Chapitre 7 - Isaac

— Je t'avais bien dit qu'on se retrouverait, murmuré-je en embrassant l'amour de ma vie du regard.

Je suis arrivé il y a une vingtaine de minutes chez Aaly, sans déceler la moindre trace du passage d'Eleanora. Quand j'ai vu sa chevelure rousse s'élever parmi la foule il y a deux minutes, j'ai pourtant su.

Que c'était elle.

Qu'il était grand temps que je la rattrape enfin.

Nos regards s'accrochent pendant des secondes qui me semblent durer une éternité. J'ai tant rêvé d'avoir la chance de me perdre de nouveau dans ce regard émeraude que je ne parviens pas à détourner les yeux, même quand le visage d'Eleanora se durcit.

— Et je t'avais dit que je ne croyais pas à ces conneries, crache-t-elle entre ses dents.

Elle me fusille du regard et me lance sa bière à la figure. Pétrifié, je ne parviens même pas à cligner des yeux quand la boisson m'aveugle. Eleanora passe devant moi en me bousculant l'épaule, et la douleur s'élançant dans mon bras me tire de ma léthargie. Je secoue la tête et me retourne, constatant – autant par mes yeux que mes oreilles – que la porte grise vient d'être violemment claquée.

Je sens que le silence s'impose dans l'appartement, malgré la musique qui continue son rythme sans se soucier des drames habitant la vie des gens qu'elle divertit.

Sans répondre au regard peiné d'Aaly, j'ouvre la porte à toute vitesse et m'élance dans le couloir. Eleanora n'est pas dans mon champ de vision mais l'écho s'élevant dans les escaliers m'indique très clairement où elle est partie.

Il me faut à peine trois minutes pour la rattraper, et sa persévérance nous amène dehors. Sentant ma présence dans son dos, elle décide de s'arrêter au lieu de continuer de me fuir.

Elle se retourne vers moi, ses yeux rougis par une douleur et une colère qui me sont étrangères. La jeune femme m'est pratiquement méconnaissable.

Où sont passés ses sourires, sa joie de vivre ?

— Cette règle était débile ! attaque-t-elle la première, se rapprochant de moi pour me déverser sa haine à la figure. Je n'aurais jamais dû t'écouter, Isaac. J'ai vraiment été la dernière des connes.

Je cligne des yeux, abasourdi par la violence qui fait trembler sa voix et qui accentue l'humidité de ses iris. J'ouvre la bouche pour répliquer quelque chose, mais aucun mot ne me traverse l'esprit. Que pourrais-je lui répondre ? Sa souffrance parle, et je suis bien placé pour savoir à quel point il est impossible de faire entendre raison à quelqu'un dans de telles conditions.

La joie qui m'habitait depuis mon arrivée à Londres s'amoindrit en un claquement de doigt. J'essaie d'assumer le coup du mieux que je peux. Aaly m'avait prévenu, pourtant. Je ne m'attendais pas à ce qu'Eleanora me saute dans les bras comme si ces dernières années ne s'étaient pas écoulées dans l'absence de l'autre. Je ne m'attendais pas non plus à ce que notre relation reprenne là où nous l'avions laissée en Namibie, parfaitement intacte.

Mais j'espérais plus.

Je pensais retrouver la femme que j'avais quittée il y a cinq années à cause de nos devoirs respectifs.

La femme que j'aime, putain.

Mon cœur se comprime douloureusement alors qu'Eleanora continue de me dévisager comme un inconnu. Je peine à déglutir, à supporter son regard.

En fin de compte, peut-être bien que je m'attendais à ce qu'elle me saute dans les bras. Depuis que je l'ai vue, je ne rêve que d'une seule chose : l'étreindre pour m'assurer qu'elle est bien réelle. Qu'elle se trouve bien à seulement deux mètres de moi.

— Je suis là, maintenant, tempéré-je en faisant un pas incertain vers elle. Et si on discu...

— C'est trop facile, Isaac, commente-t-elle en me dévisageant avec dégoût. T'as cinq putains d'années de retard. Il n'y a plus rien pour toi ici, tu peux repartir à Boston.

Je tente de ne pas me laisser impressionner par la sécheresse de sa voix et les répercussions qu'elle a sur mon cœur. Je vais être fort parce que cet amour mérite d'être sauvé. Il en a toujours valu la peine.

— Je t'avais promis que je reviendrais, argumenté-je, tentant le tout pour le tout pour la faire changer d'avis.

Je veux juste que ses yeux s'adoucissent, qu'un sourire franchisse ses lèvres. Qu'elle me donne le sentiment d'avoir espéré mon retour aussi longtemps que je l'ai fait.

— Je n'ai jamais promis que je t'attendrais.

Je soupire entre mes dents serrées, passant une main crispée dans ma chevelure brune. Je m'adosse contre le mur et la lâche du regard un instant pour tenter de remettre de l'ordre dans mes pensées chaotiques.

Elle dit me détester, mais ne fait rien pour tenter de me fuir.

Elle dit me détester, mais on ne déteste que les gens qu'on a un jour aimé.

Elle dit me détester, parce qu'il était plus simple de me haïr que d'aimer un fantôme.

J'étais convaincu d'avoir pris la meilleure décision pour nous deux ce soir-là. Est-ce que je m'étais trompé ? Qu'est-ce que j'ai loupé, il y a cinq ans ?

Sa souffrance. La tristesse dans ses yeux lors de la soirée de remerciements, puis lorsque nous nous sommes quittés à l'aéroport. Je lui disais au revoir alors qu'elle me faisait ses adieux. Ses yeux me suppliaient de la garder auprès de moi un petit peu plus longtemps alors que j'étais déjà focalisé sur nos retrouvailles futures.

Je me racle la gorge alors qu'Eleanora attend impatiemment que je réponde quelque chose. Elle n'a pas fui. Ce premier constat me soulage. Je la surprends en train de me dévisager attentivement, cherchant peut-être à déterminer les changements qui se sont opérés chez moi depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. Son nez se plisse quand nos yeux se croisent, mettant en valeur les taches de rousseur parsemées sur son doux visage blanc. Ses cheveux roux sont aussi beaux que je m'en rappelle, aussi envoûtants que des flammes isolées dans un hiver froid. Quant à ces yeux... il fut un jour où je savais les déchiffrer rien qu'en y plongeant les miens.

— Je suis désolé que tu aies tant souffert par ma faute, Elean...

Mes excuses sont coupées court par un rire sans joie s'élevant de ses lèvres roses. Je me mords la lèvre inférieure, de plus en plus perdu. La femme que j'ai aimée est-elle perdue à tout jamais ? Je ne sais plus comment me comporter pour atténuer cette tension régnant entre nous deux pour la toute première fois.

— Non, Isaac. Pourquoi tout le monde continue de penser que te perdre a été le drame de ma vie ? Pourquoi serais-tu à l'origine de toutes mes blessures ? On n'est pas dans une putain de comédie romantique où ma vie a été régie par l'attachement que je vouais à un amour impossible.

Mon cœur bat à toute vitesse dans ma cage thoracique. Il me manque la plus grande partie de l'histoire pour parvenir à reconstituer le puzzle que représente désormais Eleanora. Que s'est-il passé ? Que m'a-t-elle caché pendant ces trois mois passés ensemble ?

— J'ai perdu tout le monde, Isaac ! explose-t-elle sans que je n'aie eu le temps de poser la moindre question. Je l'ai perdu, lui, alors que j'avais promis de trouver un moyen de le sauver. Je l'ai détruite, elle, en cherchant un moyen de la sauver. Je me suis propulsée dans mes propres enfers et je ne peux pas en sortir. Tu sais pourquoi ? Quand on est jeune, on est complètement inconscient. Comment ai-je pu croire que j'étais de taille à affronter ce monde de merde ?

Des larmes roulent de nouveau le long de ses joues, et je ne suis pas certain qu'elle s'en rende compte. Je voudrais la consoler mais ses révélations m'explosent à la figure comme une bombe. De qui parle-t-elle ? Un homme l'attendait-elle à Edimbourg ? Est-ce pour cela qu'elle a refusé de me rejoindre à Boston ? Qui est ce elle ?

— Tu sais pourquoi je t'en veux, Isaac ? J'ai dû affronter le plus grand drame de ma vie livrée à moi-même, et la seule personne que je désirais avoir auprès de moi se trouvait à des milliers de kilomètres. La douleur me terrassait et tout ce que je demandais, c'était d'être épargnée. Juste un petit peu plus longtemps... Juste pour croire qu'un jour, les choses s'arrangeraient.

Les battements de mon cœur reprennent un rythme plus convenable. Elle me voulait, moi. Je ne tire aucune satisfaction d'apprendre que mon absence a été perçue comme un abandon.

Mais au moins elle me voulait moi.

Son regard vert se redresse vers moi, furieux et peiné. Je sens que je ne vais pas autant apprécier ce qui va suivre.

— Tu sais ce que j'ai fait, Isaac ? Je suis montée dans ce putain d'avion pour Boston avec toutes mes économies. Pour toi. C'était de la folie, mais je devais tenter de te retrouver. Je me suis dit que finalement, on n'avait plus aucune raison d'être séparé. Que je pouvais quitter l'Ecosse, quitter l'Europe, pour toi.

Je mine la surprise que sa révélation devrait déclencher. Elle n'a pas besoin de savoir que je savais... je savais qu'elle était venue à moi. Et que la laisser repartir fut l'un des choix les plus durs de ma vie. Je me rappelle encore l'émotion qui m'avait submergé quand je l'avais aperçue à cette soirée totalement par hasard.

L'amour m'avait envahi, avant que la peur ne me fasse perdre tous mes moyens.

Il ne devait rien savoir. Pas sur elle...

— Eleonora... murmuré-je, attendri par ses confessions.

Elle secoue violemment sa tête, balançant sa chevelure rousse devant ses yeux. Ses mains commencent à trembler et son teint à pâlir, contrastant considérablement avec la rougeur passée de ses joues. Se rend-elle au moins compte qu'elle pousse son corps dans ses derniers retranchements et qu'elle risque de faire un malaise à tout moment ? Je garde un œil attentif sur elle, pour la rattraper au moindre signe de chute.

— Tu sais ce qui est le plus minable dans tout ça ? Je t'ai trouvé, Isaac. Je suis tombée sur toi par hasard lors d'une soirée organisée par ta faculté, quatre jours après mon arrivée. Tout le monde parlait du prometteur Isaac Suko avec une telle fierté que je partageais. Tout allait rentrer dans l'ordre, j'en étais persuadée. Quand je t'ai trouvé, tu étais trop occupé à rouler une pelle à ta conquête pour me prêter la moindre attention ! Tu trahissais tes promesses quelques mois après les avoir prononcées.

Je laisse échapper une grimace amère. Il est vrai que je suis allé à quelques soirées étudiantes où j'ai bu plus que de raison. Il est vrai que je me suis laissé aller à la tentation de sentir un corps contre le mien quelques fois, parce que j'avais besoin de combler ce manque que son départ a laissé. Mais on n'était plus ensemble, et je n'ai jamais trahi l'amour que je lui porte. Ces trois petits mots, elle est la seule à les avoir jamais entendus de ma bouche.

— Nora, je pensais chacun des mots que je t'ai dit ce soir-là, confié-je à cœur ouvert. On avait besoin de temps. Je savais qu'on se retrouverait, tout comme je savais que...

— Non ! Tu ne le savais pas, justement ! Tu t'en es remis au hasard alors que moi, je t'aimais !    Tu as mis notre relation en péril ! Tu as pris le risque de tout perdre ce soir-là, à commencer par moi !

— J'ai pris le risque de nous assurer un bonheur à long terme ! répliqué-je en haussant la voix. Les relations à distance ne sont faites ni pour toi, ni pour moi, et je n'étais pas prêt à passer à côté des opportunités qui se sont présentées à moi. On a fait les choix que les jeunes font ; on s'est construit un avenir pour nous-même.

Un gémissement s'échappe de ses lèvres alors qu'elle saisit son visage entre ses deux mains. Elle marmonne des propos inintelligibles, avant de murmurer d'une voix brisée :

— Je n'ai fait que détruire le mien.

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Que j'ai tout raté, Isaac ! hurle-t-elle en suffoquant à cause des pleurs qui semblent ne plus vouloir la laisser en paix. J'ai perdu les personnes que j'aimais le plus sur cette planète, j'ai échoué à poursuivre le seul rêve que je m'étais autorisé à avoir, j'ai...

Eleanora secoue la tête comme si toutes ses émotions se mélangeaient dans son esprit et qu'elle ne savait plus vraiment où elle en est.

— Tu n'aurais pas dû revenir, Isaac, affirme-t-elle en passant une main tremblante sur ses joues rouges. J'ai un copain, j'ai une vie ici.

— Je pensais ce que je t'ai dit il y a cinq ans, répété-je, sentant mon cœur se briser en mille morceaux.

Elle ne changera pas d'avis... je ne la ferai pas changer d'avis.

J'ai joué, et j'ai perdu.

— Moi aussi, je le pensais. Cette idée était de la folie, je ne sais même pas pourquoi j'ai fini par croire que ça pouvait marcher. Cinq années, c'est long, Isaac. On aurait très bien pu ne jamais se revoir, je n'allais pas attendre un mec qui n'était pas prêt à avoir une relation sérieuse avec moi !

— J'étais prêt...

— Non ! Non, tu n'étais pas prêt. Et maintenant je ne veux plus te voir, Isaac.

— Laisse-moi une chance de t'ex...

— C'est trop tard, Isaac. Beaucoup trop tard. Ne viens pas récupérer un cœur que tu as toi-même brisé.

Elle me plante comme un con, seul, alors que des gouttes de pluie commencent à se déverser sur mes joues. Je suis son dos des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse au carrefour le plus proche. Je ne sais pas comment réagir, alors j'attends.

Cinq minutes, dix minutes.

Quand je me remets de mes émotions, j'adresse un message à Aaly. Je crois qu'il serait judicieux qu'elle aille s'assurer de l'état d'Eleanora et lui apporter son soutien. La femme qui a animé chacun de mes plus grands rêves a été claire : j'ai perdu ce droit le jour où j'ai probablement commis la plus grande erreur de ma vie.


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Coucou !

Hihi j'espère que vous ne m'en voulez pas trop ! La suite promet d'être explosive en tout cas !

Bonne semaine à vous ! 

Maïa


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