce que j'étais élève, ou enfant, que je devais respecter ces valeurs. Je crois fermement que nous devons tous nous y contraindre, et non pas parce que nous appartenons à tel ou tel milieux, à telle ou telle classe, mais parce que nous sommes tous des humains, individus du même monde et que nous désirons ardemment vivre dans la paix plutôt que dans une guéguerre constante.
Dans le cas actuel, j'ai souvent l'impression que ces règles et ces politesses concernent majoritairement l'enfant, ou l'élève, qui doit rester à sa place. Et je suis convaincue que ceci impacte énormément notre société qui se veut si égalitaire.
Il me faut à présent passer à une plus grande échelle. Une échelle terrifiante, une échelle affolante.
Il y a quelques mois de cela, une jeune fille de mon ancien collège s'est suicidée.
Je ne la connaissais pas. Pourtant, j'ai pensé à elle jour et nuit.
Dés que je faisais quelque chose, je pensais à elle. J'écoutais paisiblement de la musique, et soudain une idée terrifiante me traverser l'esprit ; "plus jamais elle ne pourra écouter de la musique, elle". Je cuisinais et soudain j'avais la gorge sèche ; "elle n'aura plus jamais faim, elle ne pourra plus jamais sentir son estomac lourd d'avoir trop mangé". Et ainsi de suite. Parfois j'imaginais comment elle avait pu en arriver jusque là. Comment, debout sur son petit tabouret, elle avait pu se résoudre à faire le dernier pas, à placer sa tête dans ce noeud coulant. Comment elle avait pu se décider à abandonner sa vie, à y mettre fin, seule, dans le noir, dans son jardin. Et je me demandais souvent qu'elle avait été sa dernière pensée ? Pourquoi n'avait-elle pas eu peur ? Comment pouvait-on craindre, ou haïr plus la vie que l'on craint, ou déteste la mort.
Ces idées me hantaient. Mais cela ne s'arrêtait jamais. Je voyais défiler dans de nombreuses stories, sur les réseaux sociaux, des photos du collège, qui lui rendait honneur. On ajoutait çà et là des "RIP", des "tu resteras jamais dans nos cœur". Mais on rendait ça public. On transformait sa mort en une sorte de spectacle macabre et l'intimité de cette fille se retrouvait comme bafouée, sous mes yeux. On avait besoin de montrer tout cela. Pourquoi ? Cela ne rimait à rien. Cela me montrait juste, à moi, que tout le monde se fichait d'elle, que grâce à elle tout le monde pouvait faire de nouvelles stories. C'était écœurant, c'était une manière de montrer que la vie continuait dans son aberration, malgré elle, malgré sa mort.
J'ai haï tout ces gens. Mais plus encore, j'ai été horrifiée de voir tous ces honneurs qu'on lui a desservi. Parce que je ne pouvais m'empêcher de me dire ; "si elle avait vu cela, si elle s'était sentie soutenue, peut-être qu'elle serait restée".
Restée. J'avais l'impression qu'elle n'était pas encore morte. J'avais l'impression qu'on essayait tous laborieusement de la faire revenir. Et un jour, j'ai pleuré dans mon lit, j'ai griffé les murs de ma chambre, j'ai senti ma gorge brûler de tous ces sanglots qu'elle contenait.
Je me suis calmée de manière mécanique. Je n'avais plus de larmes. Mes yeux étaient devenus secs et piquants. Et puis il était tard. Je crois que je me suis endormie en contemplant mon réveil. Ma dernière pensait fut une pensée haineuse ; je me détestais de ne pas l'avoir connue. Et j'ai haï le collège de ne pas avoir vu qu'elle allait mal.
C'était ridicule. Cette fille était toujours allée mal. Souvent, elle avait dit à ses amies qu'elle voulait mourir. Un professeur, dans l'enceinte de l'établissement, était au courant. Il savait que son père la frappait.
Beaucoup, un peu ? Personne, du moins pas moi, ne le sait. Mais quand je l'ai appris, quelque chose m'a saisi aux tripes. J'avais envie de vomir.
Le collège savait. Mais il n'avait rien fait. Mais moi non plus, je n'avais rien fait. Parce que je ne savais pas. Si j'avais su... Et bien quoi ? Qu'aurais-je fait ?
Immédiatement, je me suis dit que je l'aurais ramenée chez moi. Elle serait restée dormir un jour, ou deux, peut-être même une semaine, qui sait ? Du moins, jusqu'à ce que ça se tasse, jusqu'à ce qu'elle aille mieux, qu'elle accepte de rentrer chez elle. Et puis elle serait rentrée chez elle. Et puis elle serait revenue chez moi. Et ainsi de suite.
A peine cette idée avait traversé mon esprit que je l'avais repoussée. C'était stupide, cela n'aurait jamais marché ; on aurait juste évité le problème, elle n'aurait jamais pu vivre chez moi éternellement.
En fait, il aurait fallu porter plainte.
Et là vient le hic. Pourquoi les enfants battus ne portent pas plainte ? C'est vrai ça, pourquoi ils ne dénoncent par leurs parents, on pourrait les aider !
Parce qu'on ne les croirait pas. C'est une première raison. J'ai vu de nombreux reportages sur cela. Beaucoup d'enfants battus sortis de l'ombre ont été méprisés. On a mis leurs accusations sur le compte d'une crise d'adolescence, ou sur l'envie d'attirer l'attention.
Vous l'aurez compris ; je reviens à ma catégorisation. L'enfant, soumis mais si fourbe, si menteur...
Peut-être est-ce vrai. Peut-être certains enfants, dans le monde, ont prétendu être battus par leurs parents pour capter une quelconque attention, ou parce qu'ils étaient énervés contre eux. Mais, est-ce qu'à cause de ces quelques enfants, on devrait négliger toutes les accusations ? Le doute ne devrait même exister de ce côté. Je préfère encore me leurrer, croire un enfant qui se prétend battus, le retirer quelques semaines, voire quelques mois à ses parents avant de découvrir que ce n'est qu'un vaste mensonge, plutôt que de revivre une tragédie juste parce que je n'ai pas cru un autre enfant. Et puis, si un enfant ment pour attirer l'attention, ne mérite-t-il pas, justement, qu'on s'occupe un peu de lui ? Une personne qui cherche l'attention doit-elle forcément être jugée négativement ?
Toutefois, ceci n'est que l'impact minime de la catégorisation. En effet, la plupart des adultes, je l'espère, vont être amenés à croire l'enfant qui se confie à eux. Or, le réel problème, c'est notre impuissance ; nous n'avons aucun pouvoir conséquent. Combien de temps faut-il pour sortir un enfant de là ? Des années. Au minimum. J'ai vu un père battre ses enfants pendant deux décennies. Il a fallu attendre que l'aînée est vingt et un ans pour que les enfants encore mineurs lui soient retirés.
Parce que, dans l'idéal français, une famille peut se ressouder. La famille est essentielle. La famille est un pilier, qui ne faut mettre en danger qu'à l'ultime instant.
Ne serait-il pas possible de retirer l'enfant de sa famille le temps d'une enquête superficielle ? Un enfant qui ose parler et un enfant qui a hésité, qui a réfléchi, longtemps. Parce que pour oser, il faut toujours soupeser le pour et le contre. Je suis prête à jurer que l'enfant qui se confie est conscient de ses actes, et qu'il supplie qu'on l'aide.
C'est injuste. C'est injuste que cette collégienne soit morte, alors qu'elle avait osé parler. Il faut arrêter de dire qu'il faut parler, si nous ne sommes pas prêts à prendre en compte le témoignage de ceux qui le font.
Je pense qu'aujourd'hui, l'un de mes souhaits les plus chers seraient que cette catégorisation s'effondre pour de bon. Je n'ai pas la prétention de dire que tous nos soucis seraient ainsi résolus. Mais je suis sûre d'une chose ; l'ère où ce concept sera éradiqué, deviendra l'ère où nous serons réellement jugés par rapport à ce que nous faisons et ce à quoi nous aspirons au plus profond de nous.
Sans catégorisation, nous perdons la vanité de croire que le monde est forgé selon une image stricte. Le racisme, l'homophobie, le sexisme et toutes autres discriminations deviendront plus bancales, parce que sans catégorisation, il n'y a pas de règles, pas de modèle.
Sans catégorisation, chacun est libre d'être lui, sans se comparer à une image ou se fondre dans une masse définie bien avant sa naissance. Sans catégorisation, nous croyons et aimons les gens en fonction des caractères et des personnalités qui nous inspirent. Et ces caractéristiques seront définies par notre propre nous, et pas par une quelconque société. Nous serons libres d'aimer sans distinction, et même si les discriminations ne cesseront pas impérativement, elles perdront un précieux support.
Je pense que ce travail est à effectuer en chacun de nous. Nous catégorisons naturellement, voire inconsciemment. Cela nous éloigne systématiquement des autres. Tentons de redevenir un peu plus naïfs, si je peux me permettre. Allons sans arrières pensées, croyons les autres, et cessons de nous dire qu'il ou elle veut attirer l'attention. Demandons-nous plutôt pourquoi il ou elle le fait.
Intéressons-nous enfin vraiment aux gens, et tentons de comprendre chacun de leurs comportements, plutôt que de les condamner. Essayons d'envisager chacune des possibilités, et enfin soupesons la complexité du genre humain au lieu de la réduire à un stupide ensemble de cases. Tout et tout le monde s'explique. Comprendre, réellement, chaque personne personnellement, nous éviterait bien des tragédies, ou du moins bien des souffrances.
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