Prologue
«Tout va bien. Puisque c'est mort,tout est pour le mieux»
C'était un lieu où on ne se retrouve qu'après avoir traversé des ruelles interminables, et avoir poussé une porte en fer qui n'annonce rien au visiteur de ce qu'il va voir.
C'était un endroit étrange. Un vrai fumoir, où la fumée grise avait pris une teinte orangée à cause des lampes aux cables apparents, qui pendaient du plafond affaissé, très près des têtes.
C'était une femme à moitié nue qui chantait en Italien, debout sur un tabouret -E giuro che non ho paura. La sentinella guarda il cielo e se ne va. Voglio tornare a casa mia...- Et une autre qui lui faisait les yeux doux en dansant autour d'elle.
C'était un homme qui sanglotait et un autre qui lui donnait des coups de coudes.
C'était un garçon en habit de laquais façon XVII ème, qui avait réuni autour de lui une cour hétéroclite.
C'était un air humide, parfumé au tabac, à l'essence et à la poussière.
Et lui, assis seul à ce qu'ils aimaient à appeler bar mais qui n'était en réalité qu'un tas de planches empilées. Il n'avait pas l'air dans son élément. Il regardait la salle inondée de lumière sans en paraître moins sombre, avec détachement. Une sorte de distance avec la vie dont tout le monde autour semblait déborder, que cela soit en alcool, en larme ou en rire.
À côté de lui un siège vide, chacun semblait soigneusement éviter de passer près de lui.
Ses regards glissait sur les gens, bien habillés, mal habillés, presque nus ou déguisés. Sur les tables de métal, qui avaient dû un jour avoir leurs places sur les terrasses, et que maintenant qu'elles n'ouvraient plus, et que les tables étaient boitantes, grinçantes, écaillées et bancales, elles finissaient là, au milieu de cet étrange décor.
Une grande lassitude se lisait sur ce visage au traits tirés et aux yeux noirs sans fonds.
***
«C'est mieux que ça soit mort» se répétait Ania, affaissée sur son banc, en se perdant dans la contemplation de la
chanteuse.
"Femine ed ostieri,
soldati, rivenduglioli"
« Saloperie, je ne pleurerais pas ce soir, même si tu y tiens avec ton faux accent italien et tes gestes de déchéance» se dit-elle en détournant le regard de la chanteuse, de qui la beauté froissée, délicatement nécrosée, juste à demi fanée, aurait fini d'apporter les larmes que la voix aurait failli à provoquer.
Un verre nouvellement entamé à la main, elle fit claquer sa langue râpeuse contre son palais, irritée.
"Accattoni,
voi nati d'ozio e di lascivia"
Elle dégagea les lourdes boucles qui lui collaient à la nuque, « Je meurs de chaud» marmonna-t-elle.
Son visage s'illumina d'un sourire, quelle idée ridicule ! elle se tuerait elle même bien avant que la chaleur n'en vienne à bout ! Elle leva son verre à cette pensée de s'auto-consumer. Quelqu'un entra, et elle aperçu la ruelle «tiens, il fait nuit...»
Elle avait les jambes rompues de danse, la tête bourdonnante de bavardages et la conscience presque purifiée.
«Quando ha vissuto troppo a lungo con il cuore felice L'amore al minimo intoppo svanisce»
«Déjà vide..» s'étonna-t-elle, en levant la main vers la serveuse.
Elle promena son regard sur la foule, et d'entre tous les Hommes dans cette pièce phénoménale, c'est lui qu'elle vit. Surgissant bien net en plein milieu de sa brume, il la surprit par son air détaché, tristement désinvolte, qui semblait s'accommoder du plus tragique de l'existence.
Tout le monde, elle la première, était pris d'émotions violentes dans cet espace confiné, les uns pleuraient à chaudes larmes les autres riaient au éclat, certains se morfondaient et elle, elle faisait partie des extatiques, de ceux qui ne prenaient pas le temps de respirer par peur d'en mourir.
Mais lui arborait une remarquable indolence, et c'est vers cette expression qu'elle se précipita.
***
En se hissant sur le siège voisin de celui d'Isaac, la robe blanche d'Ania se retroussa un peu, révélant ses cuisses légèrement écartées, dont l'intérieur était humide à cause de la chaleur.
— Saloperie de vie, établit-elle en s'installant.
Et le voilà qui riait, d'un rire bref mais presque joyeux.
— C'était ce que j'étais en train de me dire, répondit-il avec un rictus amusé.
— Tiens, t'as un drôle d'accent !
— Vous aussi, vous avez un drôle d'accent, rétorqua-t-il avec un sourire attendri, mais en parlant tout de même un peu plus bas.
Elle lui sourit. Elle savait bien que c'était vers lui qu'il fallait aller ! Ce grand homme, si grand qu'il s'en tenait légèrement courbé, aux yeux sombres comme creusés dans son visage, aux traits durs tant ils étaient nettement coupés, mais adoucis d'un sourire balançant entre l'ironie et l'indulgence sur les lèvres fines. En ce moment l'indulgence prenait le pas, apaisant Ania au dessus de toute espérance.
— C'est vraiment génial l'alcool, mais qu'est ce que c'est minable d'être soule, observa-t-elle en regardant le monde à travers le verre épais.
C'est de là que tout commença. L'horloge à cet instant renseignait 23h 07 minutes et environ 40 secondes. Isaac avait levé les yeux pour voir combien c'était écoulé depuis son dernier coup d'œil au cadran (moins d'une minute), mais ce fut la dernière fois de la soirée.
— Vous êtes ivre, constata-t-il.
— Et toi pas, affirmat-elle, en le détaillant d'un œil critique.
— Non, reconnut-il, moi pas.
— C'est bête.. faudrait toujours être un peu ivre de quelque chose.
— Ah ? Vous me faites une apologie de l'alcool ? murmura-t-il, amusé et curieux.
— Pas de l'alcool, de l'ivresse !rectifia-t-elle ardemment.
— Pourquoi faire ?
— Pour oublier. Oublier... anesthésier...et de temps en temps on se permettrait d'être sobre, il s'agirait de pas oublier pourquoi on s'enivre.
— Vous parlez de la guerre ?
— La guerre ? Il n'y a plus de guerre.
— Vous ne détestez pas... l'ennemi ?
— Pas plus qu'une autre, conclut-elle d'un haussement d'épaules.
Par moments, quelqu'un, en passant, leur jetait une œillade médisante. Le regard glissait sur le tableau qu'offrait ce jeune homme et cette jeune femme avec dégoût. On commençait par le regarder lui, avec haine, puis elle avec un reproche.
Elle ne le voyait pas. Elle était ivre et euphorique. Mais lui, il se retenait de se lever et de foutre son poing dans la gueule du prochain qui poserait un regard accusateur sur le seul instant de vie auquel il avait droit depuis... longtemps.
Il passa une main lourde sur son visage fatigué.
La jeune femme leva les yeux sur lui.
— Tu es triste ? dit-elle avec une simplicité enfantine et une sincérité à éplucher le cœur, qui contrastait non sans charme avec ses réflexions précédentes.
— Blasé, répondit-il avec un gentil sourire.
— Pourquoi ? elle balança ses boucles sur le côté, la tête appuyée dans la paume de sa main, d'un geste souple et poli qu'elle avait scrupuleusement perfectionné devant son miroir.
— J'ai oublié, ça fait trop longtemps. Vous dites qu'il s'agirait de ne pas oublier de quoi on souffre, moi j'ai déjà oublié. Ou bien je ne sais plus comment l'expliquer, parce que ça fait une éternité que personne ne me l'a demandé...alors les mots vous savez...ça s'échappe vite.
— Tu aimerait qu'on te le demande plus souvent ?
— Sûrement. Tout les hommes aiment parler d'eux-mêmes. Mais là d'où je viens, on souffre tous de quelque chose, alors bon, si on se met à se raconter les choses on ne fait plus rien. Pour moi, s'agirait juste de ne pas oublier comment souffrir.
— Tu peux essayer de m'expliquer à moi, si tu dis des bêtises, je m'en souviendrai pas de toute façon, elle leva son verre.
Il prit un instant pour trouver en lui-même la raison de son état.
— Je n'ai nulle part où rentrer, conclut-il.
— Moi non plus. Et je sais même plus très bien ce que je suis venue faire ici. Je sais même pas si je l'ai déjà su. Mais ce soir, on s'est croisés, et on est pareils, alors je sais que j'ai raison d'être ici. Tu crois au destin ?
— Juste pour ce soir, peut-être, répliqua-t-il avec un demi sourire.
Il l'a regardée, elle n'a pas détourné le regard.
Il s'est penché, elle n'a pas bougé.
Il s'est approché de ses lèvres, et c'est elle qui l'a embrassé.
Un baiser chaste, frivole, un baiser les yeux ouverts, parfumé d'un sourire, puis elle a immédiatement relevé la tête.
— Faut jamais être blasé dans la vie ! S'exclama-t-elle en parlant bien plus haut que le ton de conversation précédent, faisant tourner quelques têtes autour d'eux, et il sourit de son emportement enivré.
— Tu m'as rendu moins blasé, ce soir, mon ange, dit-il en passant tendrement au tutoiement.
Elle n'a pas entendu, ou peut être que si, quoi qu'il en soit elle apporta son verre à ses lèvres, en finissant les dernières gouttes, qu'elle n'avait pas pensé à boire tout au long de cette conversation.
— C'était mon dernier ! et elle a rigolé d'un rire de môme gâtée. Et Il l'a regardée enivré d'elle.
— C'est pour anesthésier la peur. Je ne connais que trois choses qui peuvent anesthésier la peur, reprit-elle.
— Tu parles comme une soldate, dis-moi, dit-il en se penchant vers elle et en glissant une boucle tire-bouchonnant sur sa tempe derrière son oreille. C'est quoi les deux autres ?
— Le rire et l'orgasme.
***
— Plus fort...prends moi plus fort, soupira-t-elle dans la creux don son cou.
Il s'enfonça dans sa chaleur d'un coup de rein puissant, lui arrachant un gémissement aigu. Elle mêla ses doigts à ses cheveux noirs, assez long pour couler et onduler en mèches douces entre ses falanges, et enroula ses bras autour des larges épaules. Du coin de l'œil, elle aperçut leur reflet dans le miroir, et tourna tout à fait la tête, fascinée par l'image inédite qu'elle y voyait.
C'était elle, la fille aux yeux lumineux, en train de prendre son pied dans avec l'homme le plus beau qu'elle ait jamais rencontré ?
Le regard à demi voilé de plaisir, elle détailla à travers le prisme de l'exultation tout ce qu'il y avait de décadent dans le miroir terne et sale placé au dessus d'un vieux et unique lavabo à porcelaine jaunie. S'y reflètait la petite pièce délabrée avec ces deux cabinets de toilette mal-fermants, et elle en équilibre sur la pointe d'un pied, l'autre maintenu en hauteur par la main du brun, appuyée contre un mur de céramique noire vieilli, elle tenait tout contre elle ce grand homme triste, chez qui elle avait fait naître de la passion. Elle se trouvait époustouflante.
Elle gloussa d'aise à cette pensée.
Les yeux sombres se plantèrent dans les siens.
— Quelque chose te fait rire ?
— Je suis belle, comme ça, sourit-elle en l'embrassant.
Il ne lui laissa pas le temps de faire d'autres considérations, et la prit plus fort, brutalement, glissant entre eux une main qui alla trouver son clitoris, et elle tenta désespérément d'étouffer ses gémissements contre son épaule. Elle attrapa la peau de son amant entre ses dents, mordit et aspira, laissant un suçon au creux de son cou, en souvenir d'une de ses plus belles ivresses.
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