Chapitre 10 ~ Dusk


Je n'avais jamais, de ma vie entière, mangé quelque chose d'aussi mauvais. Est-ce que ma haine envers cet endroit entravait mon jugement des repas qu'ils offraient? Peut-être. Les yeux fixés sur le mur en face de moi, j'observais sans vraiment les voir les affiches préventives qui y étaient placardées tout en mâchonnant distraitement mon porridge insipide. Heureusement, j'étais supposé pouvoir partir d'ici le lendemain dans l'après-mid, ce qui semblait suffire à me mettre dans un humeur relativement joyeuse, pour une fois. Cependant, alors que je relisais pour la millième fois la même affiche de campagne stupide promouvant l'application des gestes dits «barrières», un visage vaguement familier arborant un sourire aux incisives manquantes apparut devant moi.

Je la fixai quelques secondes, mes yeux parcourant avec indifférence son visage hâlé et pourtant si pale, son crâne rasé et ses grands yeux noirs, avant de baisser les yeux vers mon assiette à nouveau.

« Bonjour. » me salua-elle d'une voix enjouée, comme si elle pensait que je ne l'avais peut-être pas encore vue.

Je gardai les yeux baissés quelques secondes, dans l'espoir qu'elle s'en aille, mais lorsque je les relevai, la petite fille était toujours assise en face de moi, sourire aux lèvres. Je poussai un profond soupir en sentant mon semblant de bonheur à l'idée de mon départ imminent chuter à vue d'œil.

« Je te reconnais! » poursuivit-elle.

Devant mon manque de réaction, elle se tut une seconde, comme pour me laisser une chance de répondre, avant de reprendre la parole de sa voix aiguë d'enfant.

« Je m'appelle Ashley! Et toi? »

Je ne répondis pas, fixant mon regard quelque part au-dessus de son épaule en l'ignorant superbement, et elle se rembrunit. Si l'autre jour j'avais, sans vraiment savoir pourquoi, été enclin à l'écouter, à présent je n'avais qu'une envie: qu'on me laisse tranquille jusqu'à mon départ. Affichant une moue boudeuse pendant quelques instants, son visage finit par s'illuminer alors qu'elle fouillait dans un petit sac-à-dos violet à ses pieds. Elle se redressa enfin, une petite peluche à l'effigie du chien d'un dessin animé célèbre dans les bras. Malgré mon impassibilité, j'eus du mal à retenir un sourire en coin en reconnaissant le personnage qui avait été une des figures phares de ma propre enfance.

« Si tu veux pas me dire ton nom, je vais t'appeler Snoopy! » menaça-t-elle en brandissant son jouet, bien qu'un immense sourire étirât ses lèvres, révélant quelques dents de lait tombées.

Décidément, cette petite était pleine de surprises. Pour la première fois, je croisai son regard. En y regardant de plus près, ses yeux étaient d'une chaude et sombre teinte chocolat et brillaient d'un éclat joyeux qui me coupa le souffle. Voir une telle source de joie de vivre ici était assez inattendu, et j'en vins a me demander ce qui pouvait susciter chez elle cette gaieté inexpliquée. Elle était bien atteinte d'un cancer après tout.

« Eh, Snoopy, tu m'écoutes? »

Je clignai des yeux plusieurs fois, surpris. Ses yeux brillant de curiosité étaient posés sur mon poignet, toujours enroulé dans un épais bandage blanc. Par réflexe, je tirai sur la manche de ma blouse pour l'en couvrir.

« Tu m'as pas dit, la dernière fois! C'est à cause de ton bras que tu es là? Qu'est-ce que tu t'es fait? C'est grave? »

Je replongeai dans ma bulle alors qu'elle continuait à m'assommer d'une multitude de questions. Comment dire à une enfant si jeune et innocente que je m'étais administré cette blessure moi-même, et attendre d'elle qu'elle le comprenne? Lui expliquer que mon but avait été de m'ôter la vie, me vider de mon sang pour purger mon âme de ses tourments en même temps. Comment mettre des mots sur les souffrances qui m'avaient poussé à m'enlever ce pourquoi elle se battait? Je n'en étais pas capable. Alors je baissai les yeux et, devant son air inquisiteur, ouvris enfin la bouche pour laisser s'échapper ma voix rendue rauque par le silence dans lequel je m'étais emmuré toute la journée.

« Je me suis coupé. » lâchai-je, évasif.

Aussitôt, elle fut répartie dans un long monologue. Curieux, je relevai le regard pour l'observer. J'aurais pu laisser m'échapper tous les mots qui peinaient à décrire ma douleur et ma rancoeur contre le monde, et en écraser son insouciance. Me connaissant, je l'aurais d'ailleurs habituellement fait sans une once d'hésitation. Les mots, durs et crus, étaient une arme redoutable. Ils pouvaient me permettre de détruire la bonne humeur et l'optimisme de mes interlocuteurs, et de les tirer avec moi au fond du trou, pour que je m'y sente moins seul. Pourtant, devant cette petite fille souriante et volubile, je m'en trouvais encore une fois incapable.

« Tu t'es coupé? Moi aussi ça m'est arrivé une fois, je me rappelle! Je coupai des tomates pour papa, il faisait une tarte aux légumes! C'est trop bon, la tarte aux légumes! Tu as déjà goûté? »

Pour seule réponse, je la fixai d'un air impassible alors qu'elle changeait complètement de sujet et d'état d'esprit en une fraction de seconde. Elle en parut déstabilisée l'espace d'un court instant, mais reprit bien vite contenance.

« Enfin bref, je me suis coupée au doigt avec le gros couteau, et on a dû aller à l'hôpital! Ici, en fait! Regarde, j'ai encore la cicatrice! »

Elle se pencha par-dessus la table, pointant son index vers moi. Elle me montra avec un entrain démesuré la petite marque blanche qui barrait sa dernière phalange. À nouveau, je ne réagis pas, me contentant de fixer sa main d'un air désabusé. Un éclair fugace de déception passa sur son visage, mais elle se hâta de le chasser pour se rasseoir sur sa chaise.

« Tu ne parles pas beaucoup, Snoopy. » fit-elle remarquer, ennuyée.

La tête penchée sur le côté, la dénommée Ashley m'analysait d'un regard rongé par une curiosité et une frustration que seul un enfant pouvait ressentir sans réussir à les canaliser.

« Ma maman dit qu'ici, c'est important de discuter. Sinon, on se sent vraiment seul et triste. »

Si tu savais comme je me sens seul. Seul. Ce n'était pas autant un sentiment qu'une réalité. Seul. Je l'étais, quoi que je fasse, et je l'avais été depuis des années, depuis cette nuit particulière, qui, ancrée dans ma mémoire de manière indélébile, m'avait arraché la seule personne qui comptait. Triste. Un mot que je n'arrivais pas bien à cerner. Il me paraissait bien trop léger pour décrire les émotions qui poignardaient mon cœur à chacun de ses battements. Trop léger. Insignifiant. Pourtant, n'était-ce pas le terme qui résumait mon état? Il y avait la colère, la haine, la rancoeur, le désespoir. Cette douleur lancinante sur laquelle je ne parviendrais sûrement jamais à mettre de mots. Mais peut-être tout cela pouvait-il être englobé en une seule idée. La tristesse. L'absence simple et totale de bonheur.

« Maman dit aussi que parfois, les gens ne parlent pas parce qu'ils ont peur. Et que dans ce cas là, il faut les mettre en confiance, pour qu'ils puissent se confier. Tu as peur? C'est pour ça que tu parles pas? »

Mon cœur se serra. Comment est-ce que chacun de ses mots, si innocents et naïfs, pouvaient frapper aussi juste? Elle avait touché en plein cœur. La peur me tordait le ventre. J'avais beau me dissimuler derrière un rempart aussi haut et inébranlable que j'avais pu le construire en toutes ces années, derrière se terrait un cœur fragile et déjà presque entièrement détruit, au bord de la rupture. Je préférais être silencieux ou cynique, que préciser ces fissures qu'il l'endommageaient au regard extérieur. Parce qu'en en parlant, en mettant des mots sur tout ce qui était arrivé, pour l'expliquer à quelqu'un, je savais que je replongerais aussitôt. J'avais la tête sous l'eau quoi que je fasse, mais le moins que je puisse faire était de la garder aussi près de la surface que possible.

Je fus surpris de constater que ces préoccupations auxquelles je me trouvais soudainement confronté ne m'étaient pas venues à l'esprit depuis longtemps. Parce que j'avais enfin décidé de tout lâcher, et de me laisser sombrer. La surface, que j'avais, pendant des années, réussi à garder à portée de main, et pourtant si loin. J'avais longtemps pu, en y mettant tous les efforts du monde, l'effleurer en tendant la main, sans pour autant l'atteindre. Et tous ces efforts, pour à la fois continuer à monter, et lutter contre les tourments qui me happaient vers le fond, avaient finalement été trop durs à maintenir. J'avais renoncé à me battre, et avais regardé, avec une indifférence feinte qui cachait les démons hurlant en moi, cette surface s'éloigner petit à petit, jour après jour.

Alors que je n'avais pas réalisé les avoir fermés, j'ouvris les yeux pour découvrir qu'Ashley s'était levée. Elle se tenait devant moi à présent, sa peluche à l'effigie de Snoopy dans les bras et son sac violet sur le dos. En me voyant relever la tête vers elle, elle esquissa un petit sourire.

« Je dois retourner dans ma chambre. » dit-elle d'une petite voix.

Elle baissa les yeux et pinça les lèvres en une petite moue désolée alors qu'une expression emplie de compassion se peignait sur son visage. Après un instant de silence, elle releva son regard brun et le planta dans le mien en me tendant son chien en peluche.

« Tu veux pas parler. se justifia-t-elle. Mais je suis sûre que tu te sens seul. Il te tiendra compagnie.»

Elle resta immobile pendant plusieurs minutes, le bras tendu vers moi pour me donner la peluche, et ne bougea pas d'un poil avant que je ne l'attrape. Un grand sourire se forma sur son visage, me laissant à nouveau voir son incisive manquante. Puis, elle tourna les talons, me laissant seul face à mon assiette vide, une peluche sur les genoux.

« Dusk? »

Je poussai un soupir en reconnaissant la voix féminine, et me retournai lentement pour faire face à la rousse en blouse blanche qui venait de m'interpeler.

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