DEMAIN N'EST PAS QU'UN AUTRE JOUR

Mercredi 14 novembre 2192, 7 h


Demain, je vais tuer un homme. Ou peut-être une femme, je ne sais pas encore.

Demain, j'aurai vingt ans. Je serai majeur. Mes camarades – je ne peux pas dire « amis » pour qualifier des idiots comme eux – fêtent ce jour avec des soirées qu'ils prétendent inoubliables, de la bière pour ceux qui en ont les moyens, de la viande, des légumes et des rires. Ma fête à moi sera un tête-à-tête avec un cadavre.

Demain, je pourrai me promener dans la rue avec l'illusion d'être légitime. J'aurai le droit d'effacer pour une journée le E rouge qui orne mon front. Je me sentirai libre. Normal. Enfin, avant de devenir un meurtrier ; je suppose qu'ensuite, je me sentirai tout sauf libre et normal. Mais j'aurai tout de même quelques heures de bonheur. Quelques heures à vivre comme si j'en avais le droit.

Je pourrais organiser une fête, moi aussi. Mais mes parents n'ont pas assez d'argent pour acheter de la bière ; quant à la viande et aux légumes, ils font partie de la liste des aliments interdits aux Erreurs car trop chers à produire. Nous devons nous contenter des pâtes et des flocons de soja qui constituent notre nourriture quotidienne. Et puis, qui rirait avec moi ?

Demain, au fond, je serai toujours seul.

Bien sûr, je pourrais me mêler aux autres Erreurs. Aucun d'eux ne refuserait ma présence, nous sommes bien trop peu nombreux : moins d'une dizaine dans un établissement de cinq mille élèves. Rares sont les parents qui transgressent le Traité de Genève, et plus rares encore ceux qui envoient leur progéniture Erreur à l'école. Inutile de s'éduquer, quand à la fin on n'a accès qu'aux métiers les moins qualifiés. Le nombre de points pour devenir médecin ou politicien est hallucinant – plus de seize, je crois. Exercer un métier de prestige ne nous est pas interdit, mais c'est tout comme. Je déteste ça.

Je déteste ça, oui... Je déteste ce monde. Cette vie dans ce monde. Je

Je m'éparpille trop, je crois. Si j'ai commencé ce journal, ce n'était pas pour parler des métiers ou du Traité, mais parce que j'ai besoin, moi, de mettre des mots sur tout ça. De comprendre ce que je ressens. Ce n'est pas tous les jours qu'on est forcé de préméditer un meurtre.

Hier soir, j'ai reçu un mail du Ministère de la Régulation de la Population, pour me rappeler que je devrais tuer quelqu'un le jour de mes vingt ans. Ça m'a paru tellement incongru, soudain. Ce n'étaient que quelques mots sur un écran. Ç'aurait pu ne pas être réel, un simple rêve. J'ai imprimé le mail, comme si j'avais besoin de rendre les choses plus réelles. (J'ai longtemps hésité, parce qu'entre ce mail et ce journal, mes réserves de papier fondent à vue d'œil. Les Erreurs n'ont droit qu'à une feuille par semaine, j'ai bien fait de les économiser.)

Voilà, je m'éparpille encore et la feuille se remplit trop vite. Je suis pressé, en plus, j'ai cours à neuf heures. Les autres Erreurs, donc. C'est plutôt moi qui n'ai pas envie de leur compagnie. La seule Erreur que j'appréciais, Olivia Billot, a obtenu son DICU l'année dernière, elle a donc quitté le lycée. Les autres sont soit trop jeunes – six d'entre eux ont moins de douze ans –, soit stupides – le genre à se voir morts avant de l'être. Il y a aussi Janion Dillier qui, lui, est une brute. Il a tout juste dix-sept ans et s'amuse déjà à planifier son meurtre, menaçant les gosses de les prendre pour cible. Il effraie non seulement les Erreurs, mais en plus – ce qui pourrait lui coûter cher s'il se faisait prendre – les normaux, les légitimes. Je ne sais jamais comment les appeler. Ils n'ont pas de nom officiel, on ne nomme que ce qui sort de l'ordinaire. Eux sont des humains, tout simplement. Et nous, les Erreurs ? Nous le sommes un peu moins, maintenus à distance par cette absence de nom.

Janion Dillier ne va pas s'arrêter au meurtre de ses vingt ans, tout le monde le sait. Tuer quelqu'un à sa majorité est obligatoire pour pouvoir exercer un métier ou suivre des études, mais rien n'interdit de le refaire ensuite, à un autre anniversaire, tant qu'on indique notre cible sur le site du Ministère. Certains le font pour gagner plus de points et exercer des métiers mieux payés ou plus prestigieux ; d'autres, par plaisir du meurtre. (Bien sûr, il est interdit de torturer sa cible ; tous les moyens ne sont pas autorisés et la mort doit être la moins douloureuse possible. Le gouvernement n'est pas un monstre, tout de même.)

Bref, je préfère ne pas fréquenter les autres Erreurs. Personne ne m'embête vraiment ; j'ai appris à passer inaperçu. La tête dans les nuages, les livres ou les mots, mais les pieds bien sur Terre.

Demain, oui, je serai seul. De toute façon, les autres Erreurs ne me laisseront pas approcher ; ils savent bien que j'en suis une aussi, donc l'absence du E sur mon front les incitera à la méfiance : et si je prenais l'un d'eux pour cible ? C'est compréhensible ; je les éviterais, moi aussi, s'ils venaient soudain me voir le jour de leur majorité.

Quant aux non-Erreurs, même si je pourrais me mêler à eux – sans mon E rouge, rien n'indique que je ne suis pas comme eux ; ils ne font pas attention à nous et sont trop nombreux pour tous se connaître – mais je me sens trop différent. Nous n'avons pas la même éducation, pas les mêmes préoccupations. Nous ne venons pas du même monde, je ne saurais pas comment me comporter.

De toute façon, je n'ai jamais aimé les gens. La compagnie des autres me met mal à l'aise, je ne sais pas ce qu'il convient de dire ou de faire. Que ce soit parce que je suis une Erreur ou parce que je suis moi, je suis en perpétuel décalage avec les autres.

Pourtant, d'une certaine manière, je suis plutôt social. J'aime parler avec les autres, découvrir des gens, seulement je n'aime pas que les gens me découvrent. Je ne veux pas me dévoiler. Je suis une rivière, en fait. Une rivière dont la surface calme et claire ne dit rien des courants intérieurs.

Olivia l'a bien compris. Elle, elle serait plutôt un ruisseau, qui n'a pas peur de montrer ses remous, ses rires et ses larmes. Même si je suis aussi taciturne et maladroit qu'elle est ouverte et solaire, nous avons réussi à nous entendre. J'adorais discuter avec elle. Notre seul point commun était notre nature d'Erreur et notre âge – elle n'a qu'un an et demi de plus que moi – et nous n'étions pas d'accord sur tout, mais nos discussions étaient toujours intéressantes. Évidemment, nous parlions beaucoup du Traité de Genève, de la rapidité avec laquelle le monde entier y avait adhéré, des autres solutions à la surpopulation que nous aurions pu appliquer – elle avait beaucoup d'idées en réserve.

Et puis Olivia a eu vingt ans. La veille de son anniversaire, on s'est retrouvés dans la cour, à l'ombre du pommier (bien sûr, à cause de la maladie de Hayne, il ne donne pas de fruits). Il est théoriquement interdit de franchir l'enclos qui l'entoure, mais les surveillants savent bien que nous ne sommes pas des gamins et que nous n'allons pas abîmer une chose si précieuse.

Je ne savais pas quoi dire. C'est elle qui a pris la parole. Elle m'a expliqué que sa cible serait la fille de ses voisins, une Erreur dont elle s'occupait souvent quand ils s'absentaient.

Le jour de son anniversaire était un dimanche. Je ne l'ai pas vue. Je ne lui ai pas téléphoné non plus, je n'aurais pas su quoi dire. Le lendemain, quand je l'ai rejointe au pied du pommier, j'ai tout de suite compris que quelque chose s'était cassé en elle. Je ne sais plus à quoi je l'ai vu, sa posture peut-être, ou son regard, ou sa voix quand elle m'a dit bonjour.

Je me suis assis à côté d'elle et j'ai attendu qu'elle parle. Elle n'a rien dit. Ses jambes étaient étendues devant elle et elle ne me regardait pas. Au bout d'un certain temps, je ne sais pas combien, je lui ai demandé comment ça s'était passé. C'était une question stupide, mais je n'ai pas trouvé mieux.

« Je n'aurais pas dû la choisir, a-t-elle murmuré. La voir morte, c'est une chose, je m'y étais préparée. Mais la revoir vivante... j'ai l'impression qu'elle est encore là, tu vois. Hier soir, je l'ai entendue crier, et j'ai mis du temps à comprendre que c'était pas réel. »

Elle n'a pas lâché un mot de plus jusqu'à la sonnerie. Alors que je me levais pour aller en cours, elle m'a retenu et m'a serré dans ses bras. Elle était un peu plus grande que moi, je me sentais ridicule. Elle m'a chuchoté à l'oreille :

« Il y a une clé USB dans ta poche. Elle ouvre un fichier sécurisé, dessus il y a les coordonnées d'un mec. Mémorise-les et quand tu te sentiras prêt, donne la clé à une Erreur de confiance. Puis appelle-le.

— Quel mec ? » ai-je demandé, le nez collé à son épaule.

Elle a baissé sa tête vers la mienne.

« Quelqu'un qui veut faire changer ça, a-t-elle expliqué d'une voix encore plus faible, qui peut te permettre de vivre sans tuer.

— Tu l'as pas appelé, toi ?

— On ne me l'a donnée qu'aujourd'hui », a-t-elle justifié avec un rire amer.

J'aurais voulu lui dire que c'était une ironie du sort de merde, que j'étais désolé pour elle, j'aurais voulu la remercier, mais elle s'est éloignée. Notre accolade n'avait été qu'une couverture, mais j'ai eu l'impression qu'elle marquait une fin.

J'avais raison. Nos discussions se sont faites plus rares, moins animées ; Olivia avait perdu la verve qui m'avait impressionné et amusé. Ses opinions n'avaient pas changé, mais elle ne les défendait que d'une voix molle. Puis elle a obtenu son DICU, quitté le lycée, et nous avons cessé de nous voir. Je n'ose pas l'appeler, même si, parfois, elle me manque. De son côté... je suppose qu'elle n'en éprouve pas l'envie. J'ai souvent eu l'impression que son meurtre avait tué quelque chose en elle aussi. Elle n'était plus l'Olivia fantasque et passionnée que j'avais connue.

Demain, je serai à sa place. Demain, je vais tuer quelqu'un.

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