Chapitre 28 - Isaac

— Tu es responsable de ma chute, Isaac. Je serai responsable de la tienne.

Un long frisson dévale mon dos. Les mots se meurent au fond de ma gorge.

J'ai été trop souvent témoin de la cruauté de cet homme pour oser penser que cette menace n'en est pas une. Il a entretenu cette promesse morbide des années durant, et aujourd'hui libre de toute chaîne, il revient me hanter comme le méchant monstre dans un cauchemar.

Mais ce n'est pas un cauchemar, pas cette fois. Il va me détruire, et pire encore. Naïf, je l'avais oublié.

Il lève le canon de son arme vers moi. Désabusé, il ne me vient même pas à l'esprit d'agir pour me garantir l'utopie d'une survie. Ces secondes seront les dernières que je vivrai, et rien ne pourra changer cela.

BOUM.

La balle est partie. La douille glisse au sol dans un tintement métallique, venant me troubler plus que de raison. Je la fixe jusqu'à ce que la douleur me percute, jusqu'à ce que le souffle me manque, jusqu'à ce que la mort m'accueille.

Mais rien ne se produit.

Je baisse les yeux sur mon corps épargné sans dissimuler mon incompréhension. Une lueur amuse le regard de mon père. Il n'a pas pu rater sa cible, c'est impossible ! Et sa cible, c'était moi. Ça a toujours été moi.

Non ?

Lorsque je remarque que son attention est accaparée quelques mètres plus loin, je fais le choix de me retourner pour me confronter à la réalité. Pour comprendre qui fut la victime de cet impact, puisque de toute évidence... ce n'était pas moi.

Je n'ai pas fini de tourner la tête qu'une douleur me broie le cœur. Parce que je comprends, en voyant ce corps inanimé sur une flaque de sang trop grande, que j'étais bien la cible de mon père. Mais que ce n'est pas mon corps qu'il a voulu meurtrir. C'était mon âme.

Rien ne sera plus jamais comme avant.

La chevelure rousse de la victime encadre un visage doux tourné vers moi, mais qui ne me cache rien des blessures qui l'ont condamnée. Aucun détail ne m'échappe. Ni la blessure béante qui luit à son front, ni le regard froid et sans vie avec lequel elle m'accueille. Son corps si fébrile est affalé au sol, une main tendue dans ma direction.

Je m'écroule d'effrois.

Nora, ma douce Nora.

Je te demande pardon.

J'ignore si ce sont les sanglots qui me réveillent, ou le manque d'air alimentant mes poumons. En tout cas, quand je rouvre les yeux, mon premier réflexe est de rouler sur le côté pour retrouver mon souffle.

Je lutte contre ce cauchemar sans totalement comprendre qu'il en était un, et je laisse les larmes dévaler mes joues pour évacuer ma peur. Les gouttes d'eau salée qui coulent de mes yeux me tirent des gémissements que je ne contrôle même pas, et je finis par enfouir ma tête sous un oreiller pour devenir sourd à cette douleur.

Isaac, ressaisis-toi.

Je tends mon bras à droite pour venir chercher du réconfort en la présence d'Eleanora, la seule personne en cet instant capable d'apaiser mes craintes. Elle va bien, elle est à côté de moi, et rien de ce que j'ai imaginé n'est réel.

Sauf que j'ai beau tendre le bras, mes doigts continuent de se refermer sur le vide.

Je me redresse en sursaut, faisant virevolter le coussin de l'autre côté de la pièce. La place à droite est vide. Pourquoi est-elle vide ? Où est Eleanora ? Pourquoi n'est-elle pas là ? Elle devrait être là.

Eleanora.

L'angoisse resserre sa prise sur ma poitrine, faisant réapparaître des larmes au coin de mes yeux. Je repousse le drap et ouvre la porte à la volée, sans me soucier du soleil qui inonde le couloir et me brûle les rétines. Je dévale dans le salon avec l'air le plus pathétique possible. Et je m'écroule pratiquement sur place lorsque je constate que seule ma mère occupe la pièce.

— Isaac ? Que se passe-t-il mon chéri ?

Eleanora devrait être là. C'était un cauchemar.

A moins que je ne me trompe, et qu'il s'agisse d'un souvenir ? Que s'est-il passé la nuit dernière ? Et celle d'avant ? Le temps s'écoule si étrangement depuis le mariage de Lana il y a quatre jours que je n'ai plus de repères auxquels me rattacher.

Eleanora....

— Nora... Elle... Il...

Il l'a tuée. Je l'ai vu.

Vérité ou mauvais rêve ? Je n'ai pas la force de demander.

Alors j'explose en sanglots.

— Oh Isaac...

Ma mère abandonne ce qu'elle était en train de faire pour accourir vers moi et me prendre dans ses bras. Je m'écroule dans cette étreinte à laquelle je n'ai jamais vraiment eu le droit, le cœur meurtri par des mots que je ne réussis pas à murmurer.

— Isaac. Nora va bien, elle est allée se promener sur la plage avec Adrian. Elle va bien, répète-t-elle en constatant que ma respiration ralentit à mesure que je l'entends me parler.

J'acquiesce distraitement, et sans m'en rendre compte, je suis déjà debout. Je repousse les explications de ma mère et cours vers les baies vitrées qui me séparent de ma compagne.

J'ai besoin que ma mère dise la vérité. Mais je ne le croirai qu'une fois qu'Eleanora sera devant moi.

Vivante.

Malgré la fatigue que je ressens, j'étais prêt à arpenter l'île en moins d'une heure pour retrouver les deux lève-tôt. Bien heureusement pour ma santé mentale, il ne me faut même pas sept minutes pour tomber sur eux. Adri me voit bien avant Eleanora, et il arque un sourcil inquisiteur lorsqu'il me voit débarquer dans un état lamentable. Je discerne une bribe d'inquiétude naître dans son regard, mais je n'ai pas la force de l'apaiser.

D'abord, c'est moi, que je dois calmer.

J'accueille Eleanora dans mes bras à la seconde où elle se retourne pour voir ce qui accapare l'attention de mon meilleur ami. Elle a un cri de peur lorsque je l'enserre, qui se transforme en un doux câlin lorsqu'elle comprend que ce n'est que moi. Je ferme les yeux et plonge mes narines dans ses cheveux roux qui sentent la noix de coco, la mer, la vie.

De nouvelles larmes dévalent mes joues.

— Isaac ? Est-ce que tout va bien, mon amour ?

J'aimerais répondre, la rassurer, mais je n'ai pas encore profité de l'apaisement que sa présence m'apporte. Je la serre plus fort encore, trop fort même sûrement, mais Nora doit comprendre combien j'en ai besoin parce qu'elle me serre avec autant d'hardiesse que moi.

Nous restons plusieurs minutes protégés par l'étreinte de l'autre, réchauffés par un soleil levant, bercé par une mer constante.

J'ignore si Adrian est toujours témoin de ce spectacle. Le connaissant, j'en doute fort. Il a dû s'éclipser à la seconde où il s'est senti de trop. A la seconde où mon inquiétude pour Eleanora lui a provoqué une inquiétude pour Lana.

— J'ai fait un cauchemar, laissé-je échapper après être parvenu à me calmer. Il... Tu...

Non, décidément, je ne peux pas prononcer ces mots.

— Isaac, murmure Nora comme si elle avait compris le silence que cachaient mes larmes. Je vais bien.

Elle recule d'un pas en tenant fermement mes mains pour que mes yeux puissent l'embrasser entièrement. Elle plonge son regard dans le mien, accentue la prise de nos mains enlacées, et me répète :

— Je vais bien. Tu peux le constater par toi-même.

Doucement, comme si elle craignait que je ne prenne peur, elle guide mes mains le long de ses bras, de son ventre, avant de les faire remonter jusqu'à son visage. Je me perds un instant dans cette contemplation, jusqu'à ce que ses lèvres viennent caresser les miennes, mettant un terme à mes dernières craintes.

Elle est réelle. Nous sommes réels.

Lorsqu'elle s'écarte, elle nous invite à nous asseoir sur le sable frais pour contempler la mer venir jusqu'à nos pieds. Ce moment me rappelle celui que j'ai échangé avec Lana et ma mère il y a quelques jours : même lieu, mêmes craintes.

Eleanora pose sa tête au creux de mon épaule et entrelace nos doigts entre deux corps.

— Je suis désolée de ne pas avoir été là pour chasser ce vilain songe.

— Tu es là maintenant.

— J'aimerais être là tout le temps.

Elle laisse passer quelques secondes, avant de reprendre :

— Dans quelques mois à peine, tu t'envoleras pour la Namibie. Loin de moi. Si je le pouvais, je t'accompagnerais...

Je ne sais pas si je suis prêt pour un changement si brusque de sujet, mais je ne sais pas non plus si je suis de taille à entretenir de tels démons. Après une seconde d'hésitation dont je profite pour sécher mes dernières larmes, je décide d'accueillir cette nouvelle discussion avec soulagement.

— Tu peux m'accompagner.

Eleanora m'adresse un sourire triste.

— Pas sans sacrifier ma carrière et les engagements que j'ai tenus autour de moi.

Je m'attendais à cette réponse. Ce n'est pas la première fois que nous évoquons le sujet. Je me frotte les yeux pour remettre de l'ordre dans mes pensées, et me rappeler toutes les raisons pour lesquelles Eleanora refuse de me suivre en Namibie.

— Auprès de Rose ?

J'imagine mal sa patronne sauter de joie à l'idée que l'une de ses meilleures recrues disparaisse quelques temps, mais elle aime tellement la compagnie de Nora que je sais sans l'ombre d'un doute qu'elle retrouverait son poste sans soucis si elle décidait de me suivre dans cette aventure.

— Auprès de Rose et de toutes les boules de poils dont nous nous occupons. Un animal, c'est sensible. Il faut du temps pour les apprivoiser, encore plus pour gagner leur confiance. Je ne peux... je ne peux pas me permettre de ruiner ça. De ruiner ce rêve-là.

Je sais la valeur de cette dernière phrase. Elle en a déjà sacrifié tellement, des rêves.

— Tu penses les recroiser, dans un village ?

Il me faut quelques secondes pour comprendre ce qu'elle cherche à me dire à travers ce sous-entendu.

— Les orphelins ?

Eleanora me fait les gros yeux.

— Les enfants. Nemo, Dhakiya, Sanyu et Iansã...

— Je ne sais pas. Notre circuit est pensé comme une route itinérante à travers tout le pays, et même si nous n'avons pas encore le nom des campements précis, il est fort possible que nous passions assez proche de leur village. Mais j'ignore si je les verrai. Le temps a passé, ils ont grandi. Ils aspiraient tous à de grandes choses. Peut-être ont-ils atteint leurs rêves ?

— Je l'espère. En tout cas... ils me manquent. Beaucoup.

Eleanora a toujours nourri des regrets vis-à-vis de la Namibie, et je n'occupe pas la moitié d'entre eux. Elle aurait voulu faire plus pour ces enfants dont elle a partagé le quotidien pendant trois mois. Elle aurait voulu ne jamais avoir à dire aurevoir, et ne jamais s'inquiéter qu'il ait s'agit en réalité d'un adieu, il y a cinq ans. Je comprends sa position, même si je ne la partage pas totalement.

La Namibie était une expérience pour Nora. A mes yeux, elle représente le début de ma carrière dans la médecine humanitaire. Des orphelins, des enfants malades, je me suis engagé à en rencontrer toute ma vie pour les sauver.

Et je souhaiterais tous les sauver.

Mais je ne peux pas faire plus que ce que me permet mon statut, mes choix. Je ne m'attache à personne pour sauver le plus de personnes possible. Si je nouais des liens aussi forts que Nora l'a fait, je ne trouverais jamais la force de repartir. Et il me semble que mon combat perdrait de son sens, là où celui de Nora y avait tant gagné.

Nous continuons de discuter longtemps, jusqu'à ce que Matthew vienne nous interrompre pour déjeuner. Je repars de ce lieu apaisé, et même si toutes mes appréhensions quant au futur ne se sont pas envolées, Eleanora a réussi l'exploit d'en dompter certaines.

Une vibration me tire de mes pensées alors que ma charmante petite amie se plaint des gargouillements de son estomac rebelle. Je tire mon téléphone de ma poche et regarde la personne qui cherche à me contacter. Je m'apprête à raccrocher en anticipant l'appel d'un démarcheur mais je suspends mon geste lorsque je réalise qu'il s'agit de mon responsable. La journée n'est pas très avancée ici donc j'en déduis qu'il fait l'effort de me contacter tôt pour être sûr de parvenir à me joindre.

Ça doit être important pour que mon directeur m'appelle, et j'espère que ce n'est rien de grave. J'échange un regard confus avec Matthew, qui a vu l'identité de l'interlocuteur et qui semble aussi surpris que moi.

— Isaac ? Je suis heureux de parvenir à vous joindre. Il faut qu'on parle.

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