chapitre I : Elis

Le téléphone sonnait.


Le temps tel qu'on le conçoit, bien ordonné, s'arrête quand on arrête de s'y référer à l'aide de concepts extérieurs à lui, ou plutôt il ne s'arrête pas, il devient inintelligible. Les jours, les semaines, les saisons, les années, les calendriers, la mort et la vie, le temps y est parfaitement Indifférent.

Soudain les jours n'ont plus de noms les saisons plus de mois et les années se décomposent dans l'absurdité de leur propres concept. Il n'y a pas de début et pas de fin au temps. Il n'y a pas de lundi au dimanche. Il n'y a que la pagaille. Un vide débordant d'un chaos retentissant si supérieur à celui que chaque homme a en lui-même qu'il ne lui fait plus écho au nom de la liberté mais le noie.

Le téléphone sonnait de nouveau.

Et c'est cet état qu'Ania provoquait volontairement.
elle était prise de frénésie. Frénésie de noyer le trouble comme il la noyait elle.

Pour cela elle s'élançait a corps perdu dans les excès, afin d'épuiser le corps jusqu'à l'annihilation de la pensée.

Ainsi, le jour et la nuit se confondaient. Les heures n'avaient plus d'ordre et la montre délirait. La musique était toujours trop forte dans les oreilles, les cigarettes débordaient de tout les cendriers et les ivresses (toutes les ivresses) n'en finissaient pas.

Puis, après cette étape de l'ivresse, venaient les morts successives. Les morts des sommeils profonds dont on se réveille pas bien sûr de l'heure et du lieu, pas bien sûr de qui sommes nous. Et à peine réveillée, après seize heures d'absence, Ania courait déjà se tuer encore en d'autres lieux et dans d'autres excès.

Nommons ici cette vie; Tout ce qui tient de l'excès et qui n'élève en rien l'homme, se nomme débauche.

Le téléphone retentissait de plus belle.

Je disais plus haut qu'Ania se livrait à diverses ivresses, je ne parle pas que d'alcool. Je parle de rire trop fort, de courir les rues des heures entières, de fumer à peu près tout ce qui peut être fumé, de grimper vers les extases à s'en arrêter le cœur. Je parle de ne plus sentir ni peur ni honte, ni pudeur ni embarras. Je parle d'une liberté débridée qui ne trouve pas sa source dans la conviction, mais dans la folie.

Le téléphone continuait de sonner.

La chambre en désordre était une demie pénombre lourde d'odeurs renfermées à qui le silence de plomb semblait conférer une présence solidement matériel derrière les vitres closes.

Entre les couches de la literie désordonnée, les longs cheveux aux boucles défaites encadraient leur propriétaire gisante au milieu, on la croirait sans vie, si ce n'était pour un sursaut musculaire de temps à autre et sa respiration, à peine perceptible, exception faites d'une inspiration troublée au milieu d'un mauvais rêve dont elle ne gardera qu'une vague impression de malaise.

Le téléphone résonna de nouveau,tâtonnant de la main Ania décrocha enfin.

- Désolé d'avoir insisté madame, un homme du nom de Elis.K veut vous voir. Il dit que c'est urgent.

On entend une voix onctueuse à l'autre bout de fils dire quelque chose comme «Vous gâchez la surprise»

Le nom entraîna une réaction immédiate. Ania s'éjecta du lit comme un ressort qui eût été comprimé à son maximum, les yeux écarquillés comme si elle n'avait pas dormi, seule sa voix la trahissait, et elle fût heureuse que ce fût le réceptionniste et non Elis à l'appareil.

- Dîtes lui que je descendrais quand je serai prête, s'il veut bien patienter, s'il vous plaît.

Elle raccrocha sans laisser la chance à Elis de s'étendre sur son planning chargé derrière le réceptionniste.

La brune traversa sa suite à pas de loup, son crâne la faisait souffrir et ses muscles étaient courbaturés. La lumière blanche de la salle de bain l'aveuglait.

«Elis est là.»

La toilette se devait d'être rapide et efficace. Elis n'aimait pas attendre, et qui sait ce qu'il ferait s'il était contrarié. Dieu, peut être qu'il était déjà offensé du fait qu'elle ait raccroché abruptement... mais non, Elis ne se serait pas déplacé vers elle s'il n'avait pas eut une raison assez jubilatoire pour le faire passer sur l'offense, et c'était cette même raison qui terrifiait Ania.

Une douche froide l'aiderait à lui faire face, lui qui était sans doute impeccablement mis, cette seule image suffit à la décourager.

Elle réunit ses cheveux dans une tentative de discipliner les boucles.

« Qu'est ce que Elis est venu faire là ?
Comment a-t-il su que j'étais là ? Peut-être est il envoyé par...Non il est trop tôt, il n'est pas possible que...»

Elle essaya de faire son teint, de masquer les cernes mais ces dernières semblaient n'en devenir que plus profondes et sa mine tournait au gris, ses sourcils étaient trop noirs, l'odeur sucrée de la poudre l'écoeurait. Elle détourna les yeux de sa réflexion qui lui paraissait hideuse, profondément contrariée.

Pourquoi faut-il que tout se ligue contre nous quand nous n'avons pas le temps de riposter.

Elle frotta rageusement sa peau sous l'eau gelée qui coulait abondement.

Elle se désespérait et Elis attendait.

Repartie de zéro elle abandonna l'idée de cacher sa mine fatiguée, elle se maquilla un peu les yeux et les lèvres pour ne pas tout à fait manquer d'éclat. Ajouta du rouge aux joues. Tant pis pour les cernes.

Étalés sur le tapis les vêtements ne semblaient pas appropriés. Il faudrait quelque chose sur quoi Elis ne trouverait pas de commentaire à faire tout en ne les faisant pas remarquer, un pantalon crème et un haut côtelé d'une couleur légèrement plus foncée, une ceinture de cuir marron, des espadrilles. Elle n'avait rien de mieux de toute façon.

Dans la glace de l'ascenseur elle jetta un dernier coup d'œil à son apparence.
Ses cernes lui mangeaient les joues, lui donnant un air cartoonesque, et ses cheveux étaient plus gonflé que d'habitude. Enfin, au moins, elle n'était pas tout à fait désastreuse.

C'était peut-être la première fois qu'elle passait dans le hall de l'hôtel en pleine journée. Ou du moins si elle l'avait déjà fait elle ne se rappelait pas l'avoir observé. Les plafonds hauts, les portes fenêtres, les sols éclatants, les escaliers marbrés qui séparent l'accueil d'une sorte de salon ouvert, tout celà si poli et épuré qu'il vous ferait oublier que tout un monde de misère existe à l'extérieur.

Dans le salon, bien en vue et sans rechercher une quelconque discrétion, Elis était installé. Il n'avait pas changé depuis la dernière fois qu'elle l'avait vu, ses airs gracieux et ses gestes de chat, sa taille fine, et ses belles mains élégamment gantées. Il s'était vêtu d'un Polo blanc, un pantalon de Tweed marron assorti d'une paire de mocassins Richelieu.
Elle se sentit immédiatement gauche avec ses espadrilles et ses cheveux en bataille.

Dès que Elis l'eût aperçu, il se leva promptement.

- Mon ange ! Je suis heureux de te voir, tu es ravissante, on dirait une petite fermière. Très... rustique tout cela ! dit-il en lui faisant la bise.

- Bonjour, Elis.

- Bonjour Elis, Bonjour Elis ! voyons, ça fait 2 ans qu'on a pas eu l'occasion de se voir et tu n'as pas mieux à me dire !

- Qu'est-ce que tu fais là ?

Il balaya la réponse d'un geste indulgent de la main.

- L'amour filial ! Mais assis toi, dans ton état il ne faut pas rester debout trop longtemps !

Et lui tirant promptement une chaise, il l'invita, Ania s'abandonna à ce geste, et il repoussa le siège avec douceur.

- Je n'y ai pas cru quand un ami m'a dit t'avoir vu en ville. Toi, sortie de ta campagne ! C'était inespéré !

- Je suis venu pour...

- Ne me dit rien ! Plus on n'en sait, plus on a de problème ! Et si je suis venu ici c'est pour ton bien.

- Mon bien ? Relève-t-elle ironiquement.

- Tu sais que je ne fais rien qui ne soit pas fait par bonté de cœur. Mais attends, tu veux boire quelques chose ?

- Un café, s'il te plaît.

- Un décaféiné et une orangeade s'il vous plaît, indiqua-t-il au serveur qui arrivait devant eux.

Ania connaissant Elis, ne se formalisait pas de ses manièrismes. D'ailleurs ils leurs arrivaient -À son grand damne- d'avoir les mêmes. Elle attribua la commande d'un décaféiné au fait qu'Elis allait lui annoncer avec joie un quelconque désastre, et qu'il avait peur qu'elle l'étrangla par la suite. Elle trouva cette précaution fort raisonnable.

Ce ne fut qu'une fois les boissons servies qu'Elis reprit.

- Tu te remets à utiliser le compte bancaire familiale, et l'activité en est inhabituel, je suis heureux de voir que tu ne te prive pas de belles choses, mais cet hôtel à part être trop fréquenté par des gens qui pourraient te reconnaître, ne passe pas inaperçu sur des relevés. Si maman voit ça...pas la peine de te faire un portrait. Elle voudra savoir tout ce que je ne sais pas. Je ne sais pas combien de temps tu vas rester, ni ce que tu nous fait là comme comédie, et je n'y tiens pas je t'assure. Mais un de mes amis peut t'héberger, il saura être discret.

- Je ne veux être nul part près de tes amis, Elis.

- Dommage, il est charmant comme tout. Mais ce n'est pas le sujet, loge toi où tu voudra alors, mais plus discrètement, tu ne voudrais pas provoquer une scène. Mais je te dois mes compliments pour le faux nom de réservation, tu n'a pas perdu ton humour.

Cette remarque ayant le don d'arracher un petit sourire à Ania, enfin un qui comprenait son trait d'humour ! elle se sentit rassurée de voir qu'Elis, pour aujourd'hui au moins, était dans de bonnes dispositions.

- Je dois te laisser, mais ça a été un plaisir de te revoir ! Cette visite reste entre nous.

Elis se lève, remet un de ses gants qu'il avait retiré, Ania suit son mouvement, et se laisse embrasser.

- Peut être qu'un jour je te rejoindrais dans ta campagne, je prendrais une ...."pose spirituel" auprès de toi! Nous vivrons comme des frères et sœurs de roman !

- Prends soin de toi.

- Oh épargne moi ces phrases toutes faites, c'est pas mon genre. Ni le tien d'ailleurs.

Elis s'était déjà éloigné de quelques pas, il marqua soudain un arrêt et se retournant théâtralement au bord des marches comme au bord d'une scène :

«- Au fait, la grossesse te vas très bien au teint !» lança-t-il avant de sauter allègrement les quelques marches et de quitter l'hôtel de son pas léger; laissant derrière lui Ania pétrifiée, debout au milieu des gens dont la vie ne marquait pas en cet instant un arrêt soudain.

Un homme passait près d'elle

- Excusez-moi, monsieur ?

- Oui ?

- Il est quelle heure ?

- Onze heures, mademoiselle.

- Et...quel jour ?

- Mardi, vous allez bien ?

- Heu...vous pourriez m'indiquer la date ?

- Le vingt-quatre

Voyant le silence troublé d'Ania il précise

- Août, Mardi 24/Août/****. Mademoiselle ?

- Merci, monsieur.

Elle quitta l'hôtel à pas précipités.

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