Chapitre 14 ~ Dusk



Assis par terre dans le couloir, j'étais encore sonné parce qui venait d'arriver sous mes yeux. Celle que je devinais être la mère de Dawn était au bloc opératoire depuis presque une heure, et nous étions à présent dans le couloir attenant à celle-ci, assis côte à côte sans prononcer un mot. Je ne savais pas vraiment ce qui m'avait poussé à sortir de ma chambre à sa suite tout à l'heure, et je ne me l'expliquais toujours pas, mais je l'avais fait. En partie parce que je m'en voulais, peut-être. Tous les mots que je lui avais crachés à la figure se rappelèrent à moi, me laissant un goût amer dans la bouche. Je pense que tu ne comprends rien. Parce qu'avec ta petite vie parfaite, tu ne peux pas comprendre. Pour la première fois depuis des années, les remords me serraient le cœur. En étant aveuglé par ma propre douleur, j'étais parti du principe que j'étais le seul à souffrir. Cette fille cachait bien des choses derrière sa façade, et finalement, peut-être nous ressemblions nous plus que je ne l'aurais pensé du premier abord.

La jeune fille blonde, sans doute sa sœur, et l'homme qui l'accompagnait, leur père sûrement, avaient fini par quitter l'hôpital, malgré les pleurs et les protestations de la cadette. J'avais alors vu Dawn dans un état second, lui demander de partir et lui promettre de l'appeler. Après les avoir regardés partir, les bras croisés sur sa poitrine, elle avait tourné les talons en direction de la salle d'opération, et, à nouveau sans trop savoir pourquoi, je l'avais suivie. Je voyais encore l'expression sur son visage: après avoir été rougi, déformé par la douleur et maculé de larmes, toute émotion l'avait à présent quitté. C'était encore le cas maintenant, remarquai-je en l'observant du coin de l'œil. Sa tête était appuyée contre le mur, et elle fixait le plafond sans vraiment le voir. Le mascara qu'elle portait avait coulé sur ses pommettes, emporté par ses larmes, et quelques cheveux roux restaient collés à sa peau encore humide. Le blanc de ses yeux était toujours rougi, faisant ressortir ses iris vertes d'une façon qui me laissait perturbé, je me devais bien de l'avouer. Mais en dehors de cela, aucune expression faciale ne traduisait son état. Elle semblait juste...vide. Je finis par détourner le regard, pour suivre le sien et le fixer sur le plafond blanc.

Nous restâmes en silence de longues minutes. A vrai dire, nous ne nous étions pas adressé une parole depuis le début. Sauf une phrase qui avait quitté mes lèvres sans que je puisse mettre le doigt sur son sens véritable. Je suis désolé. C'était la vérité. J'étais désolé de ce que j'avais pu lui dire sans rien connaître de sa situation. J'étais aussi désolé qu'elle aie à vivre tout cela, même si je n'y étais pour rien. Cependant, ces trois petits mots sortant de ma propre bouche me vrillaient le crâne et me ramenaient des années en arrière, en un jour précis où je les avais entendus un nombre incalculable de fois. Je me rappelais du froid qui régnait dans l'église, de ma petite main serrée dans celle de mon grand-père, de la cravate noire qu'on m'avait attaché autour du cou et qui, beaucoup trop longue pour mon corps d'enfant, me tombait jusqu'à la ceinture. De la couleur du cercueil. Et enfin, du défilé d'individus, certains aux traits vaguement familiers, d'autres que je n'avais jamais vus de ma vie, qui m'avaient serré la main ou embrassé sur le frond, en répétant tous la même chose. Je suis désolé.

« Alors, surpris? » lâcha-t-elle, brisant le silence pesant et pourtant apaisant qui demeurait entre nous et me tirant de mes souvenirs par la même occasion.

Sa voix était rauque et cassée par les larmes, mais j'y décelai tout de même une pointe de sarcasme. Ça ne lui va pas, fut la première pensée qui me traversa. Je tournai la tête vers elle et la trouvai en train de m'observer, arborant un faible sourire triste, à mi-chemin entre une grimace amère et les lèvres tremblantes de quelqu'un qui retient ses larmes, qui me fendit le coeur. Mes yeux retrouvèrent les siens et y plongèrent. En la voyant si vulnérable, je n'eus pas la force de la toiser avec mon mépris et mon indifférence habituelle, et me contentai de la sonder du regard. J'avais eu tort, en fait. Elle n'était pas impassible. Ses traits avaient beau être dénués de toute émotion et couleur, ses prunelles étaient à elles seules une tempête de sentiments. De la colère, du désespoir, une résignation cynique et pourtant une détresse profonde. À nouveau, nous restâmes immobiles quelques instants, nous accrochant chacun au regard de l'autre. Je réalisai que je retenais mon souffle en le relâchant lorsqu'elle reprit la parole.

« Tu viens d'avoir un petit aperçu de ma "petite vie parfaite", comme tu dis.»

Elle rompit le contact visuel en tournant la tête, pour le reporter sur le plafond, mais je continuai à l'observer l'espace d'une seconde.

« Je suis dés...je me repris. Je te demande pardon d'avoir dit ça. »

Elle haussa les épaules sans m'accorder un regard. L'idée qu'en réalité, elle puisse peut-être me comprendre, comme elle me l'avait dit, m'effleura. Était-ce possible qu'elle aussi, vive avec cette douleur qui vous comprimait la poitrine à chaque seconde et vous empêchait de respirer? Était-ce possible qu'elle aussi fasse des cauchemars, encore et encore, toujours les mêmes, toutes les nuits, qui l'empêchaient de dormir? Était-ce là l'explication des lourds cernes qui bordaient ses yeux? Était-ce possible qu'elle sache, qu'elle connaisse tout ça? Peut-être. Et pourtant, pas tant que cela, vu qu'elle était là, à travailler dans un hôpital pour sauver des vies. Si elle était prête à se battre contre la mort pour d'autres, y compris pour ceux qui n'en avaient même pas envie, j'en déduisais qu'elle n'avait elle-même jamais envisagé de mettre fin à ses jours. Sans doute était-elle simplement plus forte que moi, plus que je ne le serais jamais. Ou alors, plus obstinée. Comme si elle avait lu dans mes pensées, elle se retourna vers moi.

« Et, pourtant, tu vois, je préfère avoir cette vie-là, qu'aucune.

- Pourquoi? »

Un demi-sourire étira ses lèvres, et elle détourna encore une fois les yeux, pour les poser sur le mur en face de nous. Elle le fixa pendant plusieurs minutes, comme si il allait lui apporter la réponse à ma question. Je finis par croire qu'elle avait oublié ma présence, mais ne rompis pas le silence, attendant patiemment qu'elle reprenne la parole.

« Parce que la vie est tellement précieuse. Même si, crois-moi, parfois moi aussi j'aimerais que tout s'arrête. »

Sans comprendre pourquoi, je détestai entendre ces quatre derniers mots sortir de sa bouche. Même si son obstination à me contredire et à essayer de me montrer la beauté de la vie avait eu tendance à m'agacer, l'entendre dire le contraire était curieusement mille fois pire. Parce que si même elle abandonnait, alors moi j'étais foutu. Mes sourcils se froncèrent automatiquement à cette pensée. Pour la première fois depuis des années, je me prenais à espérer inconsciemment que les choses s'arrangent. Sauf qu'elles ne s'arrangeaient pas. Elles ne s'arrangeraient jamais, je le savais très bien. Dawn tourna son visage vers moi, un sourire mélancolique étirant faiblement ses lèvres.

« La vie est le premier et le dernier cadeau qui nous sera offert. C'est ce qu'aurait dit mon père. Et un cadeau, ça ne se refuse pas, pas vrai? »

Sans que je puisse le réprimer, un sourire sincère fendit mes lèvres. Sa phrase était bateau, et d'ordinaire je détestais ce genre de dicton, et pourtant. Son regard se perdit dans le vague l'espace d'un seconde.

« Il est décédé quand j'avais dix-sept ans. Il avait des maux de tête depuis quelques temps, mais on ne s'est pas inquiétés, parce que ça lui arrivait souvent. Je l'ai trouvé un samedi matin, ma mère et ma sœur n'étaient pas à la maison. Il était étendu dans la salle de bain, il y avait du sang partout. Il avait fait une rupture d'anévrisme et s'était fracassé le crâne contre le lavabo en tombant. précisa-t-elle d'une voix blanche, les yeux toujours fixés sur un point invisible. J'ai appelé les secours, mais j'ai rien pu faire avant qu'ils arrivent, parce que je ne savais pas faire les gestes de premiers secours. Je ne peux m'empêcher de me dire que, si j'avais su quoi faire, il serait encore là aujourd'hui. Et que rien de tout ça ne serait arrivé. C'est pour ça que j'ai voulu être infirmière ambulancière. Pour ne plus commettre la même erreur. Pour ne plus me sentir impuissante. Et pour lui. Pour avoir des réponses, aussi. A vrai dire, j'aurais voulu, en apprenant tout ce que j'ai appris, être sûre que je n'aurais rien pu faire. Ça m'aurait soulagée d'un poids. Mais ça n'a pas été le cas. C'est le genre de choses qu'on ne peut pas savoir. Mais je ne regrette pas. Honnêtement, j'ai tout de suite aimé ça. Jusqu'à il y a un peu plus d'un an, quand... »

Elle s'interrompit et, lorsque son regard remonta vers le mien, il était à nouveau embué de larmes. Elle me fixa quelques secondes, comme dans l'attente de quelque chose, et je déglutis difficilement, mais ne bougeai pas. Dawn finit par baisser les yeux vers le sol et battit des cils plusieurs fois pour en chasser les larmes qui les troublaient. Puis, ce même sourire, à la fois doux, amer et nostalgique, reprit sa place sur ses lèvres alors qu'elle s'éclaircissait la gorge.

« C'est pour lui, tout ce que je fais. Je sais qu'il serait fier de me voir me battre, me voir continuer malgré tout le reste. Ne jamais renoncer, toujours avancer. Il n'y avait pas plus amoureux de la vie que lui. Et pourtant, c'est lui qu'elle a abandonné trop tôt. Alors qu'il était prêt à lutter. Il n'a même pas eu sa chance d'essayer. Et c'est peut-être en partie ma faute. »

Elle murmura les derniers mots d'une voix à peine audible, sûrement plus pour elle que pour moi, d'ailleurs. Pourtant, et même si je connaissais très bien cette culpabilité, après un instant d'hésitation, je posai ma main sur son genou. Ses iris émeraude m'interrogèrent longuement, et j'entrouvris les lèvres avant de les refermer à plusieurs reprises. Suite à une longue minute de lutte intérieure, je parvins à pousser les mots hors de ma bouche.

« C'est pas de ta faute. »

Alors que ses prunelles vertes s'accrochaient aux miennes, je crus d'abord qu'elle allait me contredire, mais elle n'en fit rien, et se contenta de reprendre sa position initiale, la tête appuyée contre le mur et les yeux rivés au plafond.

A partir de ce moment là, plus aucun mot ne fut prononcé par aucun de nous deux, nous restâmes silencieux, mais assis côte à côte, en une proximité et une paix nouvelles et étrangement réconfortantes. Alors que mes paupières s'étaient abaissées depuis un bon moment, je sentis un poids s'affaisser sur mon épaule. Dawn dormait, les traits de son visage détendus pour la première fois de la soirée, sa petite tête rousse appuyée contre moi.

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