Chapitre 23 ~ Dusk



Figé. Depuis deux jours, tout ce qui, en moi, hurlait et se déchaînait continuellement, tous les remous qui m'empêchaient de garder la tête hors de l'eau, tout, s'était figé. Tout s'était tu, et un silence sans précédent régnait à présent en moi. J'avais fait le tri dans mes émotions, jusqu'à finalement décider de toutes les chasser, parce que c'était infiniment plus simple, et moins douloureux. Alors, maintenant que ce calme nouveau pour moi m'emplissait, je me sentais étrangement bien. Non, pas vraiment bien non plus. Simplement mieux, peut-être. Je n'avais plus mal, ou presque. A présent, je semblais flotter sans but entre deux eaux dans mon océan de noirceur. Tout était sombre, silencieux, autour de moi. Les démons qui prenaient plaisir à me lacérer de l'intérieur depuis tout ce temps s'étaient calmés. Je trouvais enfin une tranquillité relative, qui me donnait le sentiment d'être quelqu'un d'autre, de me voir agir de l'extérieur alors que mon esprit était enfermé dans cet étrange engourdissement.

Alors c'était donc ça, la paix? Ce n'était pas tout à fait ce que j'avais pu imaginer au fil des ans. Je n'avais pas vraiment l'impression de m'en être tiré. Parce qu'à côté de tout ça, je me sentais presque trop vide pour mon propre bien. En chassant mes souffrances et toutes mes émotions, j'avais, après coup, l'impression de m'être perdu moi-même, ou ce qu'il en restait. Parce que c'était ce qui me représentait, au final. Mes tourments me caractérisaient, guidaient mes actions, depuis le commencement. Maintenant que je m'étais efforcé de ne plus rien ressentir, je me sentais anesthésié, comme mort à l'intérieur.

Tu es juste dans le déni. Une boule d'appréhension se forma au creux de mon ventre, et c'était sans doute la première chose que je ressentais aussi clairement depuis deux jours. Est-ce que ce n'était qu'une phase? Est-ce que, après ça, tout reviendrait mille fois plus fort, pour m'achever? Tout revenait toujours, et rien ne restait jamais enfoui bien longtemps, c'était une des seules certitudes que je m'étais permis de forger. Est-ce que je me voilais la face? Sûrement. Après tout, j'en étais moi-même convaincu: il y a des choses que vous ne pouviez pas oublier. Quels que soient les efforts que vous y mettiez.

Je tournai à l'angle du couloir pour regagner ma chambre, mais une voix fluette me retint en m'interpellant.

« Snoopy! »

Je m'immobilisai instantanément, mais ne me retournai pas vers elle. J'entendais ses pas précipités se rapprocher alors qu'elle courait à ma rencontre, ainsi que sa respiration sifflante. Une respiration trop sifflante pour une enfant aussi jeune et qui venait de courir sur quelques mètres à peine. Lorsqu'elle arriva à ma hauteur, elle tira légèrement sur ma manche, et je me retournai avec lassitude pour lui faire face. Ashley se trouvait bien là, un grand sourire fendant ses lèvres sèches, ses joues cireuses rougies par l'effort, et son sempiternel sac à dos violet sur le dos. Et pourtant, derrière ce sourire radieux qui me laissait voir son incisive manquante, je voyais sans aucun mal tout le reste. Ses lèvres étaient bien trop étirées pour que cela soit naturel et sincère, cette fois. De plus, ses yeux sombres, bien que secs, étaient encore rougis de larmes, et ne mentaient pas. Je me fis violence pour ne pas m'accroupir devant elle et lui demander ce qu'elle cachait derrière sa bonne humeur apparente. Je n'avais pas revu la fillette depuis l'après-midi que nous avions passé tous les deux à la bibliothèque. En y repensant, elle n'était d'ailleurs probablement même pas au courant que j'avais failli quitter l'hôpital pour de bon ce soir-là. La culpabilité s'immisça en moi lorsque l'idée de la réaction qu'elle aurait eu me venait à l'esprit, mais je fis aussitôt de mon mieux pour la bloquer. Ne rien ressentir, plus jamais. Cela devait devenir mon mantra, que je devrais respecter quoi qu'il arrive à partir de ce jour. Même si, face à certaines personnes, cela pouvait étrangement se révéler plus difficile que ça ne l'avait jamais été auparavant.

Je pouvais me voiler la face autant que je le souhaitais, mais je ne pouvais pas nier Ashley avait, contre toute attente, réussi à se faire une petite place dans mon cœur en ce laps de temps pourtant réduit. La façon qu'elle avait d'être aussi heureuse et d'irradier la positivité autour d'elle alors que la vie s'acharnait visiblement sur son sort, me chamboulait plus que je ne pourrais jamais me l'avouer, et je l'admirais pour cela. Mais je devais m'en empêcher, coûte que coûte. Ne pas s'attacher, surtout pas à une enfant. Surtout pas à une enfant malade. Surtout pas à une enfant heureuse. Je ne pouvais pas me permettre de me lier plus que je ne l'étais déjà à cette petite qui m'étonnait de plus en plus à chacune de nos entrevues. En fait, le moins que je puisse faire pour lui faire honneur, c'était bien me tenir le plus éloigné d'elle possible. Son insouciance, sincère et pure, était tellement immaculée qu'elle me faisait peur. Peur de moi-même, d'à quel point mon âme était souillée à côté de la sienne. Peur que ma noirceur puisse prendre le pas sur sa lumière si je venais à la laisser m'approcher de trop près. Néanmoins, la peur était une émotion que j'avais chassé en même temps que les autres, c'est pourquoi je coupai tout de suite court à mes tergiversations. Repousse-la. Comme tu l'as fait avec Dawn, repousse-la. Maintenant.

Je tirai donc d'un coup sec sur mon bras pour qu'elle me lâche, tout en la toisant avec l'indifférence la plus totale. L'enfant ne résista pas, non sans m'observer d'un air intrigué et déçu, son sourire s'affaissant presque imperceptiblement.

« Oui? » lâchai-je froidement.

Elle fronça les sourcils et fit un pas en arrière en tirant nerveusement sur les bretelles de son sac. Hésitante, Ashley ouvrit la bouche avant de la refermer, semblant chercher ses mots, visiblement prise de court. Son jeune âge n'avait pas dû l'aider à discerner toute la toxicité que mes remparts ne parvenaient pas à cacher, et elle me prenait apparemment vraiment pour quelqu'un de bien.

« Qu'est-ce que tu me veux? » articulai-je d'un ton tranchant, en faisant transparaître toute l'exaspération dont je pouvais faire preuve dans mon ton méprisant.

La fillette dut se sentir agressée puisque ses yeux se remplirent peu à peu de larmes alors qu'elle battait des paupières à toute vitesse, réveillant quelque part au fond de moi un sentiment de culpabilité que je fis taire aussitôt. La méchanceté dont je faisais preuve à son égard lui était inhabituelle, et elle ne comprenait visiblement pas mon attitude. Elle devait bien être la seule et unique personne sur cette Terre qui me voyait comme quelqu'un de bienveillant et gentil. La plupart ne creusaient pas sous ma carapace de jeune homme froid et désagréable. C'était ce que je cherchais, en même temps. Qu'on me laisse en paix, qu'on ne cherche pas à me comprendre.

Même si, durant nos premières entrevues, je n'avais pas été très loquace, c'était peut-être la personne avec laquelle j'avais le moins été sur la défensive. Peut-être parce que je ne parvenais pas à envoyer bouler un enfant aussi abîmé par la vie que celui que j'avais été, et qu'une part de moi l'était toujours. Peut-être parce qu'en un sens, elle me ressemblait. Ashley avait beau être particulièrement souriante et joyeuse, je n'étais pas dupe. Je discernais sans mal que, quelque part derrière cette façade, elle souffrait. Elle souffrait en entendant les médecins lui expliquer qu'elle ne sortirait peut-être plus jamais de ce putain d'hôpital. Elle souffrait parce qu'elle avait beau n'être qu'une enfant, elle comprenait que sa vie risquait de lui être arrachée avant même qu'elle n'aie pu la vivre. Elle souffrait en voyant ses parents la pleurer comme si elle était déjà partie.  Elle ne le dissimulait simplement pas de la même manière que moi. Comme pour confirmer mes pensées, sa lèvre inférieure frémit légèrement. Faible, faible, faible. Comme moi.

J'entrouvris les lèvres pour lui balancer toutes les saloperies qui pouvaient me passer par la tête, n'importe quoi, dans le seul but de la faire fuir, elle aussi, le plus loin de moi que possible. Pourtant, les mots tranchants qui se formaient et s'entremêlaient dans ma tête se bloquèrent au fond de ma gorge lorsque mon regard rencontra le sien. Je ne pouvais pas. J'en étais simplement incapable.

« Tu devrais retourner dans ta chambre, Ashley. finis-je par lâcher d'un ton morne.

- Je... Je voulais qu'on aille à la bibliothèque. » déclara-t-elle enfin, comme si cette perspective avait le pouvoir de me faire changer d'avis immédiatement.

Je l'analysai du regard pendant quelques secondes, alors qu'une part de moi se réveillait pour peser le pour et le contre de sa proposition, même si au fond je connaissais déjà ma réponse. Cette même part de moi qui avait passé l'après-midi avec elle à la bibliothèque, qui avait tellement apprécié lui transmettre ne serait-ce qu'une bribe de mon amour pour la littérature. Ashley m'observait, ses grands yeux noirs à nouveau secs bien que toujours aussi rouges, sa petite tête chauve légèrement penchée sur le côté alors qu'elle attendait patiemment une réponse de ma part. Une réponse positive. Une réponse que je ne pouvais pas lui donner. Même si j'en avais envie. J'avais envie de me sentir utile, de transmettre quelque chose à quelqu'un. De laisser une marque sur cette Terre, que quelqu'un se rappelle de moi comme étant quelqu'un de bien. D'être heureux, juste pendant quelques heures. Réalisant que je commençais à perdre les rennes de mes émotions encore une fois, je repris le contrôle de moi-même en reculant d'un pas. Le visage fermé, je secouai lentement la tête. La fillette se décomposa, mais je restai inébranlable en fixant mon regard quelque part au-dessus de sa tête.

« Mais...

- Laisse-moi tranquille, Ashley. » la coupai-je avec animosité.

Pars, pars, pars. Fuis-moi. Mon regard s'accrocha une seconde au sien avant que je ne baisse la tête. Sans attendre sa réponse, j'ouvris la porte de ma chambre et tendis le bras pour attraper la peluche posée sur ma commode en bois. Tournant les talons, je la lui apportai pour lui fourrer l'objet dans les bras avec fermeté, avant de repartir et claquer ma porte derrière moi.

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