Chapitre 14 - Nora

Je reste un long moment allongée dans l'herbe gelée du jardin, afin de contempler les étoiles que la lune m'autorise à admirer ce soir. Il est rare d'avoir un ciel aussi dégagé en Ecosse, où pleuvoir est pratiquement synonyme de respirer, et pourtant...

Je regarde ces constellations que tu aimais tant observer, papa.

Je regarde ces constellations que tu apprécieras tant retrouver, maman.

Je regarde ces constellations que je partage actuellement avec des milliards d'êtres humains sur Terre mais dont je ne souhaiterais profiter qu'avec une seule personne.

Renouer avec mon passé et ma famille m'aide à panser de vieilles blessures que je pensais guéries depuis longtemps. L'air frais de l'Ecosse que je respire depuis plus de trois jours m'a permis de faire du tri dans mes pensées, d'atténuer certaines angoisses et de me reconcentrer sur ce qui compte réellement.

La peur que m'inspirait le retour d'Isaac a été apprivoisée. Certaines zones floues me préoccupent encore, notamment le danger que représente son père, mais je ne tiens plus le jeune homme responsable des actes qu'il n'a pas commis. Je ne lui reproche pas d'avoir tout fait pour me protéger, même si j'ai des difficultés à surmonter la culpabilité d'avoir condamné une innocente pour vivre. Je me demande comment Isaac est parvenu à la surmonter, cette culpabilité. S'il a réussi cet exploit...

Dictée par mes émotions, j'attrape mon téléphone pour composer son numéro. Sa voix me manque, et je donnerais cher pour qu'il soit à mes côtés ce soir. A défaut de savoir utiliser la magie, je peux toujours essayer de trouver l'apaisement de sa présence par un appel...

Isaac décroche au bout de la quatrième sonnerie.

— Est-ce que je te réveille ? murmuré-je avec anxiété, réalisant soudainement que les étoiles ne brillent que la nuit.

Son rire me parvient comme la plus belle mélodie entendue aujourd'hui.

— Il n'est que vingt-et-une heure, Eleanora.

Mon cœur bat à toute vitesse quand j'entends mon prénom murmuré par sa voix grave.

— Certaines personnes dorment déjà à vingt-et-une heure, tu sais ? répliqué-je en levant les yeux au ciel, sentant mes joues rougir.

— Ces mêmes personnes qui s'alimentent essentiellement de pâtes, de lait, et qui regardent Miraculous à longueur de journée ? réplique-t-il sans rien cacher de son sarcasme.

Je me renfrogne. Les pâtes sont mon repas préféré et je regarde Miraculous quand je déprime trop pour faire autre chose de ma vie ; cela ne fait pas de moi une enfant pour autant.

— Puis-je connaître la raison de ton appel ?

J'ouvre la bouche pour lui répondre avant de réaliser que je n'ai aucun argument à lui offrir. Tu me manques n'est pas le genre de confession que je suis prête à assumer pour le moment.

— Eleanora, tu es encore là ?

— Oui.

J'entends Isaac soupirer dans le combiné, sans comprendre ce que cela signifie réellement.

— Que fais-tu ?

— Je regarde les étoiles.

Je sais que c'est impossible, mais je jure que le sourire d'Isaac me parvient malgré les kilomètres qui nous séparent l'un de l'autre. Peut-être perçoit-il aussi le mien...

— « Le grand homme est comme l'aigle, récite-t-il doucement pour se rappeler chacun des mots, plus il s'élève, moins il est visible...

Mon cœur fond. Isaac n'a pas oublié cette citation attribuée à Stendhal, que j'affectionne particulièrement.

— ... et il est puni de sa grandeur par la solitude de l'âme ». Bien joué, Isaac. La constellation de l'Aigle dépasse très nettement les autres ce soir.

— N'est-ce pas toujours le cas pour toi ? plaisante-t-il à l'autre bout du fil.

Si, ça l'est.

Je suis impressionnée qu'il se souvienne aussi bien de tous ces détails. Nous avions consacré des nuits entières à regarder les étoiles, en Namibie. Mais c'était il y a une éternité.

— Tu es bien chanceuse de pouvoir les admirer, reprend-il d'un ton plus rêveur, ou alors tu es bien plus éméchée que ne le laisse penser ta voix. Il fait un temps abominable à Londres.

— Je ne suis pas à Londres, l'informé-je en enroulant une mèche de cheveux atour de mon doigt. Je suis en Écosse, chez ma famille.

— J'ignorais que tu avais encore de la famille là-bas.

— Il y a encore beaucoup de choses que tu ignores sur moi.

— Probablement, mais je sais le plus important.

Sa confiance m'arrache un léger rire. Ces dernières semaines nous ont prouvé le manque d'honnêteté dont nous avons fait preuve l'un comme il y a cinq ans, et il se vante de connaître le plus important ?

— Permets-moi d'en douter.

— Je sais que tu es la personne la plus courageuse que je connaisse, commence-t-il d'une voix plus sérieuse qui me retourne agréablement l'estomac. Je sais que tu as une âme solitaire mais que tu as besoin d'une présence à tes côtés. Je sais qu'un épisode de Friends parviendra toujours à te faire rire, et que tu es capable de te mettre dans une colère ou tristesse folle juste à cause d'un roman de fiction. Je sais que tu as une intelligence hors du commun mais que tu ne la mets jamais en avant parce que tu as peur que cela se retourne contre toi. Je sais que tu ne laisses jamais aux autres voir quand tu es terrifiée parce que tu penses ne pas être légitime de recevoir de l'aide.

Il marque une pause que je n'ose pas briser. Mon intuition me pousse à me montrer un petit peu plus patiente, convaincue qu'il ne m'a pas encore tout dit.

— Je sais que tu es la femme que j'ai choisi d'aimer.

***

Je m'affale sur le canapé un chocolat chaud en main, contrainte de passer toute mon après-midi en intérieur à cause de la météo. Je comptais sur les premiers rayons de soleil de la journée pour renouer avec les paysages écossais, mais le climat estival s'est bien trop rapidement rappelé à moi. Il pleut des cordes, et la tristesse du ciel ne semble pas prête à se calmer.

J'attrape la télécommande pour allumer la vieille télévision de mes grands-parents, alors que Grand-Ma me rejoint avec un tricot. Je passe d'une chaîne à l'autre sans trouver mon bonheur nulle part, alors je jette mon dévolu sur les informations mondiales qui plaisent tant à mon aînée. Coup de chance pour nous, une émission vient tout juste de débuter et annonce les gros titres qui vont suivre. Des manifestations internationales pour le droit des femmes qui dérapent, la bourse qui s'écroule une nouvelle fois à New York, la tenue très prochaine des Oscars...

— J'espère que le prix reviendra à la jeune scénariste, cette année ! s'exclame Grand-Ma en se rapprochant de l'écran, manquant de me faire sursauter. Son film d'auteur était excellent, il m'a même tiré une larme ! Ce qui est un exploit, Dieu sait que je ne pleure jamais devant ces œuvres de fiction ! Mais sa sensibilité... oui, elle mérite d'être récompensée ! Surtout après les terribles évènements que lui a fait vivre ce fou furieux.

Je commençais à m'étirer discrètement, peu intéressée par les secrets du septième art, mais Grand-Ma captive mon attention avec le mystère qu'elle laisse planer dans sa voix. Il n'y a pas à dire, c'est elle qui devrait gagner cet Oscar !

— De qui parles-tu ? l'interrogé-je alors que la journaliste n'a pas encore révélé l'identité des nominés.

Je ne sais même pas si la liste est sortie, à quelques mois de la cérémonie.

Grand-Ma joint ses mains dans une expression dramatique. Un fou rire menace d'exploser, mais je serre fort les lèvres pour me contenir.

— Cette jeune française qui a fait la couverture d'un magazine reconnu le mois dernier... Léa ? Non, je ne crois pas... Elisa ? Non plus...

Ses recherches infructueuses m'arrachent un sourire.

Je reporte mon attention sur Grand-Pa quand je l'entends m'appeler depuis le haut des escaliers. Il les dévale à une vitesse absolument surprenante compte tenu de son âge – et de la canne supposée l'accompagner.

— Eleanora, est-ce que tu savais que...

— Eléa ! approuve ma grand-mère en tapant dans ses deux mains. Elle s'appelle Eléa Lignot !

J'arque un sourcil à l'entente de ce prénom. Il ne me dit vraiment rien.

— Oh, tu parles de cette jeune scénariste française ? s'enquiert Grand-Pa qui semble aussi passionné par le sujet. Elle ira loin cette jeune fille, je vous le garantis.

Leurs regards convergent alors vers moi, attendant une réaction de ma part. Je leur offre un sourire gêné. J'ai beau faire des efforts de concentration, je n'ai aucune idée de qui est cette jeune fille. Et puis, pourquoi le devrais-je ? Nombreuses sont les personnes perçant dans le milieu du cinéma, ce qui rend impossible de s'en rappeler chaque nom.

Grand-Ma semble vraiment dépitée par mon silence. Elle sort son téléphone moderne de sa poche, et fronce les sourcils en tapant quelques mots sur ce que je devine être Google. Je n'ai pas le temps d'être surprise par sa capacité à utiliser ces nouvelles technologies qu'elle me pose le combiné sur les genoux.

Mes yeux s'abaissent pour venir rencontrer le visage doux d'une jeune femme blonde. Ses yeux bleus sont mis en valeur par un trait d'eye-liner posé avec beaucoup d'élégance, et qui renvoie le bonheur de la scénariste à quiconque croiserait son regard. Plus je l'observe, plus elle me semble familière. Grand-Ma n'a-t-elle pas parlé d'un tragique évènement qui aurait fait le tour du monde ?

Après quelques secondes d'absence, les connexions reviennent. Je me souviens de cette Eléa. Une dizaine de jours après la fin du tournage, elle avait été enlevée. Un fan de la première heure, paraît-il, avait organisé sa séquestration. Je ne me rappelle pas les sévices qu'elle a subis, ni la manière dont les policiers sont parvenus à la retrouver. En revanche, je sais qu'elle officialisait sa relation avec une célébrité reconnue peu de temps après sa libération.

Les médias raffolent de ce genre d'affaires. Ils ont suivi de près l'évolution de cette jeune scénariste, et Grand-Ma tend à leur donner raison. La comédie romantique de l'artiste semble avoir fait l'unanimité auprès de toutes les générations.

Alors que je commence à me perdre dans mes pensées, Grand-Pa se rappelle à moi en se matérialisant sous mes yeux. Je redresse mon regard, pour l'inviter à parler.

— Est-ce que tu savais que l'Écosse songe de nouveau à prendre son indépendance vis-à-vis du Royaume-Uni à cause du Brexit ?

— Tout le monde sait cela, Ed, marmonne Grand-Ma en levant les yeux au ciel.

Grand-Pa marmonne quelques propos inintelligibles avant de remonter à l'étage, probablement vexé. Je m'apprête à le suivre pour tenter de lui remonter le moral – je peux toujours prétendre que l'Angleterre nous censure ce genre d'informations – mais Grand-Ma m'en empêche en me retenant par le bras.

— Je sais que cela ne me regarde pas, ma chérie, commence-t-elle en reportant son attention sur son tricot, mais je me demandais si... si tu étais toujours en contact avec ce jeune garçon dont tu nous avais tant parlé.

— Isaac ? l'interrogé-je en sachant pertinemment qu'elle fait référence à lui, étant donné qu'il est le seul homme dont je ne lui ai jamais parlé.

Elle acquiesce, son regard se faisant légèrement plus vague alors qu'il se perd dans les flammes de la cheminée.

— Je me rappelle à quel point tu étais joyeuse en l'évoquant, malgré l'incertitude de vos retrouvailles. Cinq années sont passées, alors je me demandais si...

— Je l'ai revu à Londres, la coupé-je afin de mettre un terme à ses incertitudes. Il y a à peu près un mois, précisé-je en enroulant une mèche de cheveux autour de mon doigt.

— Je savais que vous retrouveriez votre chemin l'un vers l'autre, se félicite Grand-Ma sans rien cacher de sa joie. Un amour si pur ne pouvait pas prendre fin si tragiquement.

— Rien n'est fait, Grand-Ma, tempéré-je pour calmer ses ardeurs – et les miennes.

Hier soir, il a dit qu'il m'aimait. Puis il m'a souhaité bonne nuit le plus naturellement du monde, sachant pertinemment qu'il était trop tôt pour répondre. Et pourtant... mon cœur a vibré, le sang a pulsé dans mes veines, le bonheur m'a inondé alors qu'un long frisson me parcourait le dos.

J'ai passé la nuit à rêver de lui.

— Mais tu l'aimes ? insiste Grand-Ma.

Les mots meurent au fond de ma gorge. L'amour que je porte à Isaac n'a jamais disparu. Mais c'est effrayant de le reconnaître. Parce que cinq années, c'est long. Suis-je en mesure d'aimer le jeune homme que j'ai retrouvé, ou mon cœur n'appartient-il qu'à une utopie de mon passé ?

— Ma chérie, reprend ma grand-mère en serrant ma main dans la sienne, tu peux haïr quelqu'un du plus profond de ton âme et toujours l'aimer. Si tu ne ressentais pas un tant soit peu d'amour pour lui, tu ne lui en voudrais pas autant. La seule question que tu devrais maintenant te poser, c'est de savoir si tu peux lui pardonner son absence ou non.

La détermination de Grand-Ma m'arrache un faible sourire. Isaac ne peut être tenu responsable des décisions que son père l'a obligé à prendre. Et notre rupture, nous sommes deux à l'avoir provoquée. J'ai menti au même titre que lui.

— Je crois... je crois qu'il n'y a rien à pardonner.

Grand-Ma sourit de toutes ses dents en me tapotant la main, l'air entendu.

— Alors tu as ta réponse, Nora. Je t'en supplie, ne tire pas une croix si tôt sur quelque chose que tu as attendu si longtemps. Il est grand temps que ton sourire retrouve sa place sur ton visage.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top