Chapitre 19 - Nora

— Tu as l'air bien matinale, ce matin, marmonne Isaac, encore à moitié endormi.

Je me penche sur le côté du lit pour l'observer un instant, et remettre du bout des doigts une mèche de cheveux derrière son oreille. Il ferme les yeux pour mieux profiter de ce touché léger, et je m'amuse à retracer le contour de ses yeux qui sont légèrement gonflés par une nuit de sommeil que j'ai décidé d'écourter. Le soleil ne nous fait pas encore l'honneur de sa présence, ce qui est plutôt normal à cette époque de l'année : toutefois, Isaac a bien compris qu'il était tôt.

Trop tôt, peut-être même, puisque nous sommes dimanche. Mais...

— J'ai quelque chose d'important à faire, me justifié-je en tapotant sa mâchoire.

— Plus important que de dormir aux côtés de ta bouillotte de copain ?

Le côté grognon d'Isaac au réveil m'amuse toujours autant, et je ne me lasse pas de l'embêter avec cela. Mes gamineries ne doivent pas le déranger tant que ça. Dans une semaine, j'aurai la chance de m'endormir chaque nuit dans ses bras et d'y rouvrir les yeux aussi.

Je me laisse guider lorsqu'Isaac s'empare de ma main. Il m'invite à grimper sur ses jambes et en profite pour m'enlacer tendrement. Je repose ma tête contre son torse qui dépasse des couettes, et me laisse bercée par les doux battements de son cœur.

— J'ai quelqu'un à aller voir, confié-je du bout des lèvres contre sa peau à découvert.

— Est-ce que je dois m'inquiéter ? m'interroge-t-il en relevant brusquement la tête, toute trace d'amusement disparue.

Je lève les yeux au ciel en caressant sa pommette pour apaiser son inquiétude.

— Mais oui, bien sûr. Je me livre à cœur ouvert pour te confier que je pars de bon matin retrouver mon amant imaginaire.

Un grognement – à moins que ce ne soit un soupir d'exaspération – s'échappe de la bouche d'Isaac alors que ses mains viennent trouver ma taille pour se venger à coup de chatouilles. Dommage pour lui, je n'y suis pas réellement sensible.

— Je te l'ai déjà dit, pas d'humour douteux tant que je n'ai pas bu au moins deux tasses de café, bougonne Isaac en se passant une main sur le visage. Puis-je au moins savoir qui est cette personne que tu sembles tant empressée d'aller retrouver au lieu de rester tranquillement ici avec moi ?

Ma gorge se noue. J'ai eu une partie de la nuit pour réfléchir à mon choix, et une autre pour penser à la manière de l'expliquer à Isaac. Je me concentre sur ma respiration pour faire passer le nœud et ne pas alerter mon copain, en l'occurrence un médecin.

— Nora, ça va ?

Et c'est un raté !

Isaac ne m'appelle comme ça que lorsqu'il est trop préoccupé pour prononcer l'intégralité de mon prénom.

— Je voulais aller voir mon père, admis-je à demi-mots en fixant obstinément le muscle de son bras pour fuir son regard.

Je ne sais pas vraiment pourquoi cette confession me rend honteuse. Isaac ne me jugera pas, et quand bien même, je ne devrais pas avoir peur d'exprimer ce que je ressens.

— Et je me disais que peut-être tu pouvais m'y accompagner, si jamais tu le souhaitais, terminé-je dans un souffle en m'inquiétant de ne pas l'entendre me répondre.

— Évidemment que je viendrai, murmure-t-il pourtant à mon oreille en me serrant davantage contre son cœur, m'offrant un bouclier puissant contre tous mes doutes.

Il nous faut une petite heure pour nous préparer. Isaac a insisté pour passer sous la douche avant de quitter l'appartement, et moi, pour boire une boisson chaude avant de braver le froid de l'hiver. La neige blanche qui recouvre les toits des maisons réveille mon âme d'enfant, mais annonce surtout le vent glacial qui nous cueillera dès que nous mettrons un pied dehors. Je suis tellement impatiente de m'enivrer de toute cette magie que j'aide pratiquement Isaac à enfiler son manteau pour que nous quittions plus rapidement le logement. Hier offrait un grand soleil, aujourd'hui un ciel nuageux : décidément, les saisons se confondent avec une rapidité déconcertante ces derniers temps.

Si la neige m'éveille comme la princesse à la fin de son conte de fée, Isaac ne partage pas mon euphorie. La pluie londonienne représentait déjà un lourd sacrifice pour cet homme amoureux du soleil et de l'été, mais la neige semble lui apparaître comme sa plus grande ennemie. Il a rechigné quand je lui ai annoncé que nous nous rendrions à pied au parc, mais mon bonheur communicatif a terminé de le convaincre.

Nous déambulons dans les rues de Londres avec une précieuse innocence retrouvée. Moi, m'émerveillant de tout, et Isaac, s'émerveillant de moi. J'ai surpris à plusieurs reprises ses yeux perdus sur mon visage, alors que je lui désignais du bout des doigts des enfants jouant dans la neige, des écureuils réfléchissant au meilleur moyen de se réchauffer, ou encore le ciel, d'où provient la source de mon bonheur.

Au détour d'un carrefour, je suis prise d'une idée désastreuse et décide de taquiner Isaac encore un peu. Passant habilement derrière lui, je prends un léger élan pour m'accrocher à son dos comme une véritable sangsue. Par réflexe, ses mains viennent attraper mes genoux pour m'épargner une chute douloureuse.

— Puis-je savoir ce que tu es en train de faire, Eleanora ?

— Appelle-moi Nora, murmuré-je à son oreille.

Un long frisson lui parcourt le dos, et je mettrais ma main au feu que cela n'a aucun rapport avec le froid.

— Jamais, Eleanora.

— Alors, je vais rester là longtemps. Tu pourrais faire un effort, comme ce matin... le provoqué-je malicieusement.

— Ton prénom est trop long pour que je le prononce entièrement à chaque fois que je suis inquiet.

— Et voilà, Isaac, tu viens de casser le romantisme de ce moment.

— Quel romantisme ? s'esclaffe-t-il en tournant la tête vers moi avant de se réviser lorsqu'il manque de glisser à cause du verglas. Regarde ce que tu me fais faire... Il n'y aura plus rien de romantique quand on finira tous les deux aux urgences.

— Je te laisserai dessiner des petits cœurs sur mon plâtre, lui assuré-je en embrassant tendrement sa joue.

Il fait mine de ne pas m'avoir entendue, et reprend :

— D'ailleurs, tu n'as toujours pas répondu à ma question, Eleanora. Rappelle-moi pourquoi je te porte sur mon dos à l'heure actuelle ?

Je change légèrement de position pour mieux enlacer son cou, et repose mon menton au creux de son épaule.

— Tes yeux déviaient trop de la trajectoire initiale, à savoir ce temps magnifique qu'il ne m'a pas été donné de voir en quatre ans à Londres ! Cette journée est un petit miracle et j'aimerais que tu en profites, au lieu de me regarder à la dérobée !

— Je peux très bien observer deux belles choses en même temps.

Je secoue la tête en gloussant.

— Les hommes ne savent faire qu'une seule chose à la fois, c'est bien connu. Si je te demandais la couleur de la neige, je ne m'étonnerais pas que tu me répondes bleu !

— Je vais finir par me vexer, Eleanora, rétorque-t-il en insistant plus que nécessaire sur l'emploi de mon prénom.

Je lève les yeux au ciel, très peu impressionnée par sa menace déguisée. Isaac est l'homme le moins rancunier et le moins susceptible de la planète.

Une dizaine de minutes plus tard, nous nous arrêtons à l'entrée du parc qui précède le cimetière. La silhouette d'inconnus venus se recueillir s'y dessine déjà, malgré l'heure matinale. Je glisse vers le sol sans me départir de mon trouble, qui se propage dans tout mon corps. La première fois que je suis revenue ici depuis la mort de mon père, c'était le soir de l'anniversaire d'Aaly, et j'étais en colère contre le monde entier. Aujourd'hui, c'est un autre sentiment qui prédomine... la résilience, peut-être ?

— Prête ? m'interroge Isaac en s'emparant fermement de ma main.

Il incline légèrement la tête pour me regarder droit dans les yeux. J'acquiesce timidement, et au lieu de lui répondre oralement, je tire sur sa main pour l'inviter à me suivre. Ce cimetière est un joli endroit, dont j'apprécie l'harmonie. Il n'enferme pas seulement la mémoire des défunts, mais ouvre ses portes à celle des vivants. Le jour de l'enterrement, j'avais été étonnée de voir des dizaines de passants nous jeter des regards affligés en continuant leur chemin, afin de reprendre tranquillement leur promenade. Et plus loin, je m'étais surprise à observer un groupe d'enfants s'échanger un ballon bleu, sans rien camoufler de leurs éclats de rire.

J'aurais pu être triste ou en colère de l'impersonnalité de cet endroit, mais j'avais compris dès le premier jour que ce cimetière représentait tout l'inverse. La mort cohabitait quotidiennement avec la vie, et je continue de trouver cette pensée belle.

Je retrouve la tombe de mon père avec moins de difficultés que la dernière fois, et un sourire noyé de larmes s'invite sur mes lèvres lorsque je remarque qu'un bouquet de tulipes signé A & S vient décorer la pierre grise.

Aaly, Susie, depuis combien de temps veillez-vous sur lui pour moi ?

Je fais disparaître les larmes qui roulent sur mes joues, le cœur ouvert à de nouvelles promesses.

— Il y a quelqu'un que je voudrais vraiment te présenter, papa.

Je me laisse tomber sur le sol pour toucher avec douceur les pétales colorés, espérant que mon père reçoive ce geste d'amour malgré la distance qui nous sépare aujourd'hui. J'attrape la main d'Isaac, et l'invite à se joindre à mes côtés.

— Papa, je te présente Isaac. Et je suis venue pour te dire que j'ai réussi à tenir ma promesse : aujourd'hui, je suis heureuse.

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