Chapitre 27 - Isaac
La journée fut aussi douce que Lana l'avait rêvée.
Sourires, étreintes, échanges, amour... toutes les plus belles choses que l'on peut attendre d'un mariage, que l'on attend de la vie, se sont invitées aujourd'hui. Nous en avons tous profité, de ces secondes de répit qui nous étaient offertes le temps de vingt-quatre heures. Un compte à rebours qui n'a pas encore expiré, d'ailleurs ; la nuit commence à peine à s'inviter derrière les derniers rayons de soleil, amenant avec elle un vent frais. Les invités sont toujours aussi nombreux qu'à midi. Après avoir profité de la cérémonie et des banquets du déjeuner et du dîner, ils se déhanchent désormais sur la piste de danse qui a été improvisée sur le sable blanc.
Évidemment, je ne suis pas surpris que ce soit mes amis qui aient entamé les premiers pas. Dès que Despacito a résonné dans les enceintes, Aaliyah s'est transformée en une toute nouvelle personne. Gare à ceux qui lui opposeraient de la résistance ! Même Adrian fut forcé de se trémousser sur la piste, alors que la danse d'honneur prouva à tout le monde sans exception que mon meilleur ami n'avait pas le rythme dans la peau.
Je leur ai tenu compagnie une heure, avant d'éprouver le besoin de m'isoler quelques minutes plus tôt. Je me suis débarrassé de mes chaussures, puis je me suis éclipsé naturellement vers la mer. Je traîne des pieds sur le sable, pour que chaque pas m'amène plus profondément au cœur de cet élément qui me rassure. Malgré obscurité naissante, je devine l'endroit précis où la dernière marée a échoué ; le sable y est plus compact, et légèrement mouillé. Je continue ma promenade en me rapprochant chaque mètre un peu plus de l'eau. Cet élément est un privilège que j'ai souvent négligé par le passé, que ce soit à Boston ou à Londres. L'océan ne m'a jamais manqué : pourtant, à le savoir si proche maintenant, je n'envisage pas de devoir un jour le quitter.
Je me penche pour créer un ourlet à mon pantalon bleu marine – choisi avec Eleanora, pour nous assurer de l'harmonie de nos deux tenues – et me rapproche des premières vagues. Des gouttes rebelles s'échappent de l'infinité bleue pour rejoindre mes pieds plus rapidement, et m'arracher un rire entre joie intense et profonde nostalgie. L'eau est froide, si froide ! J'aurais pourtant cru le contraire, étant donné la chaleur flottant dans ce printemps indonésien.
Je redresse la tête pour mieux comprendre l'origine de la houle qui se forme à mes yeux, propulsée par un courant qui nous vient des tréfonds de l'océan. Les vagues se forment à plusieurs mètres de la plage, avant de prendre de l'ampleur pour n'en former qu'une seule, fatiguées de ne pas réussir à atteindre le ciel.
Ce décor, ce bonheur, les proches qui ont bercé cette journée... tout cela me ramène vingt ans plus tôt, à une époque où j'étais encore suffisamment insouciant pour apprécier la beauté de mon pays sans m'inquiéter de la folie de mon père. Ce temps est révolu. J'ai abandonné mon insouciance derrière moi le jour où j'ai compris que mon père était un criminel. J'ai cadenassé les souvenirs d'une enfance heureuse au fond de moi le jour où l'irréparable fut commis. Et j'ai refusé de remettre un pied dans ce pays le jour où, après des années de cavale à travers le monde, mon père fut ramené devant la justice de Jakarta pour répondre de ses crimes.
L'horreur avait débuté ici, elle s'y était finie aussi. En ce qui me concerne, la boucle était bouclée.
Peut-être est-ce un renouveau inédit qui m'attend à partir d'aujourd'hui ? Peut-être que la solution n'est plus de fuir ces îles à la chaleur familiale où vivent ma mère et Lana... peut-être qu'il s'agit de guérir des raisons qui m'en ont tenu éloigné toutes ces années.
Guérir du silence de ceux qui sont dans la confidence des plus grands crimes qu'un humain puisse commettre. De ces voisins qui connaissaient tout de l'enfer dans lequel nous étions tous les trois plongés, et qui n'ont jamais bougé ne serait-ce que le petit doigt pour nous venir en aide.
Pour nous faire entrapercevoir une issue synonyme de lendemain meilleur.
Pour que les coups cessent de pleuvoir sur ma mère.
Pour que ses massacres cessent d'être orchestrés devant les yeux impuissants de Lana.
Pour qu'il cesse de voir en moi le successeur parfait de l'empire du mal qu'il s'était créé.
Ma mère avait du pouvoir, à Jakarta. Elle en a toujours eu. Mais la finesse de son esprit ne faisait pas le poids face à la peur qu'inspirait mon père pour réduire les plus téméraires au silence. Tout était déjà écrit dans l'histoire, après tout.
Le mal l'emporte toujours, avant qu'une lueur d'espoir ne vienne le combattre.
— Tu venais tout le temps ici, quand tu étais plus jeune. Ta silhouette manquait au paysage, ces dernières années.
Je tourne la tête vers ma mère, qui m'a rejoint au bord de l'eau. Bien qu'elle ait abandonné ses chaussures avant le début de la soirée, elle n'amorce aucun pas pour me rejoindre dans la mer. Elle se contente de lisser sa robe, et de s'asseoir sur une petite dune de sable qui la tient à l'abri des vagues. Ses cheveux retenus dans un élégant chignon s'échappent à mesure que le vent l'apprivoise, et je ne peux m'empêcher de penser que cette décontraction lui va bien. Cela fait bien longtemps que je n'avais pas vu ma mère si... apaisée.
— La mer me manquait.
— Pourtant, tu t'es toujours débrouillé pour t'installer proche d'elle. Boston, Londres...
Je laisse échapper un soupir avant de quitter la morsure de l'eau glacée. Je recule de quelques pas, jusqu'à arriver à la hauteur de ma mère. Je me laisse tomber sur le sable, sans m'inquiéter d'abîmer mon costume.
— Ce n'est pas pareil.
Parce que ce n'est pas seulement la mer qui me manque. C'est le sable, la chaleur, la maison.
Ce sont Lana, Adrian, et toi.
Comme si elle avait deviné les mots que je m'évertue à taire, elle attrape mon visage pour le faire pivoter dans sa direction. Elle ancre ses yeux aussi noirs que les miens dans mon regard, même lorsque plusieurs larmes dévalent mes joues.
— Je suis heureuse que tu sois revenu, Isaac. Et je suis désolée qu'il m'ait fallu tant de mois pour comprendre la peine qui vous accablait, Lana et toi. Je suis responsable de cette peur que tu nourris envers nos terres, et rares sont les jours où je ne regrette pas ma passivité face à ce qu'il s'est passé.
— Tu n'es responsable de rien, maman. Et sûrement pas de cette crainte-là.
— Mais j'y ai contribué, Isaac, s'entête-t-elle en relevant le visage vers l'horizon. J'aurais pu... j'aurais dû ouvrir les yeux sur les agissements de ton père bien avant qu'il ne soit trop tard. Il était de mon devoir de vous protéger, et j'ai échoué. S'il est responsable de l'agressivité de ses actes, je suis responsable de la passivité des miens.
— Tu as été victime de ce monstre au même titre que Lana et moi.
Un sourire triste se dessine sur son visage.
— Pas au même titre, non. J'étais adulte alors que vous n'étiez que des enfants ; j'aurais dû avoir plus de discernement, et vous protéger comme j'avais juré de le faire le jour où je vous ai tenu dans mes bras pour la première fois.
Un couteau se plante dans mon cœur. A travers ma colère et la douleur de Lana, je ne m'étais jamais vraiment interrogé sur les séquelles qu'avaient laissé mon paternel à ma mère. Je l'ai toujours perçue comme une femme sans vulnérabilité qui se relevait avant même d'avoir cru tomber. Mais je réalise à présent à quel point je suis naïf de penser cela.
Mon père s'en est pris physiquement à elle, et a cherché à détruire ses enfants – leurs enfants – par la torture mentale. Prise dans ses propres tourments, elle n'a pas vu tout de suite les maux qui nous accablaient. Je crois qu'elle ne percevait même pas totalement ceux qui l'accablaient, elle. Quand mon père fut condamné et que notre liberté nous fut rendue, ma mère dû affronter un nouvel enfer portant le nom le plus sournois... Culpabilité.
Je passe un bras sur les épaules de ma mère, inversant les rôles le temps de quelques minutes. Mes larmes ont séché, et je devine que ce sont désormais les siennes qu'elle laisse couler.
— J'avais tellement peur que tu m'en veuilles, me confie-t-elle en chuchotant.
— Jamais. Et tu n'es pas responsable de mon départ, maman. Je pensais... je pensais que tu le savais.
— Je le sais maintenant.
Je ravale la boule qui m'obstrue la gorge, et assume des mots que j'avais jusqu'alors toujours refoulés :
— Vous me manquez. Tu me manques.
— Bande d'idiots, vous allez me faire pleurer !
Je sursaute lorsque Lana surgit de l'obscurité pour s'écraser contre l'épaule de notre mère. Son visage est légèrement éclairé par le reflet de la lune sur l'eau, aussi l'émotion dans ses yeux me parvient-elle. J'ignore depuis combien de temps elle nous épie, mais je ne serais pas surpris de découvrir qu'elle était assise sur une dune sablée bien avant que je ne mette les pieds dans l'eau.
— Jeune fille, la réprimande ma mère en portant un doigt accusateur contre la joue de son enfant, cette jolie cérémonie ne devrait pas te faire oublier les bonnes manières !
— Et te faire mentir, ajouté-je pour embêter ma grande sœur sous les yeux maternels. Tu n'as pas cessé de pleurer toute la journée.
— Menteur ! rit Lana en portant une main sur ses joues, une piètre tentative pour nous cacher les larmes qui dévalent ses joues.
En temps normal, je lui aurais ébouriffé les cheveux jusqu'à ce qu'elle devienne la réplique parfaite d'Einstein. Mais j'ai du respect pour l'importance de cette journée, alors à la place, je l'attrape par les épaules pour la serrer contre moi.
— Je suis tellement heureux pour toi, Lana.
Bien que surprise d'être passée des bras de ma mère aux miens si rapidement, mes mots frappent ma sœur dès que je les lui confie. J'entends ses larmes plus que je ne les sens, parce qu'en toute honnêteté, je ne sais plus reconnaître lesquelles lui appartiennent.
Notre mère se redresse pour venir nous encercler tous les deux dans l'étreinte familiale la plus douce dont j'ai pu un jour rêver. Elle n'est pas très grande, mais ses bras sont bien assez larges pour nous contenir l'un et l'autre en son sein. Si elle le pouvait, je crois même qu'elle les allongerait jusqu'au bout du monde pour ne jamais plus nous lâcher.
Et quelque part, c'est un peu ce qu'elle fait.
C'est un peu ce que nous faisons, tous les trois, ce soir.
Une promesse muette de toujours rester soudés.
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