10. Méandres de l'esprit
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Chapitre dix
« J'ai songé que les rêves,
c'est un peu comme un océan de liberté.
On pleure et on rit à sa guise,
sans jamais avoir peur de vivre.
Alors, j'ai épousé la merpour ne plus avoir peur de sombrer. »
― Souhaites-tu manger quelque chose en particulier ?
Toujours sagement assis sur le canapé, les prunelles tournées vers l'horizon noir de la nuit, Jeongguk était prisonnier de ses pensées. L'esprit préoccupé, il n'avait pas entendu la question de son aîné. Son regard cherchait, en vain, un point fixe sur lequel s'accrocher afin d'éviter à sa conscience de trop s'égarer.
Mais c'était déjà trop tard...
Elle approchait.
― Jeongguk ? Tu m'as entendu ? Que veux-tu manger ?
Quelques secondes s'écoulèrent, peut-être même des minutes entières et Jeongguk, lui, n'avait toujours pas bougé. Il n'avait pas esquissé le moindre mouvement, pas même un simple hochement de tête pour répondre à son aîné qui, de son côté, commençait à s'inquiéter.
Le professeur se dirigea à pas de loups jusqu'à son cadet se postant devant lui et s'accroupit.
― Ggukie...?
Il n'obtint aucune réponse.
Jeongguk était absent. Il était parti bien trop loin et semblait lutter contre quelque chose.
Taehyung, désemparé, chercha à faire rencontrer leurs pupilles arrachant ainsi le châtain à sa contemplation du vide. Cependant, le vide ne se trouvait pas dans le paysage extérieur, à l'heure actuelle, mais bel et bien dans le regard de Jeongguk. Et cette vision broya le cœur du grisé. Il ne savait pas quoi faire pour l'aider.
― S'il te plaît, Jeongguk, réponds-moi...
Le plus jeune tourna enfin la tête, le regard toujours perdu dans un épais brouillard, fait de lointains souvenirs qui lui paraissaient presque irréels.
Il ne percevait pas Taehyung, seulement une forme floue qu'il n'arrivait pas à atteindre. Il tenta en vain de le toucher, bougeant son bras comme un automate. La pulpe de ses doigts rencontra d'abord un tissu doux, puis une épaule et une clavicule nue de tout vêtement. Il continua lentement son chemin jusqu'à la mâchoire saillante de son aîné, tout en analysant le parcours aléatoire de sa dextre. Jeongguk semblait savoir ce qu'il faisait, mais la réalité était tout autre. Cette comédie n'était qu'une simple illusion, parce que bien que ce soit lui qui esquissait les mouvements, il ne comprenait pas la situation, ou plutôt, il n'était pas l'acteur de ses gestes. Il n'en était qu'un simple spectateur. Il était comme un observateur extérieur qui se détachait de son environnement, ne percevant pas ce qui l'entourait.
― Gguk, est-ce que tu m'entends ?
D'une main hésitante, Taehyung porta sa main vers le visage de Jeongguk. Il aurait voulu lui demander l'autorisation de le toucher, mais ce dernier s'avérait ne pas être en capacité de lui répondre.
Il le secoua, légèrement, cherchant à reconnecter le châtain à la réalité. Le grisé ne comprenait pas ce qu'il avait, ce qu'il se passait. Il se sentait impuissant et entièrement démuni face à cette crise dont il ne connaissait pas le nom. Étrangement, cela ressemblait à une crise d'angoisse sans pour autant l'être, parce que certains symptômes différaient.
― Parle-moi, dis-moi quelque chose... Je t'en supplie...
Dans une supplication à peine murmurée, Taehyung quémandait auprès de Jeongguk pour qu'il lui parle. L'implorait pour qu'il lui lâche ne serait-ce qu'un mot, une syllabe.
Mais, encore une fois, il n'obtint aucune réponse.
Jeongguk était bloqué dans son mutisme, bloqué dans sa léthargie.
Le plus âgé dont les traits étaient crispés par l'inquiétude, se passa une main dans les cheveux. D'un geste brutal et désespéré, il rabattit ses mèches grises en arrière, exposant son front et le froncement de ses sourcils, soucieux de l'état de son cadet.
Il souffla, se leva et fit les cent pas dans son salon devant le canapé, gardant toujours un œil protecteur sur la silhouette assise du romancier. Son cerveau fonctionnait à vive allure, il réfléchissait à une possible solution, ressassant dans sa tête ses cours de secourisme appris à l'université, même s'il n'était pas sûr que cela lui serve à grand-chose vu la situation actuelle.
Et puis, après deux tours supplémentaires de la pièce, il comprit enfin.
Jeongguk était en pleine crise de déréalisation.
Doucement, Taehyung revint à sa place initiale et s'accroupi de nouveau face au châtain qui ne le voyait toujours pas. Ses mains vinrent se poser sur les joues de Jeongguk, souhaitant établir un premier contact pour ne pas le brusquer. Il lui offrit des caresses rassurantes avec ses pouces et remonta progressivement de ses pommettes jusqu'aux oreilles. De là, il accrocha son regard humide à celui absent en face de lui avant d'éloigner ses doigts de quelques centimètres de son pavillon auditif et de les claquer le plus fortement possible afin de ramener son protégé à la réalité. Il recommença une fois, deux fois, trois fois, puis se stoppa lorsque Jeongguk battit des paupières, reprenant vie.
― T-Tae...
― Chut, mon ange, respire avec moi.
Taehyung prit la main de Jeongguk et la posa sur sa propre poitrine, l'invitant à suivre ses inspirations et expirations en même temps que lui. Il lui fit recommencer cet exercice plusieurs fois jusqu'à ce que le châtain stabilise sa respiration.
― Voilà, continue, dit-il en gardant dans sa main celle du châtain qui finit par reprendre des couleurs. Tu te sens mieux ?
Jeongguk hocha timidement la tête et baissa les yeux. Il n'osait pas affronter le regard du grisé de peur de se faire juger à cause du bien piètre spectacle qu'il venait de lui offrir contre son gré.
Quand il était enfin revenu à lui, Jeongguk avait bien compris ce qu'il s'était passé quelques minutes plus tôt. Des crises de ce genre, il en avait déjà fait. La maltraitance affective et physique de la part de Namjoon lui avait laissé des séquelles bien trop grandes, bien trop profondes.
Le chemin vers la guérison était encore long.
― Regarde-moi.
Jeongguk, cette fois-ci, secoua la tête en signe de négation, trop apeuré par la potentielle réaction du grisé. Il ne voulait pas confronter son regard, déçu de voir ce qu'il était devenu : un homme brisé, assiégé par ses propres démons. Il n'eut cependant pas le temps de s'apitoyer sur son sort que des doigts longs et élancés avaient pris position sous son menton pour le relever face aux traits bienveillants de son ex-compagnon.
― Je sais à quoi tu penses Gguk et je t'arrête tout de suite, c'est faux, commença-t-il à parler avec un sourire rassurant au coin des lèvres. Tu es quelqu'un de fort, de courageux et qui a vécu des épreuves douloureuses qui définissent la personne que tu es devenue aujourd'hui. Alors, ne culpabilise pas. Jamais. Et surtout, laisse-toi le temps de guérir, un pas à la fois, étape par étape. Ne presse pas les choses, ça ne sert à rien.
― Mais, regarde-moi Tae... sanglota-t-il, légèrement, enchaîné à ses émotions négatives qui lui donnaient une bien médiocre vision de sa personne.
― Je te regarde, Jeongguk.
― Je suis en morceaux, putain, il n'y a plus rien de réparable chez moi... C'est impossible, je suis trop brisé, je ne suis pas sûr de réussir Tae, je...
― Tout ce que je vois, moi, c'est l'homme dont je suis tombé amoureux, se rapprocha lentement le professeur. Je ne vois rien d'autre que toi, trésor. Toi et ton âme si pure, si ensorcelante, si... majestueuse, termina-t-il son discours dans une tessiture si basse qu'elle sublimait le moment en le rendant intime.
Le grisé frotta son nez avec celui de Jeongguk, fermant les yeux pour mieux profiter de l'instant et de leur proximité. Tous deux soupirèrent de bien être, en harmonie, heureux de se trouver là et Taehyung en profita pour déposer un baiser sur le front du plus jeune. Ils échangèrent un dernier regard, empli d'une douceur réconfortante et d'une chaleur rassurante.
― Je vais te prêter d'autres vêtements, intervint soudainement Taehyung, après qu'il se soit rendu compte que le châtain portait encore ses vêtements de la veille.
Jeongguk hocha lentement la tête et le grisé disparut de son champ de vision quelques instants.
Il revint avec un jogging gris, un sweat à capuche noir et de grosses chaussettes dans les mains. Il les tendit au châtain qui le gratifia d'un sourire en guise de remerciement, avant de partir se changer dans la salle de bains.
Le reste de la soirée se passa tranquillement.
Jeongguk ne parlait pas ou très peu. Taehyung étant un hôte compréhensif, il ne le poussa pas à converser avec lui. Il souhaitait avant tout que le châtain se sente le plus à l'aise possible, qu'il se sente comme chez lui mais, surtout, qu'il se sente protégé et en sécurité. Parce que c'était tout ce qui comptait pour lui.
À la suite du repas, ils partirent tous deux se coucher, se souhaitant mutuellement une bonne nuit.
Jeongguk, à présent allongé dans le lit de la chambre d'ami, se pencha pour allumer la lampe de chevet afin de ne pas rester dans le noir et donner l'occasion à ses démons de revenir.
Mais, il était déjà trop tard.
Parce que, malgré le confort des vêtements de Taehyung et l'odeur rassurante de son aîné, il se sentit seul. Terriblement seul. Là, couché sur le flanc gauche, la tête à moitié étouffée dans le moelleux du coussin, il fixait la fenêtre entrouverte. Déconnecté de la réalité, déjà plongé dans ses pensées sombres, dans ses pensées noires et il semblait que rien ne pouvait le faire sortir de son état léthargique. Peu importe le voyage des avions clignotants dans le bleu de la nuit ou le magnifique spectacle des étoiles mirifiques, il ne voyait rien. Peu importe le léger son de jazz qui provenait de l'appartement juste au-dessus, il n'entendait rien. Peu importe le vent frais qui se frayait un chemin dans la petite chambre, il ne sentait rien. C'était peu importe ce qui pouvait se passer devant ses yeux, il était simplement là, présent dans son esprit, mais absent physiquement. Hanté par ses pensées qui le rongeaient, continuellement et cela l'effrayait bien plus qu'on ne pourrait le penser.
Tout va bien, tenta-t-il de se persuader, tout va bien.
Il essaya d'échapper, en vain, à sa conscience bruyante et à toutes ces choses qui lui traversaient l'esprit faisant un boucan infernal, devenant vite insupportable. Alors, pour tâcher de faire abstraction aux bruits dans sa tête, il vint s'enfouir sous la couette. Et ce fut bercé par les légers ronflements de Taehyung dans l'autre pièce qu'il finit par s'endormir, le cœur toujours aussi lourd de ses angoisses.
Quelques heures plus tard, les bruits revinrent en force. Toujours plus bruyants, toujours bien présents.
Des images affluaient par centaines, les souvenirs assiégeaient son esprit. Ce n'était pas forcément les bons, la plupart étaient mauvais. Et c'était pénible, douloureux. C'était comme revoir le film de sa vie se teindre toujours plus de noir, inlassablement. Ça tournait en boucle, encore et encore, tellement vite et tellement fort que cela lui donnait mal à la tête. Son organe vital battait rapidement sous ce déchaînement d'émotions et de sentiments. Il revivait les pires instants de sa vie de manières aléatoires.
Et une nouvelle fois, tout était sombre, tout était noir. Il voyait du noir, de partout. Au bord du lit. Près de la porte. Derrière la fenêtre. Sur le bureau, juste à côté de l'immense armoire en bois. Noir. Partout. Absolument partout. La chambre était plongée dans l'obscurité malgré la faible lumière orangée de la lampe de chevet.
Ou bien, était-ce seulement son cœur qui était noir ?
Tout autour de lui, mais aussi à l'intérieur de lui était sombre et froid. Sans vie, sans souffle. Il avait perdu son souffle dans cette lutte acharnée contre son passé, ce dernier s'était coupé net lorsque les souvenirs étaient remontés à la surface. Jeongguk eut l'impression de ne jamais réussir à trouver un point lumineux auquel se raccrocher au sein même des ténèbres. Des ténèbres trop nombreuses, trop effrayantes. Une ombre permanente qui lui collait à la peau, simplement là pour lui rappeler que la lumière n'existait pas ici-bas, dans les profondeurs. Que tout le monde lui avait tourné le dos, qu'il n'y avait personne pour l'aider, pour le relever. Piégé dans un silence accablant. Celui de ses maux, bloquant ses mots dans un cruel mutisme.
Pourtant, ses cris de désespoir avaient réussi à percer la tranquillité étouffante de la nuit.
Et Taehyung, lui, avait une nouvelle fois entendu son appel à l'aide.
― Jeongguk ?! entra brusquement le grisé dans la chambre, un air inquiet sur son visage. Qu'est-ce qui se passe ? Tu as mal quelque part ?
Le timbre rauque du grisé envahit un instant l'espace de la pièce, la rendant ainsi plus vivante, plus lumineuse. Allégeant au passage le poids écrasant dans la poitrine du châtain.
― Taehyung...
― Je suis là, Gguk, émit-il depuis le pas de la porte.
Le plus jeune reprenait peu à peu ses esprits, encore légèrement décontenancé par ce qu'il venait de se passer.
Il se tourna dans le lit, fit face à Taehyung et le scruta intensément. Une moue chagrinée habitait ses traits, bien qu'il soit heureux de pouvoir respirer de nouveau, d'être enfin parvenu à atteindre la surface, laissant partiellement l'obscurité derrière lui. C'était comme si, par la simple présence du plus âgé, il avait définitivement pu immerger.
Mais pas encore totalement.
― J'ai fait un cauchemar... indiqua-t-il, toujours tremblant.
Des perles salées inondaient ses joues et descendaient jusqu'à sa mâchoire, laissant un sillon âcre près de l'ouverture de ses lèvres.
Sous l'assaut de ses souvenirs, il se crispa sur le lit. La vision de ces dernières tendit tout aussi bien ses muscles que son esprit. Un esprit cruel et barbare. Un véritable tortionnaire qui se nourrissait de sa souffrance.
― Tu m'autorises à me rapprocher un petit peu de toi ?
Jeongguk l'observa quelques secondes avant de doucement hocher la tête, restant tout de même sur ses gardes. Taehyung le comprit, c'est pour cela qu'il s'avança vers lui d'un pas lent, très lent, pour ne pas le brusquer. Il se stoppa à peu près au milieu de la chambre, à égale distance entre la porte et le lit, puis s'assit sur le sol pour lui montrer qu'il ne voulait en aucun cas lui faire du mal, bien au contraire, qu'il était là pour lui. Qu'il était là pour l'aider.
Le romancier finit par se redresser, venant s'installer contre la tête de lit. Ses jointures toujours fermement accrochées aux draps, il épiait le grisé.
―Tu souhaites en parler ?
Inconsciemment, Jeongguk se mordit la lèvre inférieure, tirant dessus avec ses dents.
Il semblait pris dans un incontestable combat interne parsemé de réflexions en tout genre. Il pesa le pour et le contre durant de longues secondes. Le jeune professeur, lui, attendait patiemment. Ça tombait bien, la patience était une de ses plus fidèles qualités. Et heureusement, étant donné qu'il travaillait auprès de jeunes enfants.
― N-Non...
― D'accord.
Le châtain releva la tête, choqué.
Il n'avait pas l'habitude que l'on respecte ses décisions ou son consentement. Mais le fait que Taehyung le fasse lui réchauffa chaleureusement la poitrine.
― Essaye de te rendormir, ça te fera du bien.
―Tu...
― Hm ?
―Tu pourrais rester avec moi, le temps que je me rendorme ? requerra-t-il d'une petite voix tandis qu'il se triturait nerveusement la peau sous les ongles.
Il ne souhaitait pas imposer quelque chose à Taehyung, mais il se sentait beaucoup plus rassuré en sa présence et il ne voulait pas qu'il s'éloigne de lui. Il avait besoin qu'il soit là, auprès de lui.
Un besoin impétueux et une habitude qu'il avait gardés de leur ancienne relation.
― Oui, mon ange, je ne pars pas. Je resterai près de toi et je ne t'abandonnerai pas. Plus jamais, finit-il par murmurer.
Un murmure qui se perdit au sein de la chambre redevenue silencieuse, simplement bercée par la respiration calme du châtain qu'il avait réussi à apaiser par ses mots.
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