Chapitre 6 ~ Dusk



Distrait, je relisais le même paragraphe pour la cinquième fois au moins, sans pour autant parvenir à plus me concentrer qu'à la première lecture. Ce livre était assez décevant pour Oscar Wilde, en plus je l'avais déjà lu. Les sujets qu'il traitait l'étaient à merveille, mais ne m'intéressaient pas. Je l'avais trouvé ce matin dans la bibliothèque que proposait l'hôpital Saint Thomas à ses patients, et, étant donné que je n'avais pas grand chose à faire et que les autres romans me tentaient encore moins ou m'étaient déjà connus par cœur, je l'avais pris.

Trois coups toqués à ma porte me tirèrent de cette lecture laborieuse, et je levai le nez des pages jaunies en voyant le battant s'ouvrir à la volée, avant même que je n'aie pu dire quoi que ce soit. Mes sourcils se haussèrent en découvrant la nouvelle venue, et je posai le livre sur ma table de nuit, à côté de la boîte de cookies à laquelle je n'avais pas touché depuis que Rose me l'avait apportée la veille.

L'infirmière rousse referma la porte avec son coude, un plateau-repas dans les mains, et je la regardai faire sans un mot. Elle semblait perdue dans ses pensées. Silencieuse et le regard baissé, elle tira la petite table amovible et la fixa sur mon lit, pour poser mon dîner dessus. Alors qu'elle remplissait mon verre, je levai les yeux vers son visage, cherchant à croiser son regard. Lorsque ses prunelles vertes rencontrèrent les miennes, me surprenant en train de l'observer, elle sursauta et renversa de l'eau à côté de sa cible première, soit un gobelet en plastique.

« Merde! jura-t-elle tout bas.

- Pour quelqu'un à qui j'ai promis de faire la misère, je trouve que tu viens souvent dans ma chambre. commentai-je en l'observant réparer les dégâts.

- Pour quelqu'un qui m'a promis de me faire la misère, je ne te trouve pas très menaçant. » rétorqua-t-elle immédiatement.

Sa répartie m'arracha un sourire en coin devant sa familiarité nouvellement trouvée. J'avais beau lui porter une haine viscérale à cause de ce qu'elle m'avait fait, elle m'amusait.

« Je peux être vraiment méchant si tu veux. Faudra pas venir pleurer.»

Dawn poussa un soupir exaspéré, et me fourra ma fourchette dans les mains en levant les yeux au ciel.

« Mange au lieu de parler, grogna-t-elle. Tu fais partie des chambres dont je dois m'occuper, je n'ai pas eu le choix. »

Elle me tourna le dos pour vérifier la poche médicamenteuse fixée sur un trépieds, et reliée à mon bras par un tube. J'entamai donc mon plat tout en l'observant s'afférer au-dessus de ma tête avec curiosité. Un petit peu trop petite pour l'atteindre facilement, elle devait se hisser sur la pointe des pieds et tendre les bras au maximum, c'était relativement amusant.

« Ce n'est pas très bon. » lâchai-je un peu fort, étudiant sa réaction.

Malheureusement pour moi, elle n'en eut aucune et m'ignora royalement. Je laissai donc tomber mes couverts dans mon assiette bruyamment.

« Alors dis-moi Dawn, puisque je suis trop gentil, qu'est-ce que je pourrais faire de mieux pour t'emmerder?

- Tu es un enfant. fit-elle remarquer en se retournant.

- Sans doute. »

La rousse fronça légèrement les sourcils et me dévisagea pendant quelques secondes, visiblement perturbée et agacée par mon comportement, mais aussi apparemment désireuse de mieux me cerner.

« Qu'est-ce que tu cherches? »

Je haussai les sourcils, décontenancé. Elle ne comprenait rien, c'était surprenant. Voyant que sa question semblait on ne peut plus sérieuse, je me rembrunis à vue d'œil et laissai un rire caverneux m'échapper, entraînant un léger mouvement de recul de sa part.

« Tu me demandes réellement ce que je cherche? m'enquis-je. Je n'ai pas été assez clair la dernière fois? »

Dawn croisa ses bras sur sa poitrine en baissant les yeux, fuyant mon regard inquisiteur. Je marquai une courte pause, comme pour lui laisser le temps de tourner les talons si elle le désirait.

« Je vais te le préciser à nouveau. Je ne cherche rien. Je n'ai rien, rien à perdre. Rien à gagner non plus, d'ailleurs. Donc je me laisse aller, voguer au rythme de mes envies, dans la mesure du possible dans cet endroit qui me donne la gerbe, jusqu'à ce que je sorte de ce putain d'hôpital, et que cette fois, je m'assure bien que personne ne soit là pour m'empêcher de me tuer. »

Ses yeux verts s'écarquillèrent légèrement de surprise en remontant brusquement jusqu'aux miens, mais elle s'empressa de reprendre contenance. J'arquai un sourcil provocateur, et j'eus le temps de lire dans son regard une multitude d'émotions contradictoires qui se bousculaient, avant qu'elle ne le détourne en reculant à nouveau.

« Je ne peux pas avoir ce genre de discussions. marmonna-t-elle, peut-être plus pour elle-même que pour moi. Pas aujourd'hui.

- Pourquoi? relevai-je.

- Ça ne te regarde pas. »

J'attrapai ma fourchette et jouai distraitement avec la nourriture dans mon assiette. Malgré l'engourdissement las dans lequel je me trouvais depuis que je m'étais réveillé, ma curiosité était légèrement piquée, juste assez pour éveiller mon intérêt.

« Ce n'est pas comme si j'allais le répéter à grand monde. »

Elle m'ignora, le regard rivé sur la fenêtre, semblant indécise. Un rictus se dessina peu à peu sur mes lèvres.

« Quoique...

- Ce n'est pas la question de toutes façons. Cela ne te regarde pas, point. »

Je hochai doucement la tête, et nous nous fixâmes dans le blanc des yeux l'espace de quelques instants. Elle paraissait hésitante, comme déchirée par un débat intérieur. Je restai silencieux, lui laissant le temps de trancher avant de revenir vers moi pour s'asseoir au bord de mon lit.

« Explique-moi cette rancoeur que tu as à mon sujet. »

Étonné, je demeurai un instant muet. Était-il possible qu'elle n'aie toujours pas compris? Non. J'avais bien vu à son expression lorsque je lui parlais sans aucun filtre, que pour une raison ou une autre, elle était déjà familière avec ce genre de discours. Elle savait parfaitement à quoi elle avait à faire, mais elle semblait vouloir creuser plus en détail. Masochiste.

« C'est si complexe que ça? » grognai-je.

Elle grimaça et secoua négativement la tête en gardant les yeux rivés sur ses mains qu'elle triturait avec nervosité.

« Non. Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Je comprends bien l'idée, crois-moi. »

Son visage se crispa alors que son regard se perdait dans le vague, et je me demandai ce qu'elle pouvait bien cacher derrière cette façade. Car s'il y avait bien quelque chose d'évident à son propos,  c'était qu'elle dissimulait une part d'elle-même derrière ses remparts. Tout le monde avait ses secrets, ses tourments. Mais, en tant qu'âme abîmée et détraquée, je discernais sans mal que quelque part, où qu'elle les cache, les siens étaient particulièrement lourds à porter. Elle ferma une seconde les yeux, et posa une main sur son front.

« En fait, je veux juste savoir, comment je... comment je pourrais me faire pardonner.

- Alors ça, sache que ça n'arrivera pas. ricanai-je en reprenant contenance. Mais pourquoi tu voudrais que je te pardonne?

- Pas toi. soupira-t-elle. Toi, honnêtement, je peux vivre avec. »

Mes sourcils se froncèrent et je la sondai du regard, intrigué, et, je dois l'avouer, un peu vexé.

« Mais en théorie, disons. Dis-moi comment je pourrais me faire pardonner. » répéta-t-elle, butée.

Elle ancra ses yeux verts dans les miens, m'implorant presque du regard. Je remarquai pour la première fois de lourds cernes sous ses yeux, et la peau de sa lèvre inférieure abîmée, comme si elle la mordillait trop souvent. Me passant une main sur le visage, je poussai un soupir. Je n'avais aucune envie de l'aider, même si voir cette fille, que je ne connaissais même pas, aussi démunie faisait renaître en moi un sentiment que je n'avais pas ressenti depuis longtemps: la compassion.

« En ce qui me concerne, je sais que je t'en voudrai toujours. Ce n'est pas comme si je voulais te pardonner de toutes manières. Et je suis certain que, qui que soit cette personne dont tu parles, elle ne te pardonnera pas et te détestera pour le restant de sa vie. » achevai-je en la toisant froidement.

Elle soutint mon regard pendant un long instant, et j'eus le temps de voir ses yeux verts se remplir peu à peu de larmes avant qu'elle ne les détourne. Je ne sais pas vraiment pourquoi j'avais remué le couteau dans sa plaie ainsi, et même si c'était mon habitude, je regrettais au moins un peu, une fois n'est pas coutume, d'avoir été aussi cru. Je poussai un soupir et passai nerveusement ma main dans mes cheveux.

« Merci. » lâcha-t-elle d'une voix tremblante et lourde de sarcasme, instaurant inévitablement chez moi une impression de déjà-vu.

Un autre sentiment qui n'avait pas agité mon cœur depuis longtemps: la culpabilité.

« Désolé. »

Elle releva la tête vers moi et essuya rapidement ses yeux avec la manche de sa blouse d'infirmière, une lueur de colère dansant au fond de ses prunelles émeraudes.

« Vraiment? J'ai beau ne pas te connaître, je pense avoir déjà compris que tu n'en as rien à foutre de ce que tu peux dire ou faire, parce que tu n'as "plus rien à perdre". »

Aussi étonnant que cela puisse paraître, elle avait enfin visé juste. Même si elle avait raison, et pour cause c'était exactement ce que je lui avais déjà dit à peine quelques minutes auparavant, cette vérité n'était pas vraiment agréable à entendre d'une autre bouche que la mienne. Elle me donnait l'impression d'être un véritable connard égocentrique. C'est ce que tu es. Et encore, à ce stade, je n'étais même pas sûr de pouvoir appeler cela de l'égocentrisme.

« Honnêtement, ce que tu ne comprends pas, c'est qu'en empêchant quelqu'un de mettre fin à ses jours, tu es plus égoïste qu'autre chose. repris-je en ignorant sa remarque. Tu penses le sauver, mais en réalité tu lui retires la seule issue qu'il a pu trouver, sa seule solution. Tu appliques ton opinion à sa vie, sans tenir compte de la sienne. En vérité, tu ne seras jamais dans la tête de cette personne, Dawn. Tu ne peux pas choisir à sa place. Donc oui, cette personne t'en voudras. Elle t'en voudras de l'avoir privée de sa liberté de choisir. Une personne qui en vient à mettre fin à ses jours considère le suicide comme son unique porte de sortie. En l'en empêchant, c'est comme si tu disais "non, tu ne t'enfuiras pas par là non plus, tu continueras à souffrir". »

Je me tus et la laissai méditer sur mes propos quelques secondes. Elle resta silencieuse quelques secondes, et j'eus le temps de déceler un éclat de douleur et de désespoir dans son regard qui me prit de court.

« Comment en es-tu arrivé là? Comment en es-tu arrivé à être aussi submergé par tes souffrances? »

Les blessures qui lacéraient mon cœur semblèrent instantanément se rouvrir, ressentant chacun de ses mots et m'arrachant une seconde à la torpeur que j'avais réussi à construire depuis mon réveil. Cependant, les barrières que j'avais bâties au fil des ans prirent la relève et dessinèrent un rictus vide de sens sur mes lèvres.

« Ça ne te regarde pas. » articulai-je, reprenant les mots qu'elle avait prononcés plus tôt.

Elle hocha doucement la tête. Pourtant, sans que je ne sache vraiment pourquoi, la voir se résigner et respecter mon refus de me confier, me poussa paradoxalement à revenir sur mes paroles.

« Je n'arrive pas à être heureux. La vie m'a trop détruit pour cela. A chaque fois que je sors la tête de l'eau, la réalité me rattrape et me noie à nouveau. Vois la paix comme un papillon, que j'essaierais désespérément d'attraper, mais qui s'envolerait plus loin chaque fois que je suis proche d'y parvenir. »

Je laissai mes yeux d'un bleu glacial s'attarder sur les siens, sondant sa réaction. Allait-elle me comprendre? Ou bien m'assommer de pitié comme tout le monde?

« Qu'est-ce qu'il t'est arrivé? » souffla-t-elle.

Je savais que sa question était chuchotée plus pour elle-même que pour moi. Elle avait compris que je ne lui dirais rien, mais c'était sans doute plus fort qu'elle. Je gardai le silence et la toisai, assez longtemps pour qu'elle finisse par se lever. Elle se dirigea vers la porte, et, alors que sa main se posait sur la poignée, j'attrapai avec un sourire en coin le livre que j'avais posé sur ma table de chevet plus tôt. Ouvrant ses pages jaunies, mes yeux se posèrent sur la dernière phrase que j'avais lue avant son arrivée, et je la prononçai à voix haute, la retenant une seconde avant qu'elle ne s'en aille.

« Tu sais ce que dit Oscar Wilde ici? Ceux qui cherchent sous la surface le font à leurs risques et périls. »

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