Chapitre 9 ~ Dawn


Je coupai le contact, les yeux déjà rivés sur la façade familière. Je sortis de ma voiture et claquai la portière derrière moi, avant de m'adosser au véhicule en frissonnant, les bras fermement croisés sur ma poitrine. Je restai immobile devant la maison quelques minutes, la détaillant du regard. J'avais conduit presque une heure pour arriver ici, et j'aurais pensé que le long trajet aurait contribué à calmer mon angoisse, mais à présent l'appréhension me tordait le ventre. L'habitation était établie sur deux étages, et la façade était en partie recouverte de lierre. Sa position, dans une banlieue proche de Londres, laissait assez de place pour un petit jardin devant la maison en briques rouges. Le lampadaire planté à quelques pas de là était cassé, et la seule lumière qui éclairait mon visage était celle, chaude et rassurante, dispensée par les trois fenêtres rectangulaires du rez-de-chaussée, et par une quatrième, plus petite, à l'étage. Mes yeux s'accrochèrent a cette dernière quelques secondes et je me mordillai nerveusement la lèvre, avant d'enfin me décider à passer le portillon. Je parcourus l'allée en gravier et montai les quelque marches du perron avant de presser timidement l'interrupteur de la sonnette. À peine une seconde plus tard, la porte bleue s'ouvrit sur le visage souriant de ma tante. Mon cœur se serra comme souvent lorsque mon regard se posait sur ses boucles rousses et ses yeux noirs pétillants, si exactement similaires à ceux de mon père. 

« Dawn! »

Elle passa ses bras autour de moi et me serra contre elle brièvement, m'enveloppant dans son parfum rassurant, et créant autour de moi une sorte d'atmosphère douce et maternelle qui manquait à ma vie depuis longtemps. En s'écartant de moi, elle m'observa un court instant, avant de resserrer son long gilet crème autour d'elle avec un sourire.

« Allons, rentre vite! Il fait froid dehors! »

Elle s'écarta pour me laisser entrer chez elle, et je m'exécutai avant de retirer mon manteau et mon écharpe. Je les accrochai au porte-manteau de l'entrée tandis que mon oncle arrivait du salon pour m'accueillir aussi chaleureusement que d'habitude, et ma tante se planta au pied de l'escalier en moquette.

« Kathy ma chérie, ta sœur est là! Tu descends? »

Il y eut un long silence, et je déglutis en échangeant un regard avec mon oncle. Puis, enfin, des pas retentirent à l'étage, et mes épaules se détendirent en voyant Kathleen apparaître en haut des marches. Cependant, mon sentiment de malaise revint à la charge lorsque je croisai ses prunelles noires. Elle les détourna presque aussitôt pour les poser sur ses pieds, avant de nous rejoindre en bas.

« Salut. »

Je la détaillai rapidement du regard. Elle portait un jean noir troué aux genoux, et un t-shirt de la même couleur. Ses cheveux blonds détachés, identiques à ceux de notre mère, avaient poussé depuis la dernière fois, et tombaient maintenant jusqu'à sa taille. La culpabilité m'envahit en réalisant que je ne l'avais pas vue depuis plusieurs mois. Ma sœur m'en voulait de ne pas être assez présente, et en fin de compte, elle avait raison. Et aujourd'hui, sa rancoeur était encore plus forte, et justifiée, puisqu'il y a quelques jours à peine, j'avais, encore une fois, manqué une occasion de réunion de famille. J'avais beau être angoissée à l'idée de ces moments qui m'étaient pénibles, pour elle, ils étaient importants. Et je n'avais pas respecté cela. Quelle piètre grande sœur tu fais.

J'esquissai un sourire hésitant à son attention, mais ma petite sœur ne sembla même pas le remarquer.
Ressentant sans doute la tension qui venait d'envahir l'entrée, mon oncle s'éclaircit la gorge.

« On n'a pas encore dîné, j'imagine que toi non plus? » demanda-t-il avec un grand sourire un brin forcé.

Mon cœur se réchauffa tout de même légèrement, et je secouai la tête en tentant de sourire, mon regard toujours rivé à ma petite sœur. Nous passâmes dans la salle à manger, où la table était d'ailleurs déjà mise pour quatre, alors que Dan, mon oncle, tentait de détendre l'atmosphère en me posant des questions sur mon travail à l'hôpital. Je pris place à la petite table ronde, en face de Kathleen. Celle-ci ne m'accorda pas un regard et sortit son portable de sa poche, commençant à pianoter dessus avec indifférence.

J'inspirai à fond pour reprendre contenance et reportai mon attention sur Dan, qui essayait tant bien que mal d'entretenir la conversation. Ma tante, la sœur aînée de mon père, entra dans la pièce, un plat fumant entre les mains. Elle le posa au centre de la table, et m'en servit une portion.

« Du gratin de potiron! déclara-t-elle fièrement. Je me rappelle que tu as toujours aimé ça! C'est toujours d'actualité, n'est-ce pas ma chérie?

- Oui, merci Evelyn. » souris-je.

Elle finit par s'asseoir à ma droite, en face de mon oncle. Celui-ci continua à alimenter la conversation, et je tentai de lui donner mon entière attention. Il m'interrogea sur mon nouveau poste d'infirmière, sur mes horaires de travail souvent difficiles, sur les patients, me demanda des nouvelles de Dorian et Hailey. Pendant tout ce temps, Kathleen garda la tête baissée vers son assiette, dont elle triturait le contenu du bout de sa fourchette sans vraiment y toucher. L'inquiétude me gagna alors que mes yeux se posaient sur ses poignets amaigris que laissait voir son haut à manches longues, et sa carrure étroite.

« Alors, Kathleen nous a dit que tu n'avais pas pu aller rendre visite à Betty à la clinique avec elle le week-end dernier? » amorça ma tante, d'une voix douce.

Les épaules de ma sœur se tendirent et elle se figea. Je clignai des yeux plusieurs fois en posant mon regard sur Evelyn, qui m'observait d'un regard compatissant. Mais soudainement, la culpabilité me gagna, et je me sentis mise à nu, sans aucune excuse valable derrière laquelle me cacher. Cependant, ma tante m'observait, et je me devais de lui offrir une réponse.

« Hum... non, j'étais de garde samedi après-midi... »

Les mots quittèrent mes lèvres, et j'eus la désagréable sensation qu'ils n'étaient pas à la hauteur. Pas pour moi, pas pour mon oncle et ma tante qui affichaient malgré tout une expression rassurante. Et surtout, pas pour Kathleen.

« Mais je... je suis passée le soir même en sortant du travail. » me justifiai-je.

Ma petite sœur releva brusquement la tête, me faisant sursauter. L'espace d'une seconde, ses yeux noirs s'accrochèrent aux miens, me transmettant toute la rancoeur qu'elle éprouvait à mon encontre. L'instant suivant, elle se levait, lâchant ses couverts qui tintèrent bruyamment contre l'assiette en porcelaine, et quittait la pièce en coup de vent.

Il y eut une demi-seconde de flottement, durant laquelle Dan, Evelyn et moi nous fixâmes dans le blanc des yeux, avant que je n'envoie valdinguer ma chaise derrière moi pour courir à la suite de Kathleen en leur murmurant des excuses du bout des lèvres.

Je grimpai l'escalier en un temps record avant de me retrouver sur le palier, devant sa porte close. Je fermai les yeux une seconde et inspirai une profonde goulée d'air, comme si le courage pouvait emplir mes poumons en même temps que les particules d'oxygène. En rouvrant les paupières, je cognai mon poing contre le panneau en bois, mais ne reçus aucune réponse.

« Kathleen? appelai-je d'une voix douce.

- Laisse-moi tranquille. » cracha ma sœur de l'autre côté du battant.

Mon cœur se comprima quand sa voix entravée par les larmes me parvint. Je croisai les bras sur ma poitrine et levai la tête vers le plafond, battant des paupières pour chasser celles qui embuaient ma vue. Mes lèvres s'entrouvrirent, laissant échapper ma respiration hachée, et je dus m'y reprendre à plusieurs fois pour empêcher ma voix de trembler.

« S'il te plaît, K, ouvre-moi. soufflai-je en posant ma paume sur la porte avant d'y appuyer mon front. S'il te plaît. »

Un silence assourdissant régna pendant plusieurs minutes sur le palier, et je sentis une larme dévaler ma joue, avant de s'écraser sur le tapis sans un bruit. Cependant, je ne bougeai pas d'un poil, tendant l'oreille afin d'entendre la respiration irrégulière de Kathleen de l'autre côté. Après ce qui me parut une éternité, elle déchira enfin le silence d'une voix faible.

« T'es toujours là? »

Parcourue d'un frisson , je m'appuyai un peu plus contre le battant.

« Oui. »

Après quelques instants qui me parurent, une nouvelle fois, interminables, je l'entendis bouger dans sa chambre, et la porte s'ouvrit devant moi. Kathleen se tenait là, dans l'embrasure, et elle avait l'air si frêle à cet instant que je passai aussitôt mes bras autour d'elle, serrant ma petite sœur contre mon cœur.

Je raffermis mon étreinte alors qu'elle se laissait aller contre mon épaule, agitée de sanglots. Mes larmes se mêlèrent bientôt aux siennes, et nous restâmes immobiles un long moment, nous cramponnant l'une à l'autre comme à une bouée au milieu d'un océan froid et sombre.

*

Allongée sur le lit de ma sœur, ma main dans ses cheveux et sa tête reposant sur mon ventre, j'observais le plafond. Même si la plupart étaient tombées au fil des ans, il restait quelques étoiles fluorescentes que mon oncle avait collées là pour mon cousin. Cela devait faire une trentaine de minutes que ma sœur et moi étions allongées sans bouger, et sans rien dire. Mes larmes ne s'étaient taries que depuis quelques instants à peine, et mes tempes et mes joues étaient encore maculées de sillons humides.

« Tu dors?

- Non. » soufflai-je.

Kathleen se redressa pour s'étendre sur le dos à mes côtés, posant comme moi son regard sombre sur le plafond. Je tournai la tête, pour pouvoir observer son profil. Ses yeux, gonflés, étaient rougis, comme tout le reste de son visage, et quelques mèches de cheveux blonds collaient à son front.

« Je suis désolée. » murmurai-je.

Elle déglutis, sans ciller pour autant, ses prunelles noires fixées sur le plafond, même si elle ne le regardait pas vraiment. Impuissante, je remarquai ses yeux se remplirent peu à peu de larmes à nouveau, avant de déborder. Je suivis du regard la goutte d'eau dévaler sa tempe pour se perdre dans ses cheveux blonds.

« Pardon. » répétai-je.

Cette fois, elle tourna la tête vers moi, plongeant ses yeux luisants de larmes dans les miens.

« Tu n'es jamais là. » chuchota-t-elle.

J'accusai le coup, fermant les yeux un court instant pour fuir les siens qui m'accusaient avec une obstination mêlée de désespoir.

« Tu sais que j'ai besoin de toi. asséna-t-elle. Tu le sais. Mais tu n'es jamais là. Tu fuis. Tu me fuis.

- Non. Non, je ne te fuis pas Kathleen. »

Je rouvris les paupières pour affronter son regard.

« S'il te plaît, ne crois pas ça. Je m'en veux de ne pas être assez là pour toi.

- Moi aussi, je t'en veux. »

Je cillai, les larmes obstruant ma vue. J'avais déjà été confrontée à sa colère, à sa rancoeur. Et cela m'avait fait mal. Mais voir ma petite sœur, calmée et pourtant pleurant silencieusement, me mettre face à mes torts était mille fois pire.

« Je comprends que ce n'est pas facile pour toi de faire face à maman. reprit-elle. Tu crois peut-être que je ne comprends rien, mais ce n'est pas le cas. J'ai seize ans, crois-moi je saisis ce qui se passe. Donc je comprends que tu aies peur. Mais est-ce que tu penses que c'est plus simple pour moi? »

Sa voix se brisa alors que ses traits se comprimaient. Elle réfréna un sanglot avant de poursuivre, alors que je ne cherchais plus à retenir les larmes qui dévalaient mes joues.

« Est-ce que tu crois que c'est facile, d'aller la voir toute seule? Papa est mort il y a des années. Maman a essayé de se suicider pour le rejoindre, sans une arrière pensée pour nous. Je lui en veux aussi. Bien sûr que je lui en veux. Je lui en veux de n'avoir pas hésité une seule seconde avant de décider de nous abandonner. Alors s'il te plaît, ne m'abandonne pas toi aussi. »

Les épaules agitées de sanglots, je passai mes bras autour d'elle pour l'attirer à moi. Elle enfouit son visage dans mon cou, laissant libre cours à ses larmes, alors que je couvrais le sommet de son crâne de baisers, la vue floutée par les miennes.

« Je suis désolée, hoquetai-je. Je suis désolée K. Je ne t'abandonnerai pas, je te le promets. Je t'aime, K. Je suis désolée. »

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