Chapitre 12 - Isaac

— Vous devriez revenir plus souvent mon garçon, ce n'est pas parce que nous sommes en fin de vie que nous devons punir nos yeux des beaux plaisirs !

J'adresse un sourire poli à la femme dont je viens de prélever quelques tubes de sang. Elle me noie de compliments depuis plus de cinq minutes, ce qui m'amuse plus que ça ne le devrait. Mon supérieur m'a annoncé qu'elle faisait du gringue à tous les médecins qui passaient pour faire enrager son mari qui ne se gêne pas pour faire de même aux infirmières.

— Quand aura-t-on les résultats ? s'enquiert ce dernier sans pouvoir s'empêcher de me fusiller du regard en serrant les poings.

Il ne pense quand même pas que je tente de séduire sa femme ? Je me montre courtois parce que c'est ce qu'on attend d'un médecin, c'est tout. Son épouse a l'âge d'être ma grand-mère, et quand bien même ce ne serait pas le cas, elle ne m'intéresse pas.

Je n'ai qu'une seule fille en tête depuis cinq ans.

J'arque un sourcil pour l'inviter à tempérer ses ardeurs, mais garde mes commentaires pour moi. Il n'y a rien que je ne pourrais dire qu'il ne sache pas déjà.

— Aujourd'hui si vous êtes chanceux, sinon il faudra patienter jusqu'à demain.

Ma patiente m'adresse un sourire pour me rassurer, et si je ne le lui renvoie pas, je suis tout de même heureux de voir que son visage a repris des couleurs. Elle a fait un malaise hypoglycémique il y a deux jours à cause de son diabète, ce qui l'a conduite d'urgence à l'hôpital. Elle semble aller nettement mieux aujourd'hui, mais seuls les résultats médicaux nous permettront de déterminer si elle peut, ou non, rentrer chez elle avant la fin de la semaine.

Je me redresse afin d'aller à la rencontre de mes nouveaux patients. Comme je suis encore en formation, j'occupe un poste polyvalent. Aidant les infirmières quand elles sont débordées, j'ai hâte que mon supérieur m'autorise enfin à le rejoindre dans le secteur d'étude des maladies développées dans les zones reculées du monde.

—Vous reviendrez ? insiste la femme lorsqu'elle réalise que je compte m'absenter.

Je me gratte le sommet de la tête en faisant mine de réfléchir après avoir rassemblé mon matériel médical et mes dossiers sous mon bras droit.

-—Je ne sais pas qui sera en charge à ce moment-là mais je vous garantis que vous serez entre de bonnes mains.

Je les salue une dernière fois avant de m'engouffrer dans le couloir qui grouille de monde. L'arrivée de l'hiver se fait ressentir dans l'hôpital et son activité – la majorité des chambres sont occupées pour cause de maladies comme la grippe ou la gastro ou à cause de dépressions saisonnières qui demandent bien plus que quelques examens pour être réglées.

J'admire le dévouement de mes collègues psychologues. Il est déjà difficile de sauver la vie de quelqu'un grâce aux années d'études et de pratiques nous ayant formés. Mais sauver la vie d'autrui en devant apprivoiser la personnalité de l'autre, s'armant de la plus grande patience pour tenter de comprendre des maux que nul ne peut connaître sans les avoir vécus ?

Je leur tire mon chapeau, vraiment.

Je suis déjà en retard de cinq minutes lorsque je croise Matt au carrefour d'un couloir. Il m'adresse un sourire et ralentit le pas lorsqu'il me repère, puisque nous nous dirigeons de toute évidence dans la même direction.

— Madame Durand t'as fait le coup du flirt devant son mari, hein ? s'enquiert mon ami en focalisant toute son attention sur des résultats d'analyse qui semblent le rendre particulièrement perplexe.

— Tu les connais ? me surprends-je à demander.

— Ils viennent régulièrement, m'informe Matt en saluant quelques collègues de la tête. Pas suffisamment pour remettre en cause la légitimité de leurs venues – enfin, surtout de la femme – mais assez pour se rappeler de ce couple et de leurs petites querelles.

J'acquiesce, pensif, avant que sa phrase ne me percute. Je m'arrête pratiquement en plein milieu du couloir, confus, ce qui oblige mon colocataire à se tourner vers moi pour m'inciter à avancer.

— Pourquoi remettre en cause la légitimité de leur venue ? Tout patient...

— ... a le droit d'être soigné, me coupe Matt en fronçant les sourcils. Je le sais, Isaac. Je doute juste que madame Durand ait un jour été correctement diagnostiquée.

J'ouvre de grands yeux. Est-il en train de remettre en question le travail de nos supérieurs ? Mais surtout, pour quelle raison se permet-il ces réflexions ? Je ne connais pas encore Matt par cœur mais il n'est pas du genre à faire des jugements hâtifs. Derrière ses blagues se cache quelqu'un de profondément réfléchi.

— Je ne suis plus, Matt. De quoi parles-tu ?

Il pousse un profond soupir en se passant une main sur son visage épuisé. Je n'y avais jamais prêté attention mais il a des cernes gigantesques sous les yeux – je grimace en sachant pertinemment que c'est ce qui m'attend également d'ici quelques jours.

— Je ne suis pas légitime pour poser un diagnostic ou pour donner mon opinion, surtout dans un domaine médical qui n'est pas le mien, mais je me demande depuis quelques mois si elle ne souffrirait pas de trouble de la personnalité dépendante. Les excuses qu'elle trouve pour justifier ses blessures ou ses maux sont tous plus fous les uns que les autres donc je ne peux m'empêcher de me demander si...

—... elle ne prétendrait pas d'aller mal afin que des médecins compétents s'occupent d'elle ?

Matthew hausse les épaules, prouvant que mon raisonnement est le bon.

— Nous représentons une forme de sécurité, Isaac. Peut-être que notre présence la rassure.

Je ne parviens pas à déterminer si ses explications collent avec l'image que j'ai eue d'elle ce matin. Après tout, je ne l'ai vue qu'une seule fois. Je suis bien la dernière personne apte à me prononcer sur ce sujet.

— Tu en as parlé à tes supérieurs ?

— Oui, et ils m'ont gentiment demandé de m'occuper de mon cul.

Sa morosité m'arrache un rire et me vaut un regard noir de la part de mon ami. Je me force à reprendre mon sérieux pour éviter que ses foudres ne me tombent dessus.

— Même si la santé d'une patiente est en jeu ? le relancé-je. Ils ne vont même pas approfondir la piste alors que tu as des arguments et que tu es en phase de devenir médecin ?

En phase, Isaac, je ne le suis pas encore et ça fait toute la différence entre avoir le droit de donner son avis ou et celui de la fermer.

Matt me regarde avec toute l'impuissance qu'il ressent, ce qui me sert le cœur. J'exerce ce métier afin de ne plus rester passif aux douleurs des autres mais cela n'est même pas suffisant pour comprendre et soigner les maux de tous les individus. La médecine est une merveilleuse invention mais la vie ne se gêne pas pour nous rappeler qu'elle nous domine encore et toujours, à la fin.

— N'oublie pas dans quel domaine nous travaillons, murmure Matt en s'arrêtant devant une porte fermée. Nous avons beau consacré notre vie à sauver celle des autres, cela ne change rien au fait que c'est un domaine pourri où l'égo de chacun prend bien plus de place qu'il ne le faudrait.

***

Je profite des vingt minutes de pause dont j'ai miraculeusement bénéficié à midi pour manger un sandwich et discuter avec mes nouveaux collègues. Ce retour au calme me fait du bien. C'est l'un des rares moments de la journée où la vie semble prendre le dessus sur la menace de la mort.

Je m'isole dehors cinq minutes avant de reprendre mon service. Depuis dix jours, je nourris l'espoir d'y lire le message d'une certaine rousse au regard hypnotisant. J'essaie de respecter les distances instaurées par Eleanora du mieux que je peux, conscient qu'elle a besoin de temps pour faire le point sur sa vie et sur les confidences que je lui ai avouées, mais elle commence sérieusement à me manquer. Ai-je eu tort de lui confier mes plus sombres secrets ?

Mon père est l'un des criminels les plus dangereux du monde, et il voulait ta peau. J'ai préféré que tu me détestes pour le restant de mes jours, même si cela entraînait ma descente aux enfers, tant que j'avais la certitude que ton cœur continuait de battre à des kilomètres de moi.

Mon père m'avait fait une bien sombre promesse, et je ne pouvais pas me permettre qu'il atteigne Eleanora d'une manière ou d'une autre.

« Je t'anéantirai, Isaac. De la même manière que tu m'as tout arraché, je te priverai de ce que tu as de plus précieux sur Terre ».

Je secoue la tête pour faire disparaître la voix menaçante de mon père. Ce criminel est en prison, surveillé par la police la plus performante au monde. Je ne crains plus rien. Lana, Eleanora, ne craignent plus rien.

Je reporte mon attention sur le téléphone, dont l'écran reste résolument noir. Dix jours... peut-être qu'il est temps de faire preuve de courage ? De franchir ce premier pas qui me ramènera vers elle ?

De : Isaac

A : Eleanora

Je suis désolé que rien ne se soit passé comme tu le souhaitais, Eleanora.

J'espère qu'elle comprendra toutes les excuses qui se cachent derrière cette simple phrase. Elle mérite que quelqu'un s'excuse de la tragédie qu'est devenue sa vie pour réaliser enfin que rien n'est sa faute.

Elle n'est pas responsable de la mort de son père.

Elle n'est pas responsable de la maladie de sa mère.

Elle n'est pas non plus responsable de mon départ.

— Isaac, viens avec moi, m'interpelle une voix autoritaire que j'associe à celle de mon responsable. J'aimerais te montrer les laboratoires de recherches tant que nous ne croulons pas sous les patients.

J'acquiesce et m'exécute sans discuter. Après une seconde d'hésitation, j'éteins mon téléphone pour ne pas me laisser distraire par une éventuelle réponse. Je ne le rallume que bien plus tard, une fois mon service terminé, pour vérifier que Matthew ne m'a laissé aucun message pour que l'on rentre ensemble.

Je n'ai pas de nouvelles de mon colocataire. En revanche, une notification s'allume pour m'indiquer la réception d'un nouvel échange.

De : Eleanora

A : Isaac

Ne t'excuse pas pour quelque chose que seule la vie a provoqué. J'ai compris qu'il y avait des événements sur lesquels nous n'avions aucun contrôle : la mort et la maladie en font partie.

Tu sais pourquoi j'ai renoncé au militantisme, il y a toutes ces années ? Ce n'est pas seulement à cause des drames qui ont frappé ma famille. Je ne voyais plus comment il était possible de changer un monde qui refuse de devenir meilleur. Alors, j'ai dévié de trajectoire. Et le hasard m'a fait découvrir une nouvelle voie, dans laquelle je m'épanouis. Dans laquelle je suis heureuse.

Ce choix de recommencer, je l'ai fait. Comme toi, tu as fait le choix de me tenir écartée de ta vie pour me protéger.

Peut-être que rien ne s'est passé comme prévu. Pour toi, pour moi, pour nous. Je suis autant responsable que toi des chances manquées et des promesses bafouées. Mais quand je vois où j'en suis aujourd'hui... je ne suis pas sûre que je choisirais une vie différente de celle que j'ai eue.

Ce message me touche en plein cœur et m'arrache un sourire que je n'ai pas eu depuis des années. La détermination d'Eleanora m'explose au visage, tout comme sa persévérance à se montrer plus triomphante que la vie. Elle me rappelle enfin la femme que j'ai rencontrée en Namibie et qui m'a fait succomber pour ses convictions, sa tendresse, son humour.

De : Eleanora

A : Isaac

Le bonheur ne s'attend pas, Isaac, il se créé. Et j'ai enfin décidé d'être heureuse.

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