P E U R

Peur n'intimidait personne : sa tignasse plus cuivrée qu'une pièce d'un cent ne dissimulait que piètrement son apparente fragilité. Son visage glabre – marqué par les rondeurs de l'enfance – trahissait son jeune âge et ses iris de la couleur d'une feuille d'automne s'agitaient anxieusement. Un large pull jaune cascadait sur sa frêle silhouette et une paire de baskets trouée ornait ses pieds animés d'oscillations nerveuses. Colère le toisa de son regard cramoisi, méprisant. Joie lui articula un encouragement silencieux, radieux. Tristesse écrasa une larme se promenant sur sa joue constellée de taches de rousseur.

— T'es flippant, balbutia Peur en osant adresser à Colère une œillade alarmée.

Colère haussa les épaules avec lassitude, probablement habitué à ce genre de remarque.

— Crâneur, grinça Tristesse en dépliant un mouchoir, larmoyante.

Peur glapit un avertissement tardif et Colère haussa les sourcils, stupéfait et dangereusement arrogant.

— Pardon ? fit-il en feignant l'innocence, un rictus ennuyé parcourant joyeusement ses lèvres.

Joie soupira, plongeant une main gracile dans sa chevelure turquoise. Ne pouvaient-ils pas discuter calmement ? Son regard de jade – brillant d'une déception nouvelle, presque indécente chez cet homme débordant d'entrain – fixait tantôt Colère, tantôt Tristesse, désemparé.

— Je suis pas Peur, moi, grogna Tristesse en écrasant le mouchoir – inutilisé – dans la paume de sa main. Tu ne m'effraies pas.

Peur bredouilla quelques mots indistincts, les joues empourprées, puis Tristesse projeta sa boule de papier à la figure de Colère – qui bondit immédiatement de son tabouret. Ses mains gantées vinrent saisir Tristesse par le col de son immonde manteau et la plaquèrent sur la table ronde en un geste souple.

— Ton égocentrisme me soulève le cœur, bafouilla t-elle, et Joie ordonna à Colère de se rasseoir d'un ton impérieux.

Son compagnon obtempéra un instant plus tard et un silence pesant alourdit soudain l'atmosphère. Loin d'être défaitiste pour autant, Joie eut un sourire enjoué en désignant Peur de ses yeux acérés :

— Si Colère et Tristesse nous accordent l'obligeance de mettre leur inimitié de côté, nous pourrons alors t'écouter. Peur, qu'est-ce que la Peur ?

Peur, soucieux d'estomper l'animosité ambiante, entreprit d'expliquer à ses comparses l'étau infernal que représentait la peur à ses yeux :

— La peur est fourbe. Elle s'insinue progressivement en vous, jusqu'à vous rendre irrationnel – parfois, paranoïaque. Elle ne faiblit que lorsque cette sensation de danger imminent ne s'apaise. Sinon, la peur s'étend plus aisément qu'une marée haute, engourdit vos membres, paralyse vos réflexes, assèche votre bouche et c'est l'estomac noué que vous tentez d'y échapper.

Peur cilla une seconde, essuyant ses mains désagréablement moites sur son pull trop grand, trop jaune :

— Puis s'emparent de vous les vertiges de l'angoisse. L'adrénaline étouffante générée par la peur s'estompe et alors votre cœur semble battre plus péniblement, comme si chaque effort lui coûtait. Le sang pulse à vos tempes, votre corps tremble mécaniquement, vos doigts se tordent. La peur nous met face au néant et à l'indécision. Elle est inéluctable, omniprésente, parfois bénéfique.

Colère daigna l'écouter poliment, vraisemblablement étonné.

— La peur est l'huile que l'on balance sur le feu de vos angoisses, compléta Peur, plus doucement, et Tristesse frémit imperceptiblement.

Joie, songeur, pressa affectueusement l'épaule de la jeune femme – dont les reniflements attristés arrachaient à Colère quelques regards noirs.

— Merci, Peur, chuchota t-il, enchanté. Tristesse, nous t'écoutons.

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