Chapitre 1 ~ Dawn
Je rentrai dans l'immeuble au pas de course, les sirènes de l'ambulance me vrillant les tympans, comme à chaque fois. Une femme qui devait avoir aux alentours de quatre-vingt ans nous attendait devant l'interphone pour nous ouvrir, les bras refermés autour d'elle et la mine inquiète.
« Troisième étage gauche. » lâcha-t-elle d'une voix tremblante en nous laissant entrer.
Sam et Matthew me passèrent devant pour s'engouffrer dans la cage d'escalier en courant, alors que je remerciais brièvement la voisine avec un sourire qui se voulait rassurant. Montant à mon tour les marches quatre à quatre, j'arrivai bientôt devant la porte de l'appartement. Comme à chaque fois, mon cœur fit un bond dans ma poitrine à la vue du corps inerte étendu par terre. Le jeune homme, inconscient, gisait sur le parquet, une marre de sang répandue autour de lui.
Malgré tout, je ne m'en formalisai pas et, me forçant à garder mon calme par habitude, je me ruai auprès de lui. Tombant brutalement à genoux, je ne perdis pas une seconde avant de commencer les gestes de premiers secours.
Je me retrouvai aussitôt isolée, dans ma bulle, comme toujours. Je ne réfléchissais même plus, mon corps était comme branché en pilote automatique. J'enchaînai les mouvements précis et décisifs. Je ne voulais pas commencer à cogiter. Pas maintenant. Pas au moment où chaque seconde pouvait s'avérer cruciale. La dernière fois, le simple fait de ne pas parvenir à contrôler mes pensées vagabondes m'avait tétanisée de peur. Des souvenirs auxquels je ne voulais plus repenser avaient envahi ma tête, et m'avaient empêché d'exercer mon métier correctement, la panique ayant bien vite pris les commandes. Je savais que je ne devais plus me poser de questions, parce que si je le faisais, je jouais une vie.
Sortant un rouleau de bandage de ma trousse de secours, j'en coupai un morceau et, le nouant fermement autour de son bras, je le pressai de toutes mes forces, pour arrêter l'écoulement de sang de son poignet. A la vue de la plaie ouverte sur la peau tendre et de la lame de rasoir dans sa main gauche, mon cœur se serra douloureusement dans ma poitrine, alors qu'un milliard d'interrogations et de remises en question menaçaient de fuser dans mon esprit et de tout faire foirer. Ne réfléchis pas, Dawn, ne réfléchis pas. Sauve-le, point. C'est pour ça que t'es là. Mes mains commencèrent à trembler alors que j'essuyais sa blessure, la panique s'immisçant peu à peu en moi, malgré tous mes efforts pour la restreindre. Non, ne réfléchis pas. N'y pense pas. Ne pense pas à elle. Matthew et Sam s'accroupirent à mes côtés et hissèrent le jeune homme sur la civière à l'instant précis où mes doigts tremblants terminaient le pansement compressif, prenant enfin la relève à mon grand soulagement. Je les regardai l'évacuer en expirant longuement, mon mal de tête revenant à la charge dès la fin de cette poussée d'adrénaline.
Nous montâmes dans l'ambulance, et je me laissai tomber sur un strapontin alors que mes collègues installaient le blessé, le recouvrant d'une couverture de survie. Je coinçai mes mains sous mes cuisses dans le but vain de faire cesser leurs tremblements incontrôlables. Sam attrapa un masque à oxygène et le lui plaça sur le visage. Il me fit ensuite signe et je me levai, les jambes flageolantes, pour prendre son pouls et sa pression artérielle.
Alors que je comptais les secondes, mes yeux se posèrent sur son visage. Je le détaillai rapidement. Il devait avoir une vingtaine d'années. Ses cheveux châtains étaient collés à son front par la sueur, et toute couleur semblait avoir quitté ses pommettes hautes. Mes yeux se posèrent sur une phrase tatouée sur son cou. Dum spiro, spero. Plutôt ironique pour quelqu'un qui venait de s'ouvrir les veines.
Ses paupières tressautèrent et, l'espace d'un instant, ses prunelles bleues s'accrochèrent aux miennes, avant qu'elles ne se referment avec un soubresaut. L'ambulance se gara brutalement devant l'hôpital Saint Thomas, et Sam ouvrit la porte pour laisser passer Matthew avec le lit à roulettes. Je sautai du véhicule et courus à leurs côtés, pénétrant dans le service des urgences. Des médecins urgentistes prirent rapidement le relais, l'un d'eux notant les informations que Matthew lui donnait sur le patient en trottinant pour rester à la hauteur du lit. Je ralentis avant de m'arrêter complètement, essuyant nerveusement mes mains moites sur ma blouse bleue.
Je m'appuyai contre le mur de couloir en expirant longuement, alors que Sam faisait de même en face de moi. Inspire, expire. C'est fini.
« T'as géré. me sourit-il d'un air rassurant.
- Non. soufflai-je. J'étais à deux doigts de paniquer et de tout faire foirer. Comme la dernière fois.
- Dis pas n'importe quoi. »
Le métisse s'interrompit alors qu'un groupe de médecins passait devant nous au pas de course et les suivit de son regard chocolat, avant de le reporter sur moi.
« Tu es géniale dans ce que tu fais. poursuivit-il. Tu es juste perturbée en ce moment, et c'est légitime. »
Je forçai un petit sourire pour le rassurer, mais intérieurement je n'en menais pas large. Depuis ma mère, toutes ces sensations fortes, toute cette adrénaline que j'éprouvais tous les jours dans les ambulances en tant qu'infirmière, ne me convenaient plus. Toutes ces raisons pour lesquelles j'avais voulu exercer ce métier après la mort de mon père, étaient devenues toutes les raisons pour lesquelles j'en cauchemardais la nuit.
Serrant mes bras autour de moi, je détournai le regard. Sam franchit la distance qui nous séparait et passa ses bras autour de moi pour me réconforter. Je me laissai aller contre le torse de mon ami, mentalement épuisée.
« Ça va s'arranger. »
J'étais tellement reconnaissante envers lui. J'avais rencontré le métisse pendant notre formation, et notre amitié avait très vite été évidente. Il était ce genre de personne drôle, optimiste et fidèle en toutes circonstances. Tout ce dont j'avais besoin ces derniers temps, en somme.
« Tu devrais rentrer chez toi, Dawn. déclara-t-il, un trait soucieux lui barrant le front. Tu ne serais plus efficace de toutes façons. Je dirai à Stevenson que tu ne te sentais pas bien.»
Je hochai la tête et lui adressai un petit sourire avant de tourner les talons. Je me sentais mal d'abandonner mon poste ainsi, mais Sam avait raison. Je n'aurais plus été utile. Pas avec cette migraine qui pulsait dans mes tempes et cette peur panique qui prenait possession de moi dès que je posais les pieds dans une ambulance. C'était d'ailleurs pour ces mêmes raisons que j'avais fait une demande pour passer d'infirmière urgentiste, en ambulance, à infirmière en hôpital. Je savais qu'en faisant ce choix, j'abandonnais la part de moi qui avait choisi cette branche spécifique pour mon père. Mais je savais aussi que je n'avais plus le choix.
Les portes automatiques de l'hôpital s'ouvrirent devant moi et j'enfilai mon manteau en frissonnant, confrontée à la brise londonienne. Traversant le parking de l'hôpital au pas de course, j'entrai dans mon véhicule. Je restai quelques instants immobile, les mains posées sur le volant et les yeux dans le vague.
Alors que je me décidais enfin à démarrer, mon téléphone émit un tintement sonore, et je fouillai dans mon sac pour l'en extirper.
De: Kathleen
Coucou, maman m'a envoyé un message, ils lui ont rendu son portable... Elle voudrait qu'on passe la voir à l'institut ce week-end.
Bisous, K.
Je relus le SMS plusieurs fois et poussai un soupir en collant mon front contre le volant de ma voiture. J'allais encore la décevoir. Les décevoir. C'était tout ce que je semblais savoir faire, ces temps-ci. Décevoir mon entourage. Et moi-même, aussi. Et en même temps, je n'arrivais physiquement pas à en faire plus. C'est donc le cœur serré que je tapai une brève réponse à ma petite sœur.
A: Kathleen
Désolée, je ne suis pas sûre d'avoir le temps. Je demanderai, mais je te promets rien.
Bisous, D.
Reposant mon cellulaire dans mon sac avec un énième soupir, je mis le contact et démarrai pour sortir du parking. Je m'engageai dans la rue longeant la Tamise et, peu à peu, m'éloignai de ces quartiers chics en roulant hors du cœur de la métropole. En raison de l'heure tardive, la route était relativement dégagée, et le trajet ne dura qu'une quinzaine de minutes.
En arrivant devant l'immeuble miteux, je garai ma voiture et en sortis pour entrer rapidement à l'intérieur du bâtiment, fuyant le froid mordant du mois de novembre.
Après avoir monté trois étages à pied, j'arrivai enfin devant ma porte, et entrai dans l'appartement. Aussitôt que j'eus posé un pied sur le parquet en vieux bois grinçant, je fus accueillie par un concert de miaulements et une boule de poils grise vint se frotter contre mes tibias avec entrain.
« Coucou Tabby, ça va? »
Le chat de gouttière me répondit par une série de miaulements, levant le museau vers moi en agitant la queue avec impatience. Alors que je me dirigeais vers la partie cuisine de mon studio, il me suivit en trottinant, et sauta sur le plan de travail en ronronnant quand je lui donnai ses croquettes.
Je m'accroupis et ouvris le réfrigérateur pour en sortir des restes de la pizza que j'avais commandée la veille. Après l'avoir réchauffée au micro-ondes, je retournai dans la pièce principale, à la fois le salon et la chambre, et me laissai tomber sur mon canapé-lit en allumant la télévision.
Tout en zappant sans pour autant trouver un quelconque programme intéressant à cette heure, j'attrapai mon portable et, après quelques manipulations, le portai à mon oreille.
Évidemment, je fus redirigée vers sa messagerie presque aussitôt. Cela me rassura et me déçut à la fois. Elle devait dormir, et heureusement, mais j'aurais peut-être aimé lui parler, en fin de compte. Même si chacune de nos altercations se révélait être un calvaire, une partie de moi ne demandait qu'à renouer les liens qui s'étaient peu à peu détruits entre nous. Je laissai quelques secondes passer, caressant mon chat qui se frottait contre ma main en ronronnant du bout des doigts et fixant la télévision sans vraiment la voir.
« Coucou, maman. Kathleen m'a envoyé un message pour me dire que tu voudrais qu'on vienne te voir ce week-end... »
Je me passai la main sur le visage en soupirant, tout en m'enfonçant dans le canapé en cuir usé, et calai l'arrière de ma tête contre le mur.
« Je suis désolée, j'ai tellement de travail en ce moment à l'hôpital. J'aimerais vraiment venir, et je ferai de mon mieux, mais je ne suis sûre de rien. S'il te plaît, ne m'en veux pas. »
Je marquai une pause, laissant le manque me frapper de plein fouet. Je n'avais pas vu ma mère depuis une éternité, et la dernière fois elle était dans un lit d'hôpital. Je n'avais jamais vraiment été très proche d'elle, beaucoup moins que Kathleen du moins, mais elle restait ma mère, et elle me manquait. Elle était le seul parent qu'il me restait, après le décès de mon père, avec qui j'entretenais une relation fusionnelle, il y avait cinq ans de cela. J'inspirai un grand coup et éteignis la télévision, me levant du canapé pour ouvrir la fenêtre et prendre l'air. Appuyée contre la rambarde de la fenêtre, je me penchai en avant et fermai les yeux une seconde, savourant la sensation de la brise froide qui effleurait mes joues. Rappelée à l'ordre par le contact de mon portable contre mon oreille, j'inspirai à fond et repris la parole.
« Est-ce que ça va toi, à l'institut? Est-ce que tu vas bien? Même si je ne suis pas vraiment disponible, je m'inquiète pour toi, j'espère qu'on pourra discuter bientôt... »
Je me tus et finis par raccrocher, fixant l'écran de mon portable pendant quelques secondes supplémentaires, exténuée. Tabby releva la tête vers moi et m'observa en clignant paresseusement des yeux. J'attrapai l'animal et le serrai contre mon cœur en me laissant tomber sur le canapé. Passant mes doigts dans ses longs poils gris, je poussai un long soupir en retenant mes larmes.
« Tu n'imagines pas à quel point tu as de la chance d'avoir une vie aussi simple, Tabby. »
****
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top