Chapitre 17 - Nora
Deux mois plus tard.
Décidément, les hivers ne sont plus aussi frais qu'ils l'étaient autrefois. Les chaleurs estivales n'ont pas attendu que juin pointe le bout de son nez pour nous mettre au supplice : nous ne sommes qu'au début du mois de février, et je peux garantir sans l'ombre d'un doute que les températures qui accompagnent le mois n'ont rien de naturel. La sueur dégouline le long de mon visage depuis le début de l'après-midi, et je n'ai qu'une seule idée en tête : rentrer chez moi pour me débarrasser de cet inconfort grâce à une bonne douche froide.
J'attrape ma bouteille d'eau pour en boire une longue gorgée, espérant ainsi faire disparaître la sécheresse de ma gorge. Je n'ai pas le temps de savourer la descente de l'eau dans mon corps que la porte de mon bureau s'ouvre brusquement, laissant apparaître une femme au visage rouge et fatigué. Je relève les yeux vers Rose, sans émettre le moindre commentaire. A la place, je repose calmement la bouteille au coin de la table en bois, je replace convenablement mon ordinateur devant mes yeux, et j'attends.
— Nous sommes en retard, terriblement en retard, finit par exploser ma responsable en se mordant la peau du pouce. L'arrêt maladie de Jules tombe au pire moment. Les portes du refuge viennent de rouvrir aux visiteurs, et non seulement il n'est pas là pour les accueillir, mais je n'ai pas de plan de secours pour assurer toutes les activités familiales qu'il devait élaborer. Nous avons des idées à trouver, des personnes à contacter, et nos délais sont trop courts pour réussir tout ça.
Rose fait volte-face pour se retrouver en face de moi. Ses boucles blondes encadrent les traits stricts de son visage alors que ses yeux bleus viennent à la rencontre des miens. Elle semble se rappeler que si elle est venue interrompre mon travail, c'était probablement pour une bonne raison. Et qu'elle ne m'en a toujours pas fait part.
— Nora, as-tu envoyé un mail à Move&Safe ? m'accoste-t-elle en s'asseyant sur le fauteuil d'accueil. Il faut absolument que les modalités de transports soient réglées d'ici la fin de la semaine pour que Mila puisse rejoindre le refuge le plus vite possible.
Mila est un chimpanzé qui a été sauvé des griffes d'un cirque itinérant aux mœurs plutôt discutables. Les animaux y étaient élevés dans des conditions de vie déplorables, aussi les autorités n'ont-elles pas tardé à agir lorsqu'elles ont eu vent de cette affaire. Tous les animaux ont été placés dans des refuges animaliers à travers le Royaume-Uni. Le refuge de Londres, où je travaille désormais, est l'un des plus grands de notre île britannique. De fait, nous avons déjà accueilli de nombreuses victimes de cette organisation illégale, parmi lesquelles un éléphant, trois lions, et une dizaine de singes. L'état de Mila était le plus préoccupant de tous, alors elle est restée quelques jours en soins intensifs pour que sa santé soit stabilisée avant de rejoindre les siens.
— Tout a été signé et envoyé, confirmé-je à ma supérieure en lui adressant un sourire pour tenter d'apaiser la tension qui l'accable. J'attends leur réponse, qui je le crois, ne devrait plus tarder.
Ma réponse ne la fait pas ciller. Aucune ombre de soulagement ne traverse la rigidité de son visage tiré.
— Est-ce que tu as des nouvelles du fournisseur ? enchaîne-t-elle en croisant les mains sur le bureau sans me quitter des yeux.
— Il viendra mercredi prochain, comme cela avait été convenu.
— Et concernant...
— ...les foods truck de restauration pour la haute saison ? J'ai contacté les entreprises que vous souhaitiez voir revenir puis j'ai entamé des recherches pour remplacer les autres. Trois m'ont déjà confirmé leur présence, je vous ai transmis une copie du contrat afin que vous puissiez y apporter les dernières modifications et le signer.
Rose rit nerveusement en se passant une main dans les cheveux. Mes réponses semblent l'avoir enfin apaisée, et j'en ressens moi-même un profond soulagement. Du haut de ses quarante ans, cette femme a un self control incroyable qu'elle ne perd que très rarement, lorsqu'elle se sent irrévocablement dépassée par une situation.
— Comment ai-je fait pour diriger ce refuge gigantesque pendant tellement d'années sans toi ?
— Vous avez su trouver des employés compétents, élucidé-je sans me départir de mon sourire.
— Ne te dévalorise pas, Nora, soupire Rose en se levant. Tu fais des miracles ici.
Son compliment me touche plus que je ne laisse apparaître. Keith m'a offert la plus belle des opportunités lorsqu'il m'a embauché à l'animalerie ; pourtant, c'est ici que je m'épanouis véritablement. Les animaux ne sont pas à portée de vue mais je ressens leur présence tout autour de moi. Le matin, j'entends les rugissements des lions. A midi, ce sont les rires des otaries qui me parviennent. Après quatorze heures, la mélodie de tous leurs échanges emmêlés me parvient comme la plus douce des thérapies.
Rose ouvre la porte pour me laisser reprendre mes obligations quotidiennes – qui Dieu soit loué, sont bientôt terminées – avant de se raviser. Je relève les yeux vers elle, prête à répondre à une nouvelle avalanche de questions. Je suis prise de court quand je discerne son sourire énigmatique et qu'elle me souhaite d'un ton tellement plus léger :
— Joyeux Anniversaire, Nora !
Quel genre de patron se souvient de ce genre de détails ?
— Merci, Rose.
Ma supérieure me salue avant de me laisser de nouveau seule, dans l'intimité de ces quatre murs que j'apprécie de plus en plus à chaque nouveau jour passé ici.
Lorsque ma journée de travail se termine aux alentours de seize heures, je décide de prolonger mon temps dans le refuge. Je déambule longuement sans avoir le moindre but en tête si ce n'est celui de savourer le moment de détente que je m'octroie. Mes pas me mènent vers l'enclos des éléphants. Ils se déplacent en groupe dans leur gigantesque habitation naturelle, qui n'est pas sans rappeler les paysages désertiques du safari africain. J'ai conscience que beaucoup ne partagent pas mon point de vue, mais c'est une seconde chance qui est offerte à ces animaux sauvages lorsqu'ils sont menés ici. Leur vie y est plus douce que dans le safari, où le braconnage les menace de plus en plus malgré l'interdiction de pratiquer cet acte de torture. Elle y est également plus douce que dans un zoo, où la seule qualité recherchée chez ces êtres vivants est leur beauté physique et non celle de leur cœur.
Ici, les animaux arrivent écorchés, abandonnés, terrifiés. Incapable de survivre si on les renvoyait sur la terre qui les a vus naître, et indigne de l'intérêt de ces grands espaces occidentaux où seul l'argent définit leur droit de vie ou de mort. Mais ici... ils sont aimés. Pour leurs fêlures et leurs vulnérabilités, pour la confiance qu'ils placent en nous après que nous avons placé la nôtre en eux.
Je ne pourrais pas quantifier le temps que je consacre à la présence des mammifères, mais j'ai conscience qu'il me file entre les doigts sans que je ne m'en rende compte. Depuis qu'Isaac m'a fait don du porte-clé en Namibie, je me sens proche des éléphants et de la signification familiale qu'ils dissimulent. Grâce à eux, je parviens à oublier que mon père ne fait plus partie de ce monde et que ma mère rêverait que je prenne le même chemin.
Felis, le plus jeune éléphant du groupe, délaisse les siens pour se rapprocher de moi à petits pas. Comme s'il avait senti mon égarement passager, il s'arrête à mes côtés et plonge ses yeux gris dans les miens. Dans le demi-sourire que je lui invente, je lis le message que mon cœur cherche à me faire accepter depuis des semaines.
Oui, j'ai déjà tant perdu. Mais à bien y voir, j'ai également tant gagné.
— Tu es prête à partir ? murmure une douce voix à mon oreille alors que des bras musclés viennent enserrer ma taille.
Je tourne légèrement le visage pour embrasser Isaac sur la joue.
Je suis prête à revenir, surtout.
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