Chapitre 16 ~ Dusk
Mes yeux croisèrent ces prunelles émeraudes que je commençais à bien connaître, et je me figeai avant de me redresser brutalement. Ashley ramassa l'album qui venait de m'échapper, surprise, avant de suivre mon regard. Lorsque le sien se posa sur l'infirmière rousse, son visage s'illumina d'un sourire, et elle lui fit un signe de la main. Dawn et moi nous affrontâmes du regard une longue minute. Je ne l'avais pas revue depuis ce soir-là, et je me sentais encore mal par rapport à cela. En la voyant aussi vulnérable, et en me rendant compte de ce qu'elle traversait, tout avait été chamboulé en moi, et une facette de moi-même que je pensais avoir enfouie depuis longtemps avait refait surface. De plus, en la voyant si proche de perdre sa mère, pour la deuxième fois si j'avais bien compris, des souvenirs dont je ne voulais plus jamais entendre parler m'étaient inévitablement remontés. Et c'était dangereux pour moi.
La rousse s'avança vers nous timidement, avant de s'asseoir à côté d'Ashley. Celle-ci paraissait aux anges, ainsi entourée. Elle m'était tombé dessus alors que je parcourais la bibliothèque à la recherche d'un nouveau roman pour me divertir. De prime abord, j'avais été exaspéré et l'avais ignorée pendant de longues minutes. Mais quand elle m'avait parlé du fait que ses parents n'avaient pas pu lui rendre visite depuis quatre jours, j'avais fini par céder. Parce que je connaissais ce manque de parents, plus que n'importe qui. J'avais cessé d'essayer de la semer, sans pour autant lui répondre. Cependant, lorsqu'elle m'avait tendu un exemplaire imagé des contes de Grimm, la réplique exacte de celui que je possédais étant petit et que ma mère me lisait tous les soirs, j'avais fini par céder.
J'étais donc étendu sur un pouf de la bibliothèque d'un hôpital, avec une gamine de huit ans que je ne connaissais pas, en train de lui lire des contes depuis une bonne demi-heure. Voilà une situation dans laquelle je n'aurais jamais cru pouvoir me retrouver.
« Comment tu t'appelles? Moi c'est Ashley!
- Je m'appelle Dawn. »
Je reportai mon regard sur les deux filles qui faisaient connaissance tout en parcourant les illustrations du regard. Ashley finit par pointer du doigt l'une d'elles, qui représentait deux enfants et une maison faite de sucreries.
« Tu connais Hansel et Gretel? » demanda Ashley en offrant un grand sourire à Dawn.
Celle-ci hocha la tête et se pencha pour regarder les images qu'elle lui montrait.
« Snoopy et moi, on était en train de le lire! On parlait de... »
Ashley continua à déblatérer nos théories sur la vieille femme du conte, mais son interlocutrice ne l'écoutait plus. A vrai dire, dès lors que le mot "Snoopy" avait franchi les lèvres de la petite, la rousse avait relevé la tête vers moi, les yeux ronds. Elle se mordit la lèvre, se retenant à grand peine d'éclater de rire. Son regard vert s'accrocha au mien, et je fis de mon mieux pour la fixer avec dédain, mais, pour une fois, cela ne sembla pas du tout l'intimider. En fait, ses yeux me hurlaient clairement "Snoopy? Vraiment?". Lassé de la lueur moqueuse qui brillait dans ses prunelles, et, je me devais de l'avouer, légèrement vexé, je détournai les yeux. Et cela même si, au fond, et pour une raison qui m'échappait, une partie de moi était rassurée de voir que son regard n'était plus aussi vide que deux jours auparavant.
Pourtant, ce fut comme si j'avais imaginé cette expression joyeuse lorsqu'un jeune homme en blouse blanche passa sa tête dans l'embrasure de la porte de la bibliothèque en l'interpellant.
« Dawn, tu es là! Ta mère est en train de se réveiller! »
Le sourire qui s'était peint sur ses lèvres s'effaça aussitôt, et elle pâlit. Le médecin finit par partir, mais ses yeux verts restèrent fixés sur la porte. Puis ils se reportèrent sur moi, et un frisson me parcourut en voyant la détresse qu'ils laissaient transparaître. Il faut croire qu'elle ne va pas mieux, au final. Ses iris s'accrochaient aux miennes alors que je décelais sans mal la panique qui envahissait peu à peu son visage. Ashley reposa le livre en observant l'infirmière, surprise. Dawn se leva lentement, et, à nouveau, une force dont je ne connaissais pas l'origine ni le dessein me poussa à l'imiter. Elle s'avança lentement à travers la pièce, me passant devant sans m'adresser un regard. Pourtant, en arrivant à quelques pas de la porte, elle s'arrêta net, et finit par se retourner vers nous. Ses yeux étaient luisants de larmes, et elle se mordit la lèvre inférieure pour se contrôler.
« Je ne peux pas. » souffla-t-elle.
Ses yeux m'imploraient du regard, et elle n'avait pas besoin de mots pour me faire comprendre ce qu'elle me demandait. Je savais. J'avais toujours communiqué de cette manière, avec tout le monde. Parce que dans certaines situations, prononcer mes pensées à voix haute aurait pu signer mon arrêt de mort. J'avais passé mon enfance la peur au ventre, conscient qu'au moindre faux pas, les représailles risquaient d'être fatales. Et je comprenais d'autant mieux Dawn depuis que j'avais compris en partie ce à quoi elle était confrontée, il y avait deux jours. Elle avait besoin d'aide. Je déglutis difficilement. Je ne me reconnaissais plus. Aider autrui. C'était quelque chose qui ne m'était jamais venu à l'esprit, puisque j'étais trop occupé à me battre avec mes propres démons. Cependant, je baissai les yeux vers Ashley, et les mots franchirent naturellement la barrière de mes lèvres.
« Tu devrais retourner dans ta chambre. Prends le livre avec toi. »
La petite fronça les sourcils, avant d'opiner et sortir de la pièce en agitant la main. D'un pas, je rejoignis Dawn et me plantai devant elle. Elle tremblait de tous ses membres, et je devinais sans mal que si elle desserrait les mâchoires, elle claquerait des dents. Elle finit par tourner les talons pour sortir à son tour de la bibliothèque, et je la suivis.
En marchant derrière elle dans les couloirs de l'hôpital, je me demandai brièvement pourquoi je faisais cela. Pourquoi est-ce que je ressentais ce besoin viscéral de l'épauler, elle-même qui avait envoyé voler en éclats tous mes plans. Ils étaient tellement simples, pourtant. Arrêter. Arrêter de lutter, d'espérer, de respirer. Elle seule en avait décidé autrement, sans me consulter, sans chercher à savoir pourquoi j'en étais arrivé à cette solution extrême. Et pourtant, j'étais là, sur ses talons, l'accompagnant jusqu'à la chambre de sa mère qui avait, comme moi, essayé de mettre fin à ses jours. J'avais un sérieux problème. Et malgré le fait que j'en aie pleinement confiance, je ne changeais pas ma façon d'agir. Parce que pour la première fois, j'avais la vague impression d'être utile, et de ne pas être seul.
Dawn finit par s'arrêter devant une porte close. Elle ne bougea pas pendant de longues secondes et je l'observai sans rien dire. L'infirmière finit par lever la main, et je crus une seconde qu'elle allait toquer, mais elle posa simplement sa paume contre le bois blanc.
« Comment je fais? murmura-t-elle, et je ne sus qu'elle m'adressait ces mots que lorsque ses yeux remontèrent vers les miens.
- Comme tu peux. »
Ces mots n'étaient peut-être pas satisfaisants, pas aussi réconfortants que ce qu'elle aurait pu espérer, mais j'osai croire qu'elle m'avait cerné sur ce point là. Même si mes paroles n'étaient pas les plus encourageantes, elles étaient véridiques, et elle le savait. Elle ne pouvait pas faire mieux que "comme elle pouvait". Il n'y avait pas de bonne manière de procéder à cet instant précis. Simplement certaines meilleures que d'autres, peut-être.
« Je ne peux pas entrer là. souffla-t-elle en clignant des yeux pour en chasser les larmes. Elle va croire que... elle va croire que c'est ma faute, encore une fois. »
Mes sourcils se froncèrent, et je secouai la tête. Je savais à quel point elle n'avait pas envie de s'attarder sur cela, pour l'avoir vécu moi-même chaque jour de ma vie. Si elle voulait en parler, elle le ferait d'elle-même.
« Entre. Ça va bien se passer. »
Mes mots sonnèrent faux dans ma bouche, et je sus immédiatement à son regard qu'elle l'avait remarqué aussi. Je lui promettais quelque chose, quand bien même je savais que ce n'était pas vrai. Mais c'était trop tard pour ravaler mes mots, à présent, et elle ne dit rien.
Cependant, lorsqu'elle poussa la porte, et que j'entrevis la femme allongée sur son lit et reliée à une multitude de machines, je sus que je m'étais surestimé. En me convainquant qu'elle avait besoin d'aide à cet instant, que je pouvais la comprendre et, peut-être, l'épauler, j'avais oublié à quel point j'étais moi-même dysfonctionnel. À quel point mon esprit était abîmé. La simple vue de son corps maigre sous les draps blancs et des moniteurs qui tentaient tant bien que mal de prouver qu'elle allait bien, une vague de souvenirs déferla en moi. Une vague bien plus grande et puissante que moi, qui me happa dans sa force violente.
Ma vue qui se brouillait transforma les cheveux blonds en une couleur caramel, la peau pâle et parcheminée en un teint plus hâlé et recouvert de bleus et de blessures. Elles se ressemblaient tellement en cet instant. Deux femmes dont l'âme, malgré les bips réguliers des électrocardiogrammes, avait déjà rejoint les étoiles.
Manquant d'air, je trébuchai en arrière. Dawn m'interrogea d'un regard inquiet, mais je ne la voyais même plus. A vrai dire, même quand je me mis à courir à travers les couloirs, la seule chose que je voyais encore était ma mère, étendue dans un lit d'hôpital. Je devais sortir d'ici. Maintenant.
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