Chapitre 8 ~ Dusk
J'avais toujours détesté les hôpitaux. Toujours. Même étant petit, ces endroits me repoussaient déjà. Cela faisait à peine plus d'une semaine que j'étais là, et cet endroit me sortait déjà par les yeux. Je me rappelais encore de la fois où, âgé de six ou sept ans, je m'étais fracturé la jambe en tombant d'un arbre au Saint-James Park. J'avais dû séjourner un court laps de temps dans une clinique similaire à celle-ci, et cela m'avait été très pénible. Tout ici instaurait en moi un sentiment de malaise qui me comprimait la poitrine. Que cela soit l'odeur entêtante qui régnait dans toutes les chambres et dans tous les couloirs, la mine déterrée des patients, ou bien encore la blancheur et la nudité des murs qui en devenaient oppressants.
Mais, pour être tout à fait honnête, ce n'était pas à ce moment là que les complexes hospitaliers étaient devenus pour moi un véritable sujet d'angoisse. Cette peur et ce dégoût s'étaient installés quelques années plus tard, lorsque ces pièces blanches et vides s'étaient apparentées dans mon esprit aux images d'elle, allongée dans un lit, inconsciente et couverte d'hématomes.
Alors que des souvenirs douloureux refaisaient surface les uns après les autres dans ma tête, je clignai des yeux à plusieurs reprises dans le but de les en chasser, tout en me cramponnant désespérément à mon pied à perfusion, si fort que mes jointures en blanchirent. Pris de vertiges, je me résolus à poser ma main à plat sur le mur du couloir pour m'y appuyer un instant, dans une tentative vaine de recouvrer un semblant d'équilibre. Cependant, les images traumatisantes qui s'imposaient à moi, s'imprimant au fer rouge sur mes paupières dès que je les abaissais ne m'y aidaient en rien. Son visage aux traits fins et réguliers, ses cheveux couleur caramel si semblables aux miens, son expression de peur, d'espoir et de résignation étrangement mêlées. Sa voix douce et inquiète, qui vacillait légèrement à chaque fois qu'elle franchissait la barrière de ses lèvres, mais dont elle avait toujours voulu me cacher les tremblements. Pas à moi. Pas à moi. Elle n'avait jamais su me dissimuler sa souffrance, même derrière ses sourires rassurants. Je la voyais, sa douleur. Elle s'imposait à moi à chaque fois que je croisais son regard. Il fallait croire que j'étais plus fort à ce jeu là, celui de s'enfermer derrière une façade.
J'avais su. J'avais vu. Dès le premier jour. Même si, petit, j'avais voulu l'écouter, la croire, me dire que ce n'était rien, que c'était juste passager, que c'était normal, j'avais été conscient d'à quel point la situation était grave, du début à la fin. Alors pourquoi t'as pas été là? Hein? Pourquoi t'as été aussi inutile? Pauvre merde. Des larmes me brouillaient la vue à présent, et je luttais contre elles tant bien que mal. Plutôt mal que bien, vu le sillon humide qui venait de se tracer sur ma joue. Mes poumons se comprimèrent dans ma poitrine alors que la même scène se jouait en boucle dans ma tête, me vrillant le crâne, m'arrachant le cœur, encore et encore, sans même me laisser ne serait-ce qu'un court moment de répis.
« Sors de ma tête. » soufflai-je d'une voix rauque, à mi-chemin entre une plainte et une injonction.
Je tentai un pas vacillant en avant en papillonnant des yeux, aveuglé par la lumière crue dispensée par les spots blancs du couloir. Cependant, j'avais à peine pu mettre un pied devant l'autre que je heurtais un corps étranger de plein fouet. Je trébuchai en arrière, manquant de m'étaler de tout mon long. Malgré mon champ de vision flou et imprécis, je pus discerner une forme de petite taille s'écrouler à terre. Posant une main devant mes yeux, je battis des paupières avec frénésie, dans le but de recouvrir une vue plus nette.
« Regarde où tu vas! » grondai-je en plissant les yeux.
Les contours de mon environnement se précisèrent enfin, et je posai mes yeux sur la personne qui venait de me rentrer dedans. Une petite fille au crâne rasé et vêtue d'une longue blouse à pois était assise par terre et m'observait, la peur et la curiosité se mêlant dans son regard.
« Pa...Pardon monsieur. » s'excusa-t-elle d'une voix faible.
Exaspéré, je levai les yeux au ciel et m'apprêtai à tourner les talons. Elle tenta de se relever en prenant appui sur ses bras, mais ceux-ci, considérablement maigres, se dérobèrent sous elle. Les lèvres pincées, j'hésitai une seconde avant de lui tendre la main, non sans afficher une mine hautaine et agacée. Timidement, l'enfant l'attrapa et se hissa sur ses jambes.
« Merci. » souffla-t-elle.
Je haussai les épaules d'un air indifférent, mais la dévisageait tout de même. Elle devait avoir sept ou huit ans, mais ses membres me paraissaient d'une maigreur inhabituelle pour cet âge, de même que ses joues creusées. Son teint, que je devinais habituellement olive, était cireux et ses yeux rougis étaient soulignés par de lourds cernes violets. Ses prunelles noires soutinrent les miennes quelques secondes, avant de se détourner alors que sa lèvre inférieure tremblotait.
« Ça va? » finis-je par demander avec maladresse.
Ces mots me semblèrent aussitôt étranges, intolérables, décalés, et instaurèrent en moi un sentiment de malaise. Ce n'était pourtant pas faute de les avoir entendus des centaines de fois. Cette litanie qui résonnait presque tous les jours à mes oreilles, qui avait le don de me mettre hors de moi, et que j'ignorais quotidiennement. Néanmoins, cette simple question avait une saveur différente lorsqu'elle sortait de ma propre bouche. C'était comme si, d'un accord tacite, nous connaissions tous les deux la réponse à cette interrogation stupide, mais faisions tout de même semblant. Bien sûr que ça n'allait pas. Il n'y avait qu'à regarder ses joues humides de larmes, ou sa faiblesse apparente pour le comprendre. Ou son crâne rasé. Et pourtant, moi-même, qui savais mieux que personne la douleur que pouvaient engendrer ces deux petits mots, je les prononçais aujourd'hui à mon tour, contre toute attente. Je les laissais franchir mes lèvres, parce que je n'avais pas pu me résoudre à laisser cette petite en plan, et parce que qu'est-ce que j'aurais pu dire d'autre?
La fillette, cependant, secoua la tête négativement. Je déglutis. Oh. Je ne m'y serais pas attendu. Voilà que je m'étais fait prendre à mon propre piège. J'avais pensé qu'elle opinerait silencieusement en forçant un sourire. Comme je l'avais fait pendant toutes ces années, où j'étais à peine plus âgé qu'elle. Une époque où je niais mes souffrances, où je les cachais aux yeux de tous, en espérant que, peut-être, cela finisse par me les dissimuler à moi-même aussi. En espérant que je finisse par les oublier. En espérant qu'elles disparaissent. Jusqu'à ce que je me rende à l'évidence. Elles ne partiraient pas. Elles ne s'effaceraient pas. Pas pour moi. Non, cette douleur resterait en moi, lancinante, broyant mon cœur par à-coups, comme le sang battant dans mes tempes. Elle serait toujours présente à mes côtés, comprimant ma cage thoracique dans un étau quand bon lui semblerait, me laissant suffoquer à petit feu, jusqu'à ce que je puisse plus le supporter. Et ça avait fini par arriver. Alors, j'avais abandonné. Je l'avais laissée me submerger, maintenir ma tête sous l'eau et me tirer jusqu'au fond des abîmes. Mais, jamais je n'en avais parlé avec quelqu'un. Jamais je n'avais osé dire à voix haute: oui, je souffre. Se pourrait-il que l'enfant qui se tenait devant moi, du haut de ses sept ou huit ans, soit déjà plus forte que moi?
Prenant sans doute mon silence et mon immobilité pour une invitation à se confier, la petite fille repris la parole.
« Mes parents sont rentrés à la maison. » déclara-t-elle simplement d'une mine triste et boudeuse, comme si j'allais comprendre sa situation par cette seule phrase.
Je ne répondis rien, affichant presque malgré moi un air désintéressé. La petite se hissa sur un lit à roulettes vide qui, poussé contre le mur, était abandonné dans le couloir. Sans même savoir pourquoi, je me laissai glisser le long du mur, pour me retrouver assis à un mètre d'elle. L'air de rien, elle reprit la parole, les yeux baissés vers ses jambes qu'elle balançait négligemment dans le vide.
« Maman m'a dit qu'ils ne peuvent plus passer leur temps ici, parce que la voisine ne veut plus s'occuper de mes frères et sœurs quand ils ne sont pas là. »
À nouveau, je gardai le silence, non sans la fixer d'un regard las. Elle ne sembla pas m'en tenir rigueur, et continua sur sa lancée.
« J'en ai six. Des frères et sœurs. Je suis la deuxième. Le plus petit, il est encore bébé. Mais eux ils n'ont pas pu venir me voir, papa a dit qu'ils avaient trop de microbes, que c'était dangereux pour moi, parce que je suis plus fragile, avec mon cancer. »
Désabusé, je me détachai du mieux que je le pouvais de ce que l'enfant me racontait en détournant le regard pour le porter sur le mur en face de moi. Un dégât des eaux avait décroché quelques écailles de plâtre blanc.
« Et toi, pourquoi tu es là ? »
Très bonne question. Qu'est-ce que je fous là ? Assis par terre dans un hôpital, à écouter d'une oreille distraite ce que me raconte une gamine que je ne connais ni d'Ève ni d'Adam? Mon regard se posa sur le bandage serré autour de mon avant-bras, et malgré cet épais tissu blanc qui le cachait aux yeux de tous, je pus presque apercevoir à travers mon poignet lacéré et à peine cicatrisé. Est-ce que je devrais vraiment cracher la dure réalité de ma présence ici à la figure d'une fillette? Pourquoi pas. Cependant, pris de scrupules que je ne me connaissais pas, je me levai sans un mot avant de m'éloigner, le silence si particulier aux hôpitaux, celui ponctué par les bips réguliers des machines, brisé par le seul vacarme des roulettes de mon pied à transfusion sur le sol et par la voix aiguë de l'enfant qui tentait de retenir mon attention.
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