*Camille*
Comme chaque jour avant d'ouvrir la porte, à la peinture écaillée depuis longtemps, de la maison, j'inspirais un grand coup et rentrais la moitié de mon visage dans mon sweat. J'avais intégré cette manie si bien que je cachais systématiquement mon nez avant d'entrer dans une pièce, même si je n'en avais jamais encore ressentit le besoin ailleurs qu'ici. A l'intérieur il faisait sombre, les volets étaient fermés, ne laissant filtrer que quelques rayons du soleil de fin de journée. Une odeur de renfermé, de transpiration et d'alcool flottait dans l'air. Un savant mélange qui me prenait à la gorge et me piquait les yeux. Je ne savais pas si je m'y habituerais un jour. Tous les soirs j'espérais entrer et ne pas suffoquer par cette odeur. Je rêvais d'une douce fragrance vanillée qui m'inviterait à pousser la porte, le sourire aux lèvres. Mais les rêves ne sont que volutes et ils s'évaporaient sitôt la porte ouverte.
Je posais mon sac à dos dans l'entrée, près d'un vieux porte-manteau de bois, puis je me dirigeais vers les pièces les plus grandes et ouvrais les fenêtres pour aérer. Dans la cuisine, les bouteilles achetées la veille étaient déjà vides, laissées en plan sur l'élément de travail. Je remarquais que la poubelle destinée au verre débordait elle aussi, comme si une fête avait été donnée en mon absence. Je soupirais, sachant que la raison de ce champ de bataille était toute autre. En passant, je refermais le réfrigérateur qui était resté ouvert, avant de monter à l'étage par l'escalier qui se trouvait à droite de celui-ci. Chacun de mes pas faisait grince le bois des marches. Bien que je savais où poser mon pied pour éviter le mouvement des planches, je ne m'en préoccupais pas et montais d'un pied assuré.
Dans le couloir les cadres photos s'entassaient, ainsi que quelques dessins d'enfants. S'ensuivait une chronologie savamment étudié de l'évolution d'une famille qui me semblait étrangère, comme si elle n'avait jamais été qu'un mirage, une période coincée dans un imaginaire lointain. Si le couloir des familles restent figés dans une certaine époque c'est que le couloir n'était plus assez grand pour continuer d'afficher le fil des années. Celui-ci était différent, il n'y avait pas eu le temps d'atteindre le bout du couloir. Les photos s'arrêtaient quelques mètres avant la dernière pièce accessible, de telle manière que les dernières surfaces de mur étaient vides.
Je m'avançais ainsi dans ce couloir incomplet, sans plus me soucier de son manque criant de photos. Je passais devant la porte entrouverte de la salle de bain, en évitant la flaque de vomi datant de quelques heures sur la moquette rouge. Je me bouchais le nez, geste automatique, alors que celui-ci était déjà couvert par mon pull. Je grimaçais en silence jusqu'à que j'atteigne la chambre de mon père. Là, il gisait à même le sol, une bouteille de vin à la main qui s'écoulait lentement sur le parquet, où d'autres tâches des dernières fois étaient encore visibles. Ses ronflements sonores emplissaient la pièce de façon régulière, comme s'il jouait un rythme trop souvent répété. Il puait le suc gastrique. Un instant suspendu, j'observe cette masse ingrate, les cheveux grisonnants collés contre sa figure à la peau perlante, cette respiration sifflante qui soulève sa poitrine mollassonne. Ce corps qui semble liquide, transpirant l'alcool, impossible à tenir entre ses mains, qui ne peut être rattrapé dans nos doigts. Cette vision de mon père me décevait chaque fois. Il n'était plus l'homme que j'admirais plus jeune, celui qui me semblait solide comme un roc, qui souriait à tout va et ne faisait que quelques écarts de temps à autres « parce qu'il faut bien se faire plaisir ». Sa voix, l'ancienne, celle qui était claire, résonnait dans ma tête, seule témoignage d'un passé plus glorieux.
Il avait disparu, dans une décomposition lente et douloureuse. D'homme il était devenu loque, puis déchet. Un mort-vivant, ou un vivant-mort, sans expression, errant dans la maison et s'écrasant le visage contre le sol. Enfin, il était arrivé au stade de simple corps composé de cellules, lesquelles me semblaient suffoquer du sort qui leur était infligé, au vu de sa peau de plus en plus grise. Je passais par-dessus ce corps pour atteindre la fenêtre, mais soudainement plus vivant que mort il m'interrompit, presque réveillé :
- Non !
Sa voix était rauque et pâteuse.
- Il faut ouvrir papa ! c'est infect cette odeur !
- Laisse...ce...cette....fenêtre !
Le peu de paroles qu'il m'adressaient étaient toujours entrecoupées de toussotements, résultant en une conversation rapidement avortée. Je soupirais, avant de partir en prenant soin de refermer la porte derrière moi. Chacun de mes gestes s'étaient ritualisés, laissant le film se répéter indéfiniment. De même, mon père s'auto-détruisait pendant la journée, la nuit il décuvait, jusqu'au jour suivant. Je me demandais souvent comment nous pouvions dériver si aisément du cheminement, pourtant si clair pour d'autres, de notre vie. Je peinais à me remémorer les moments de joie, ceux qui sont bien réels, que l'on peut encore toucher du doigt des années plus tard, que l'on ressent à travers une vive émotion. On dit souvent qu'il y en a peu, que l'on se souvient plus de l'instant d'émotion que des images qui défilent. Mais j'étais plus emplie des ces souvenirs qui laissent paraître une chaleur faussée de l'intérieur. Si l'idée même du paraître était devenu un phénomène de société qui inquiétait les plus anciens, celui-ci ne servait qu'à enjoliver une vie bien banale. Paraître beau, riche et heureux aux yeux du monde en postant des photos sur les réseaux était en vogue, un réel mode de vie exploité quotidiennement. Pour moi ce n'était ni un jeu, ni un besoin de me montrer sous mon meilleur jour: paraître était une obligation. Je ne voyais aucun intérêt au fait de sembler posséder une vie parfaite, la mienne n'était déjà pas assez banale. J'estimais plusieurs échelons au paraître. Je me trouvais sur le dernier barreau de l'échelle et j'avais déjà le vertige. Il me fallait user de stratagèmes à grands coups de sourires naturels, de faux souvenirs familiaux, de vacances en Dordogne, région au tourisme jugé « familial » dont on trouve aisément les photos sur internet. Nous avons en réalité tous pour but d'atteindre l'échelon du dessus, avec l'espoir à peine dissimulé de faire partie de son cercle très fermé, fruit de nos convoitises. L'autre différence avec l'échelon supérieur au mien, qui se trouvait être majeure: même si nous n'étions que très peu à tenir sur mon morceau de bois bancal, la probabilité que nous atteignions la marche du dessus se trouvait être presque nulle.
Je traversais la maison, gants de plastiques aux mains, le nez toujours rentré dans mon sweat. Un de mes nombreux rituels forcés. Je tentais en vain d'effacer les traces du passage de mon père et de la mort qui le suivait telle une ombre. J'avais peur qu'elle n'infecte la maison, les meubles, mes vêtements et vienne frapper à la porte de ma chambre. Je la craignais autant qu'elle faisait partie entière de mon quotidien. Au fond j'avais peur de m'apercevoir que je l'attendais, comme un soulagement, une libération. Je refusais de me laisser trop souvent aller à cette pensée, mais je la sentais proche, prête à bondir à tout instant sur notre maison.
Après avoir soigneusement nettoyé les dégâts que mon père avait laissés sur son passage à travers toute la maison, je me précipitais dans ma chambre, cet endroit défendu que rien d'autre que moi n'arrivait encore à franchir. Là, je m'allongeais sur le parquet froid afin de trouver ma boîte secrète, glissée sous mon lit, laissant place à un emplacement nu de poussière. Je m'asseyais en tailleur sur le sol, adossée au matelas de mon lit. La boîte, qui dans une autre vie avait enfermé une paire de chaussures neuves et dont la couleur rose était délavée par le temps, était posée sur mes genoux. J'en ouvrais le couvercle avec soin. A l'intérieur se trouvait mon ancienne vie, celle aux souvenirs dont la chaleur m'échappait. C'est dans ce petit bout de carton que l'on aurait pu jeter si facilement dans une poubelle pour le faire disparaître à jamais, que j'entreposais tous mes trésors de petite fille, ceux qui m'avaient semblé chers quelques années seulement auparavant. J'avais cru que chaque enfant possédait une boite de ce genre, dans laquelle s'entreposaient tout un tas de trucs dont seul le détenteur de la clé pouvait connaître le symbole. Mais ce n'étaient pas ces trésors d'enfant qui m'intéressaient, cela faisait d'ailleurs longtemps que je ne les admirais plus. En effet, sous les cailloux colorés, les scoubidous et autres objets qui m'avaient certainement fascinés dans ce qui me semblait être une autre vie, je cachais un trésor beaucoup moins innocent. Tout au fond de la petite boîte rose, se trouvait ma fascination d'adolescente, un tout petit plaisir dont je ne me sentais absolument pas coupable. A chaque âge son trésor.
J'attrapais le sachet d'herbe pour me rouler un joint, puis je fermais la boîte et la remettais soigneusement sous mon lit, recouverte d'une couverture à damier grise de poussière. Fumer était mauvais pour la santé d'après les scientifiques. Peut-être qu'ils n'avaient en fait jamais pu ressentir ce sentiment d'apaisement à chaque aspiration. J'estimais qu'étant déjà détruite de l'intérieur, il ne pouvait rien m'arriver de pire qu'un apaisement relatif, même mortel. Donc un joint chaque soir ne pouvait pas me faire de mal. Et peu m'importait réellement. J'ouvrais le velux, puis me positionnais sur le toit de la maison. J'allumais le joint avec une allumette et le glissais avidement entre mes lèvres, recrachant lentement la fumée qui s'évanouissait dans l'air. C'était mon petit moment à moi, mon instant de détente où je ne pensais à rien, les yeux rivés sur la mer au loin tandis que le soleil se cachait progressivement, comme à l'autre bout du monde.
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