Chapitre IV : Les Fêlures

Pas un son. Pas un rayon de lune. La nuit ce soir là était immatérielle. Enveloppante mais inexistante, à l'image de ceux qui y circulaient.

Ce ne fût pourtant pas un rêve quand ils se croisèrent. Il entendit un pas claudiquant sur les pavés et sut qu'une femme était sur le point d'apparaître à l'angle de la façade à sa droite. Un rire résonna dans la rue voisine, un rire usé qui égratignait l'espace.

Instantanément il comprit.

Ce rire le figea.

Il reconnaissait ce rire.

Et quand une ombre à peine plus noir que la nuit fit un mouvement hors de l'angle, les mots sortirent d'eux-mêmes.

- Pourquoi tu riais ?

Oui, c'est la première chose qu'il avait dit. Il se sentit bizarre, il ne savait pas pourquoi il avait demandé ça en premier. Pas un Comment tu t'appelles, pas un Bonjour, pas un Où étais tu passée, pas un D'où es-tu venue. Ce qui l'intéressait à ce moment précis, c'était de savoir pourquoi son rire a écrasé l'aube, a prolongé la nuit.

- Parce que je pensais à toi.

Ah.

Le bruit et la vie ont tout les vices et les tromperies, et le silence et la mort toutes les sincérités.

C'est rare, une voix qui brise le silence sans l'humilier.

Le plus souvent, les voix ne brisent le silence que pour démentir ses vérités.

Mais ils ne s'étaient pas mentis l'un a l'autre, ni par une question futile ni par une réponse qui, si elle avait été toute autre que celle-ci, cette histoire ne se serait jamais passé.

Elle marchait et elle se disait qu'elle aimait rire. Et comme elle se disait ça, elle pensa à son grand père, elle pensa à son enfance, et elle pensa à lui, au premier homme qui l'avais fait rire depuis les funérailles.

Et elle avait rit, sans savoir pourquoi.

Peut-être parce que l'image de l'homme, qu'elle savait condamné à l'état de souvenir, la désœuvrait tellement que ce désœuvrement ne s'exprimait qu'à travers les fissures du rire ou des larmes.

Et je tiens à dire que ce récit est à l'image de cet échange "Pourquoi tu riais?" "Parce que je pensais à toi".
Il n'aurait jamais eu lieu sans deux éléments mortels, l'honnêteté et la violence. La violence éternelle de l'honnêteté.

- Tu n'es pas ivre ce soir ? interrogea- t-il, mettant un soin minutieux dans sa locution.

- Quand même un peu, puisque je riais.

- Pourquoi pas plus ?

- Tu me ferait donc une apologie de l'ivresse à ton tour ?

- Un peu, puisque tu as un beau rire.

Ania avait un rire que l'on assimilait pas habituellement au féminin, un rire haut et fort, qui déployait la gorge, un rire rauque qui évoquait une pluie de pierre.

- Et toi, tu es ivre ce soir ? dit-elle à son tour.

- De ton rire seulement.

- C'est beaucoup ça !

Elle eut ce même geste précieux de pencher son visage de côté en faisant suivre sa chevelure que durant la nuit de leur rencontre. Et s'il avait pu le voir il l'aurait sans doute embrassée sur le champ.

Sans rien dire, Il alla s'adosser au mur, le pas mesuré afin que les grosses bottes de cuir ne fassent pas leur vacarme d'autorité habituel. Il voulait par cet acte de prendre place contre un mur, lui signifier de prolonger cette entrevue, et quand elle accepta cette requête silencieuse et vint le rejoindre sous le mur, il eut un sourire pour lui même.

- Et puis... après tout, on est toujours un peu ivre quand on se parle dans le noir. Quand on ne voit pas le corps on sent l'âme.

Il médita ces paroles un instant, avant de se décider à plonger plus avant dans cette âme.

- Tu n'as pas répondue à ma question, fit-il remarquer.

- Je n'était pas ivre, parce que j'ai besoin de me souvenir.

- te souvenir de quoi ?

Et, comme au premier soir où elle avait cédé à l'indulgence de ses yeux, ce soir elle céda à celle de sa voix, une voix grave et profonde, qu'il essayait d'adoucir pour elle, pour qu'elle ne résonne pas trop fort et ne la fasse pas fuir, qu'elle ne brise pas cet instant fragile, pour qu'elle ne domine pas sa voix à elle, beaucoup moins contrôlée que la sienne, sa voix à elle qui emplissait tout le vide et à qui il ne voulait pas enlever d'espace.

- Me souvenir de l'enfant que j'étais...elle, elle savait rire.

Il réfléchit. Savoir rire...

La dernière fois qu'il avait ri, c'était avec cette même femme qu'il pensait ne jamais revoir.

- Comment est ce qu'on sait rire ?

- On sait rire quand on rit avec courage. Parce que les monstres ont peur du rire, et...que... qu'à chaque gloussements il faut être prêt à payer d'un sanglot.

- Fatalement ? s'étonna-t-il.

- Fatalement, sa voix c'était adoucie pour asséner ce mot.

- Je ne t'ai jamais fait pleurer ?

- Mais si ! Enfin, pas encore, mais le moment viendra. Parce que ...j'ai su rire avec toi, donc je pleurerai.

- Fatalement ?

- mais oui ! elle déploya gentiment son rire.

- Comment s'appelle celle que je vais fatalement faire pleurer ?

- Ania. Tu pleurera aussi pour moi...?

- Isaac. Peut-être. Je ne pense pas.

- Pourquoi ?

- Parce-que je ris sans courage, mon ange.

- Tu as pourtant l'air courageux.

- Suicidaire. C'est facile de confondre, il rit, le cœur battant un peu plus fort.

Isaac se demanda en lui même d'où lui venaient ses mots étrangers. Il n'avait jamais pensé à lui même comme à un suicidaire...mais...ça semblait pourtant être tout à fait juste. Et le constat l'empli d'euphorie.

- T'as un drôle d'accent, releva-t-elle.

- Je viens de loin, répondit-il simplement.

- C'est où ça ?

- Un petit village perdu. J'y ai passé toute mon enfance...et puis...j'ai voyagé.

- Tu es en voyage, là ?

- En quelque sorte.

- Moi aussi je suis en "quelque sorte" en voyage. Et moi aussi je viens d'un petit village. Et puis...en quelques sorte en voyage. ça veut dire qu'on est perdus, pas vrai mon ange ?

Elle eut un plaisir immense à faire rouler les syllabes mmon.an.ge. sur sa langue. Et un léger sourire se dessina sur les lèvres d'Isaac.

Il tendit la main à sa droite, et du bout de ses longs doigts froids frôla la main d'Ania.

Elle ferma les yeux, s'accordant un moment d'immobilité, fascinée par la sensation de la peau rêche contre sa main douce et soignée, ensuite ses doigts se tendirent pour caresser le dos de la main d'Isaac. On entendait que leurs respirations dans la nuit.

- Tu crois au destin ? Interrogea-t-elle, la voix pas plus haute qu'un soupir.

- Juste pour ce soir, peut être, murmura-t-il dans une expiration.

Ils restèrent un instant ainsi sans bouger, sans se regarder, à sentir leurs âmes et leurs mains se frôler. C'était un délice.

Après une dernière caresse plus appuyée, Ania éloigna sa main.

Il entendit un cliquetis près de lui, d'une petite boîte métallique qui s'ouvre par l'automatisme d'un ressort qui rejette le couvercle en arrière. L'ombre d'Ania bougeait, esquissant le mouvement de déposer une cigarette entre les lèvres.

- Non. Attends, dit-il plus fort qu'il ne l'avait voulut.

- Tu en veux une ?

- Pas de lumière. Restons dans le noir.

- Pourquoi ?

- Montrer son visage c'est pour les gens qui s'aiment. Pas pour ceux qui s'épanchent, mon ange.

Si elle le voyait à la pointe de sa cigarette, ils ne se comprendraient plus aussi bien.

La boîte de métal se referma dans un déclic argentin. Il savait qu'il ne pourrait pas retarder la lumière pour toujours, il aurait pû s'enfuir à cet instant même, et sauvegarder le calme de la nuit. Mais il ne le fit pas.

- J'aurais bien aimée être amoureuse de toi, soupira-t-elle presque pour elle même.

- C'est un superbe compliment, mon ange.

Un chien aboya. La rue était petite et évoluait en pente entre deux grands bâtiments, ce qui la gardait ombragée même au Zenith. Le ciel s'éclaircissait imperceptiblement au dessus d'eux, annonçant l'aube prochaine.

- je veux t'embrasser. Tu acceptes ? dit-il tout d'un coup.

- Bien sûr.

- donne moi tes mains, réclama-t-il encore.

- Pourquoi ?

- Parce que je n'ai jamais rien voulut de plus que t'embrasser, mais j'ai une condition.

- Quelle nuit étrange, elle lui donna ses mains jointes, sans attendre d'explication.

- Je vais continuer de tenir tes mains, n'essaye pas de me toucher.

- D'accord.

- Merci, mon Ange.

Il se mit face à elle, sa carrure effaça le ciel du champ de vision d'Ania, mais qu'importait, elle avait déjà fermé les yeux.

Il se courba lentement vers son visage, commença par doucement frôler de sa bouche son front, puis ses yeux clos, puis ses joues et sa mâchoire, respirant l'arrangement parfumé mêlant l'océan à l'aubépine et à l'anis qui émanait du creux de son cou.

Puis tout doucement, il appuya ses lèvres contre les siennes. Un instant se passa, un instant qu'ils passèrent à trembler l'un contre l'autre, à se tendre de tout leurs êtres vers l'autre. Puis sa langue très tendrement vint caresser les lèvres, qui s'entrouvrirent dans un soupir de désir. Les mains d'Ania tentèrent un mouvement instinctif qu'il empêcha, et résignée, elle se mit à caresser de ses pouces la main qui gardait les siennes prisonnières.

À parler on voit l'âme et à s'embrasser on la sent.

Une seule condition à ces deux accomplissements, le noir. Parce que l'être humain est superficiel. C'est pour ça qu'on ferme les yeux durant un baiser.

C'est pour ça qu'on s'embrasse avant de se rentrer l'un dans l'autre.

Pour former un pacte noble avant de plonger dans l'obscénité.

C'est pour ça qu'Irma et Isaac ne s'étaient jamais embrassés.

La deuxième main d'Isaac se promenait sur la nuque douce et ombragée de duvet, et ses longs doigts prenaient parfois au piège une boucle turbulente. Il caressait les joues fiévreuses, et la gorge où il pouvait sentir le sang battre sous sa paume. Ses doigts se fermèrent doucement autour du cou, sans serrer d'abord, juste parce qu'il était fasciné par ce sang qui battait rageusement sous son emprise, et par Ania qui se donnait toute entière dans ce baiser, offrant ses mains en otages, offrant son âme en partage. il serra légèrement sa prise, et il prendrait tout.

C'était la bonne manière d'embrasser pour elle, elle ne l'avait jamais découvert jusqu'à lors, mais c'était soit respirer soit embrasser, il était absurde de faire les deux en même temps. Il était absurde de continuer à vivre quand on se perd dans l'autre. Leurs bouches se rencontraient maintenant avec une rage dédoublée de se mêler à l'autre.

Ce ne fut que lorsqu'elle enfonça sans retenue ses ongles pointus dans le dos de la main d'Isaac parce qu'elle n'avait décidément plus aucune ressource vitale à lui offrir, qu'il relâcha sa gorge et très lentement sépara leurs lèvres.

Il glissa rapidement son bras entre le dos de la jeune femme et la pierre quand elle laissa son corps retomber en arrière vers le mur, les jambes faibles et les yeux toujours clos, et alla se ranger à côté d'elle.

Le soleil était maintenant a mi-chemin sur la bande sombre qui sépare cieux et terre.

Le ciel n'avait ni le le noir de la nuit ni la lumière du jour. Il était souffrant et entre deux âges.

Ce trou de solitude qui n'abrite ni mort ni vie, ça s'appelle l'aube.

L'aube est une ignominie qui ne fait qu'annoncer, drapé dans une beauté avare qui fait trembler les murs du silence, que le soleil se lève une fois encore, et que bientôt on ne pourra plus s'enfuir, plus se cacher entre les bras d'une prostituée ou d'une femme. On ne pourra plus espérer mourir dans cette chaleur là, et que le temps s'y arrête. Qu'après l'extase ne vienne jamais l'impact fatale, entre un soleil cruel et une âme recroquevillée.

Ils se sont croisés alors que la vie n'avait pas encore commencée. Ce qui se passe avant l'aube, au milieu de la nuit, n'est qu'une parenthèse dont on pourra juger de l'importance quand le soleil réapparaîtra.

- Tu m'as menti...la voix d'Ania tremblait d'horreur.

Les fêlures sont pires que les brisures.
Les brisures sont violentes, douloureuses, soudaines, et leurs douleurs s'atténuent à la fin du déluge. Un barrage explosé s'écoule, détruit et la catastrophe est finie assez vite si on y pense. Il reste les ruines et on peut maintenant reconstruire si on en a la force. Par exemple la mort du grand père d'Ania était une brisure. La perte de son enfant avait été une brisure.

Mais les fêlures...Un barrage dont un filé de poison s'échappe éternellement, et pourri vicieusement tout ce qu'il touche, pendant des années et des siècles...

- Tu n'as pas cru nécessaire de me le dire ?

- Tu l'as dit toi même, il n'y a plus de guerre.

Elle le dévisageait, appuyé contre le mur, habillé d'un uniforme militaire et la veste sertie de l'emblème de son grade.

- Il y a toujours de l'honneur, cracha-t-elle. Tu es un monstre ! s'indigna-t-elle encore, en le balayant tout entier d'un geste méprisant du bras.

Il ne riposta à rien. Jusqu'à ce que le soleil non satisfait de détruire les rêves de tout les endormi, immiça un rayon dans la ruelle, qui passa en travers de l'anneau diamanté qu'Ania portait à l'annulaire.

- L'honneur, hein ? Dit-il amèrement, en la dévisageant à son tour. D'un coup il ne faisait plus attention à sa diction, et son accent ressurgussait dédoublé, et sa voix ne cherchait plus à s'adoucir pour Ania, elle résonna dans le silence, avec une autorité de général d'armée.

Son rire explosa au soleil levant.

Rire et pleurer uniquement à des heures alternatives de l'existence, ce sont les ultimes fêlures de l'âme. Les rires qui secouent le cœur dans le tremblement douloureux de la poitrine, et pareillement les pleurs étranglés.

Ils avaient consumé ce qu'il y avait de plus pur dans leur rencontre. Et maintenant...

Elle s'enfuit, les larmes aux yeux.

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