Chapitre 23 - Isaac

Quel soulagement de retrouver le chemin de l'appartement après cette journée interminable. Les beaux jours arrivent doucement, et avec, l'impudence des plus téméraires. Les urgences sont débordées, alors j'ai été réquisitionné pour m'occuper des patients nécessitant une hospitalisation longue afin de soulager mes collègues.

J'aime mon travail, mais j'aime encore plus les personnes que je retrouve après que la journée prenne fin. Un coup d'œil à ma montre m'indique qu'il est une heure ; je ne sais pas si Nora et Lana seront encore éveillées, et il est peu probable que Matt et Adri soient déjà rentrés. Connaissant mon colocataire, ils en ont encore pour quelques heures avant de retrouver le chemin les menant à leur lit...

Quand j'ouvre la porte d'entrée, je suis surpris de constater un filet de lumière provenant du salon. Je tomber nez à nez avec Lana. Assise sur le canapé, elle est en train de feuilleter un livre dont je ne parviens pas à comprendre le titre. Elle relève les yeux vers moi lorsque je m'avance pour lui annoncer ma présence, et nous échangeons un long regard. Les non-dits sont ce que nous comprenons le mieux, elle et moi.

Les yeux de ma grande sœur se remplissent de larmes quand j'amorce un pas dans sa direction. Sans hésiter, je la rejoins sur le canapé et passe un bras autour de ses épaules pour qu'elle puisse exprimer sa tristesse au creux de mes bras.

— J'ai peur, Isaac, murmure Lana au creux de mon oreille sans retenir ses sanglots. J'ai tellement peur...

Je caresse doucement ses cheveux, une habitude qui me vient de ma mère. Elle a toujours les bons mots pour nous consoler, les bons gestes pour nous rassurer... Elle me manque si fort, ces derniers temps.

— Il ne viendra pas, Lana. Il est en prison, à des milliers de kilomètres de la maison. Ni maman, ni moi le laisseront se rapprocher. Tu es en sécurité, maintenant.

Vous l'êtes toutes les trois.

— Adri ne sait toujours pas... il ne sait pas ce qu'il s'est passé. Je n'arrive pas à le lui dire. Il est prêt à me confier sa vie, et il ignore encore tellement de choses de la mienne...

— Il ne partira pas, la rassuré-je.

— Maman me dit pareil... Mais comment faites-vous pour en être si sûrs ?

Je prends quelques secondes pour méditer sur sa question. Dans mon esprit se dessine une chevelure de feu encerclant un visage fin parsemé de taches de rousseur. Eleanora connaît une part sombre de mon passé, celle qui m'a forcé à la tenir à l'écart de ma vie pendant quelques années. Elle sait le deuil que je porte, et que je n'oublierai probablement jamais. Elle a conscience du danger qu'elle a couru et de celui qu'elle côtoiera peut-être de nouveau un jour. Et son choix d'être à mes côtés, c'est pourtant le sien...

— Il t'aime. Il sait ce que cachent tes non-dits, Lana. Et il a toujours été là.

Ma sœur se recroqueville contre ses jambes, songeuse. Au même moment, du bruit résonne dans le couloir quelques étages plus bas. Je parie que ce sont Adrian et Matt qui reviennent de leur soirée, sûrement plus alcoolisés que sobres.

— Tu veux que je reste un peu pour que tu ais une discussion avec lui ? demandé-je à Lana alors que je me redresse pour m'étirer.

Elle secoue la tête, et ses yeux s'agrandissent comme si elle venait tout juste de se rappeler quelque chose d'important et qu'elle culpabilisait que son esprit le lui ait tu si longtemps.

— Isaac... Tu devrais aller voir Nora.

J'arque un sourcil, en adoptant une moue taquine.

— C'est ce qui était prévu, si tu n'as plus besoin de moi...

Son regard se remplit d'eau translucide, pour la seconde fois de la soirée.

— Il s'est passé quelque chose aujourd'hui... Je crois qu'elle va avoir besoin de toi.

Elle relève ses yeux bleus vers moi, et je perds le petit sourire que j'avais adopté. Son abruti d'ex-copain s'est-il manifesté ? Lui a-t-il fait du mal, profitant que Lana ait le dos tourné pour blesser Eleanora ?

— Est-ce qu'elle t'a déjà parlé de sa mère ?

J'ouvre la bouche. Je la referme.

Je secoue la tête. Rares sont les discussions que nous n'ayons pas eues depuis mon arrivée à Londres, mais ce sujet, Eleanora a toujours réussi à l'esquiver. Peut-être était-ce une erreur...

Quand j'insiste auprès de ma sœur pour obtenir davantage d'informations, elle se renferme sur elle-même. Elle ne daigne relever les yeux que lorsque la porte d'entrée s'ouvre en grand, afin d'aller retrouver son futur époux et de fuir cette discussion inconfortable.

Je salue rapidement mes amis avant de m'effacer pour rejoindre ma chambre. Notre chambre, même, depuis qu'Eleanora a accepté de venir vivre avec moi. Lana m'a transmis son inquiétude, et mon cœur est désormais déchiré entre la protection que je souhaiterais constamment apporter à l'une comme à l'autre.

Quand j'ouvre doucement la porte, je suis persuadé que ma copine s'est déjà assoupie. L'obscurité est celle que l'on laisse aux songes de la nuit, et le silence, celui qu'on accorde aux rêves. La lumière provenant du couloir trace un halo lumineux jusqu'au lit qui est au centre de la pièce. Un sentiment de panique naît en moi. Pour rêver, il faut qu'un humain soit endormi... Et j'ai beau ouvrir la porte en grand et allumer l'ampoule principale de la pièce, je dois me rendre à l'évidence. Eleanora n'est pas là.

Si elle n'est pas là, est-ce que cela signifie...

... qu'il l'a retrouvée ?

Tel un automate dicté par l'instinct de survie de protéger les siens, je me détourne pour rejoindre le salon en vitesse lorsque mon regard accroche un détail au sol. Un objet, violet. J'avance d'un pas.

Est-ce... une chaussure ?

Je laisse échapper un juron quand je la vois. Eleanora est recroquevillée sur elle-même par terre, ses longs cheveux roux dressés tout autour de sa tête. Une partie de son visage m'est dissimulé mais l'autre partie me prouve qu'au moins, elle n'est pas blessée.

Je m'agenouille à ses côtés en tentant de ne pas l'effrayer. J'ignore si elle est consciente ou non.

— Eleanora ? l'appelé-je en tournant son visage dans ma direction, réalisant avec effroi que ses yeux restent fermés.

Je répète son prénom plusieurs fois avant de réaliser qu'elle ne me répondra pas.

Respire, Isaac. Lana n'a pas quitté Eleanora de la journée. Il ne lui est rien arrivé, si ce n'est... un trop-plein émotionnel ? Ma sœur m'a bien parlé de sa mère, et je doute que les deux femmes entretiennent une relation fusionnelle si je n'ai jamais entendu parler de cette dernière.

Je décide de focaliser mon attention sur des gestes familiers afin de faire diminuer la panique qui me serre la gorge. Je repose délicatement la tête d'Eleanora sur le sol. J'ausculte rapidement son corps, à la recherche d'éventuelles blessures qui seraient invisibles à l'œil nu.

Rien. Tout semble parfaitement en place.

Je sors une montre de la poche de ma chemise afin d'évaluer son rythme cardiaque.

— Putain, il s'est passé quoi ? s'alarme la voix de mon colocataire dans mon dos, un peu plus lentement qu'à l'accoutumée.

Je ne lui adresse même pas un regard. Je finis de décompter la minute, et recommence à respirer seulement quand j'ai confirmation qu'il n'y a pas le moindre problème de ce côté là.

Je passe une main sur mon visage fatigué et décide de porter Eleanora jusqu'au lit. Si elle n'est pas décidée à se réveiller maintenant, il vaut mieux que sa nuit soit la plus confortable possible.

Est-elle simplement tombée ? A-t-elle glissé du lit sans même s'en rendre compte ? Ou le chaos dans sa tête était-il trop fort pour la porter quelques mètres de plus ?

Je me reconnecte à la réalité quand la voix ensommeillée de Lana me parvient. Le jeune couple se rapproche du bureau pour se coucher, et la dernière chose dont j'ai besoin, c'est que ma sœur culpabilise pour rien.

— La porte, dis-je simplement à Matt.

Peut-être par habitude de répéter lui-même ces gestes ou réveillé par la gravité de la situation, il s'exécute sans se faire prier. Puis il se poste à côté de moi, l'air soucieux.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

— J'en sais rien. Je viens de la retrouver comme ça.

Je me mords la lèvre, incapable de prendre la décision qui s'impose. Est-ce que je devrais la laisser dormir, pour qu'elle émerge tranquillement de ses songes lorsqu'elle s'en sentira prête ? Ou devrais-je plutôt appeler les urgences, alors que je suis pratiquement convaincu qu'elle n'a rien ?

Je décide de tout faire pour la réveiller. J'aviserai dans cinq minutes si je n'y parviens pas.

— Isa... commence Matt en faisant un pas dans ma direction.

— Nora ? murmuré-je du bout des lèvres en m'asseyant sur le bord du lit et en tournant son doux visage vers moi.

Je suis surpris lorsque je rencontre ses yeux verts, papillonnant pour rester ouverts. Elle semble avoir des difficultés à rester consciente et je devine que la fièvre brûlant ses joues en est responsable. J'entends à peine la porte de la chambre claquer à plusieurs reprises alors que je pose une succession de questions à Eleanora, pour m'assurer de la lucidité de ses pensées. Oui, elle se souvient de son prénom. Oui, elle sait précisément où elle se trouve.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? l'interrogé-je en dégageant une mèche humide de son front et en attardant ma main sur sa joue.

Contrairement à ce que je pensais, les mots quittent aussitôt sa bouche.

— Je... j'ai paniqué, et j'ai fait un malaise. Cela m'arrive parfois... précisé-t-elle en fuyant mes yeux, comme si elle craignait d'y lire du jugement. Je voulais juste aller chercher un petit verre d'eau mais mes forces m'ont quittées avant que je ne fasse un pas.

Je l'écoute attentivement, même quand Matt s'agenouille à côté de nous avec une trousse de secours dans les mains. Il l'ouvre rapidement sans attirer l'attention d'Eleanora et plonge la main dedans pour en ressortir un thermomètre.

Il me le tend sans un mot, puis il prend la fuite. Je n'ai même pas eu le temps de le remercier. Je me retourne légèrement pour suivre son départ des yeux, jusqu'à ce qu'il m'adresse un petit sourire d'encouragement en refermant la porte derrière lui.

— Qu'est-ce que c'est ? demande mon écossaise préférée en désignant du bout de la tête ce que je tiens dans ma main gauche.

— Un thermomètre, réponds-je en l'appliquant sur son front afin d'évaluer sa fièvre. J'ai besoin de savoir si...

— Isaac, me coupe-t-elle en tentant – vainement, à cause de mon bras – de se relever. Je t'interdis d'appeler l'hôpital. Ça va aller, je te le promets. J'ai juste besoin de me reposer.

Alors que j'ouvre la bouche – qui sait, peut-être seulement pour inspirer un peu d'air – elle se met à débiter un flot de paroles sans s'interrompre une seule fois, de peur que je lui oppose des arguments de médecin.

— Écoute moi bien, Isaac. Tu ne peux pas m'amener à l'hôpital. Il y a des gens qui ont un réel besoin de se faire soigner, leur vie en dépend. Ce n'est absolument pas mon cas. Et puis, les médecins ne m'apprendront rien que je ne sais déjà : comme je te l'ai déjà dit, j'ai juste paniqué.

Qu'elle est têtue.

Avant de lui rendre mon verdict, j'attends les résultats du thermomètre. 39 degrés. C'est haut, mais ce n'est pas catastrophique non plus. Eleanora ne visitera pas mon lieu de travail aujourd'hui.

— Si tu tiens tant à être rassuré, fais les contrôles toi-même, insiste-t-elle en plantant enfin son doux regard émeraude dans les miens.

Un petit sourire se dessine sur mon visage, et je manque d'éclater de rire pour faire redescendre la pression. Elle m'a vraiment fait peur, sur ce coup-là.

— Je peux parler ?

— Tu ne vas pas m'obliger à y aller ? contre-attaque-t-elle en fronçant les sourcils.

— Non, Nora. J'ai bien compris que tu ne voulais pas y aller, et ta petite rébellion me prouve que tu vas déjà un peu mieux. Alors, continué-je en passant un main derrière son dos et l'autre sous ses jambes, le seul conseil que je vais te donner est de te reposer.

Ma résignation semble rassurer Eleanora. Elle s'enfonce dans les oreillers en laissant s'échapper un soupir, et presse ma main de ses fins doigts pour me remercier. Je l'embrasse tendrement sur le front, et nous restons ainsi jusqu'à ce que ses déglutissements répétés m'informent de sa soif. Sans qu'un mot n'ait besoin d'être prononcé, je me dirige vers la cuisine afin de lui ramener un verre d'eau qui lui fera le plus grand bien. J'en profite pour rassurer Matthew. Malgré sa fatigue et son alcoolémie, il est resté éveillé dans le salon pour m'épauler si j'avais besoin d'aide. Nous n'échangeons pas grand-chose lorsque je le découvre avachi sur le canapé, mais je devine son soulagement lorsqu'il me souhaite bonne nuit.

Lors de mon retour dans la chambre, Eleanora se jette pratiquement sur la boisson que je lui tends ; il ne faut pas plus d'une poignée de secondes pour que le verre me revienne complètement vide.

— Merci.

Je débarrasse Eleanora de l'objet et décide d'allumer la lampe de ma table de chevet afin de diminuer la luminosité. L'ambiance semble alors beaucoup plus douce, et plus propice aux rêves. Je m'étire longuement en refrénant un bâillement bruyant sous le regard moqueur de ma chère petite amie. Pour me venger, je passe mon tee-shirt par-dessus mes épaules et je le lui lance sur la tête. Le rire qui s'échappe de ses lèvres roses me prouve qu'elle va déjà un peu mieux.

Je finis de me déshabiller avant de l'imiter en m'étendant de tout mon long sous les couvertures. Une fois confortablement installé, j'ouvre mes bras pour que ma tendre rouquine vienne y trouver le refuge nécessaire pour sécher ses dernières larmes. Ma bouche trouve son front, et nous restons ainsi un long moment avant qu'elle ne prenne la parole.

— Ma mère.

Elle se racle la gorge en se recroquevillant contre mon torse, comme si elle préférait disparaître que d'avoir à prononcer les mots qui vont suivre. Lana m'avait déjà prévenu de la raison de son état : pourtant, mon cœur se serre d'entendre la douleur qu'Eleanora associe à la femme qui lui a donné la vie.

— Je l'ai croisée aujourd'hui, précise-t-elle d'une petite voix vulnérable que je ne connais que trop bien pour l'avoir entendue des années chez Lana. Ta sœur et moi nous promenions dans une boutique quand... elle est apparue de nulle part, chuchote-t-elle en laissant les larmes déborder. Elle s'est montrée horrible. Elle m'a répété à quel point elle avait honte de moi, à quel point elle souhaitait que...

Je devine les mots qui vont suivre avant qu'Eleanora ne me les confie. Et ça me fait mal. Tellement mal, pour elle.

— ... que je n'existe pas. Que son monde serait plus beau si je n'en faisais pas partie.

J'accuse le choc avec beaucoup de difficulté. La peine laisse place à une sourde colère, que je dois absolument refréner. La responsable de cette injustice n'est plus là, alors dans l'immédiat, ce sentiment n'est pas celui qui doit gagner.

— Je...

Je ne sais plus quoi répondre.

Devrais-je dire à Eleanora que sa mère ne pensait aucun des mots qu'elle a laissés échapper ? Non. Les relations de la mère et de la fille sont bien trop compliquées pour que la dernière puisse se rattacher à un accès de haine passager. Devrais-je donc lui faire comprendre qu'elle ne doit pas accorder d'importance aux injures de la femme qui lui a donné la vie ? Je sais qu'elle n'y parviendrait pas. J'ai tenté tellement de fois de faire fuir le fantôme de mon père, sans jamais totalement parvenir à me défaire de la torture psychologique qu'il a exercé tant d'années sur moi.

Peut-être devrais-je lui confier la seule vérité que je comprends. Certains adultes ne sont pas faits pour devenir parents, et nous savons l'un comme l'autre que nos aînés font partie de ces gens-là.

— C'est rien, Isaac, murmure Eleanora pour combler mon silence empli de réflexions. Enfin non, ce n'est pas rien, mais tout ira bien. J'étais surtout surprise de tomber sur ma mère aujourd'hui, et elle m'a prise de court avec sa méchanceté gratuite. Maintenant, je veux simplement profiter de la chaleur de tes bras et dormir jusqu'à demain matin.

Je me montre attentif à sa réponse, et je comprends qu'elle cherche ainsi à clore le sujet. Je respecte son choix ; elle a trouvé la force de me partager les maux de son cœur, et je chéris déjà cela.

Un long bâillement m'échappe, trahissant la fatigue qui m'écrase depuis la fin de ma garde. Eleanora m'adresse un clin d'œil entendu alors que ses yeux se perdent sur le réveil. Sa grimace me vrille le cœur, et je découvre non sans douleur qu'il est déjà trois heures, et que par conséquent, la nuit va être très courte pour nous deux.

Je m'allonge dans une position plus confortable, invitant ma petite amie à en faire de même. Après seulement quelques minutes, sa respiration se fait plus régulière et vient faire écho au battement rythmé de mon cœur.

— Je t'aime, murmuré-je à ses oreilles, convaincu qu'elle ne l'entendra pas.

— Je t'aime, répète-t-elle pourtant avant de rejoindre le pays des songes.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top