Le désespoir

Sur le fil

Ce matin-là, très en retard, en m'engouffrant dans un taxi, j'ai découvert un portable oublié sur la banquette arrière. Je jetais un furtif coup d'œil au chauffeur qui se préoccupait plus des femmes sur le trottoir que de ma présence en elle-même. Alors je gardais ce secret pour moi en fourrant le téléphone dans ma poche de manteau.

— On va où ?

Je lui donnais l'adresse de mon cabinet en lui précisant à tort ou à raison que j'étais en retard, mais au fond est-ce que ça comptait vraiment pour lui ? Pour moi c'était le cas, je savais que mon premier patient devait m'attendre. Tyron Begans souffrait de troubles obsessionnels compulsifs communément appelés TOC. Je travaillais sur un de ses troubles en particulier. La ponctualité. Il était à l'heure au point de s'en rendre malade comme un artiste qui serait prêt à monter sur scène, sudation excessive, angoisse, pensées obsédantes et négatives. Ces symptômes n'étaient que la partie émergée de l'iceberg. En revanche, lorsque son interlocuteur est en retard, il ne supporte pas, au point d'avoir des accès de colère et de violence qu'il ne contrôle pas. Quand son patron l'a pris avec 10 minutes de retard à son entretien individuel, il lui a mis son poing à la figure. Suite à ça comme Tyron est un excellent comptable grâce à d'autres TOC son patron n'a pas voulu le virer, mais l'a obligé à suivre une thérapie. Étant son trouble le plus virulent nous avons décidé de commencer par là. C'était ma 4e séance avec lui et la 1re fois que j'étais en retard. Cette journée promettait d'être riche étant donné que j'avais 15 minutes de retard sans être encore arrivé.

Le taxi me déposa assez rapidement, je dois l'admettre, en bas de l'immeuble. Ce n'était pas le meilleur chauffeur que j'avais eu, mais il m'avait fait un cadeau qu'il me tardait de percer à jour. J'ai toujours aimé les mystères, les puzzles alors mêlés à ma curiosité il me tardait de découvrir ce que le téléphone renfermait. Car de nos jours, cet objet en sait encore plus sur nous que nos meilleurs amis, notre coiffeur, notre médecin et les services publics réunis. J'avais toujours la main sur la poche de mon trench quand je montais les marches une à une jusqu'à pousser la porte du cabinet.

— Bonjour docteur Clark, votre premier patient vous attend. J'ai pris la peine de lui donner une bouteille d'eau fraîche et de lui proposer un paquet de mouchoirs pour... enfin, vous savez.

— Je vous remercie Faith, faites-le rentrer dans une petite minute.

Je rentrai dans mon bureau, déposer mon manteau sur la chaise avant de me préparer. Posé nonchalamment contre mon bureau, la porte s'ouvrit délicatement.

— Docteur on a parlé de mes problèmes, je pensais que je pouvais compter sur vous !

Ses mains tremblaient, il était effectivement en nage, et sa respiration était saccadée. Mais avant qu'il ne réfléchisse à quoi que ce soit de stupide, je commençai notre séance.

— Bonjour Tyron, comment allez-vous ? Asseyez-vous, je vous en prie.

Je sentais qu'il essayait de se contenir, mais actuellement dans tous les scénarios qui lui tournaient dans la tête il n'y en avait pas un seul où j'en ressortais indemne.

— Je sens que vous êtes très en colère de mon retard et je m'en excuse. Je ne vais pas vous mentir ça fait partie de la thérapie. En réalité, il m'arrivera peut-être de temps en temps d'être en retard dans un but totalement pédagogique. Alors si vous ne pouvez pas ou ne voulez pas parler je vous laisse prendre un coussin sur le canapé et vous défouler dessus. Je vous attends.

— Actuellement, ce n'est pas le coussin que j'ai envie de frapper, mais vous, docteur.

— Ca j'en suis sûr Tyron, mais ça ne nous mènera à rien, ni l'un ni l'autre. Si vous me frappez, je ne serais plus disponible pour nos séances surtout si vous me faites une commotion cérébrale ou même si je n'ai qu'un œil au beurre noir. Je ne pourrais plus voir ce que j'écris donc il me paraît évident que nos séances seront compromises. De plus je sais que vous ne voulez pas me frapper sinon vous m'auriez sauté dessus en arrivant. Alors je sens que vous gardez cette frustration et le temps que l'on sache d'où elle vient je vais vous demander de déverser cette violence sur une chose, ce qui n'aura aucune conséquence négative pour vous et pour moi.

Il me jaugea un instant avant de mettre plusieurs coups de poing dans un petit coussin du canapé. Quand son souffle se calma, il regarda l'état du coussin puis s'assit en le contemplant longuement.

— Comment vous sentez-vous à présent, Tyron ?

Je m'assis sur mon siège à côté du canapé en attendant sa réponse, mais rien ne vint. Je n'étais pas de ces praticiens qui attendent le déluge, moi il fallait que je fasse parler mon patient et si pour ça je devais plus parler que lui alors je n'hésitais pas à lui faire part de mes observations immédiatement.

— Vous savez comment je me sens moi, Tyron. Je suis fier de vous. À la minute où vous avez passé cette porte, j'ai senti la colère et la frustration qui émanait de vous et pourtant vous ne m'avez rien fait ni à moi ni à Faith, ma secrétaire.

Toujours dans la contemplation du coussin au rembourrage meurtri il ouvrit enfin la bouche.

— Je n'aurais rien fait à mademoiselle Faith c'est une très gentille personne, très attentionnée.

— C'est bien ce que je pensais, ce TOC est quand même régi par un minimum de raison, une morale qui vous rappelle à l'ordre. Ce que je pense c'est qu'en 3 jours je me suis mis à votre place, on a beaucoup discuté et j'ai gagné votre confiance peut-être malgré vos défenses. Ce respect que vous avez vous a permis de vous contrôler face à moi. Vous vous êtes rendu compte dès que vous êtes rentré que je n'avais pas peur de votre réaction, que j'avais toujours le même regard envers vous et que je vous comprenais.

— Je ne veux pas faire de mal aux gens. Ça n'a jamais été mon intention, mais c'est la première fois que je déplace cette colère vers quelque chose d'autre et que je la contiens un minimum. Alors je suis fier de moi aussi.

Il releva la tête vers moi avec un sourire plein de gratitude avant de lisser le coussin et le remettre en place. Petit à petit il se détendit.

Après cette journée de travail éreintante où j'avais enchaîné les rendez-vous avec à peine assez de temps pour manger mon sandwich, je rentrai chez moi à pied. Je n'habitais pas très loin et puis j'avais souvent envie de marcher après mes journées pour évacuer et m'aérer la tête. Sur la route, je m'achetai un plat thaï parce que ce soir était réservé à ce mystérieux téléphone et à rien d'autre. Pour une raison bien particulière, ce portable m'obsédait, il était venu bousculer ma vie de célibataire bien rangée, avec son petit quotidien carré.

Une fois chez moi, je m'assis lourdement sur le canapé. Je n'avais personne d'autre à m'occuper que moi alors je déposai mon plat thaï devant moi et sortis mon trésor de ma poche. Cette personne était très demandée apparemment. Je supposais que c'était une fille étant donné que son écran d'accueil était une photo de 3 femmes avec des âges différents, a priori de 20 à 30 ans pour la plus jeune. Malheureusement l'appui involontaire sur l'écran m'informa qu'il fallait un code que je n'avais pas. Point positif il ne s'était pas encore éteint donc c'était seulement le code de déverrouillage, ce qui était un sacré avantage, car ça voulait dire que j'avais un nombre d'essais illimités. Par cohérence je commençais par les tristement célèbres : 1234, 0000, 1111...

Et ainsi de suite, jusqu'à 9 mais rien ne fonctionna. Je profitais de mon exclusion temporaire afin de prendre une bouchée de nouilles puis me remis à la tâche. Affalé dans le canapé je desserrai ma cravate, ouvris plusieurs boutons du col pour être à l'aise. Il n'y avait que 4 chiffres j'avais donc 10 000 possibilités avec un peu de chance j'aurais trouvé d'ici là. La nuit tombait peu à peu. Au même rythme que je changeais de position dans le canapé, complètement absorbé par ma tâche quand pour la centième fois la sécurité me restreignit, je le déposai sur le canapé et me levai d'un bond pour respirer. Je passai mes mains sur mon visage en soufflant.

Réfléchis, elles sont 3 sœurs. Peu importe à qui de ces filles ce téléphone appartient si c'est sa date de naissance, c'est forcément 199 et après je n'ai plus que 10 possibilités c'est déjà mieux !

Je jetais ma cravate sur mon lit avant de taper la suite de chiffres miracles. 1995. Le téléphone se déverrouilla sous mes yeux ébahis. Tel un petit rat je m'infiltrais dans cette vie, j'observais les photos, je voyais un peu mieux à qui il appartenait. C'est sur les réseaux que je me dirigeai tout de suite après pour mettre un nom sur le visage de ces 3 filles. La plus vieille, je ne la retrouvais que sur un seul réseau et elle n'avait pas de photo. Celle à qui appartenait le portable n'était que sur 2 réseaux et j'avais pu l'identifier comme celle du milieu et la dernière était sur tous. Donc voilà Hillary, Anasazis et Ellie. J'allais continuer ma petite investigation quand un message s'afficha sous mes yeux venant d'Ellie :

— Coucou Nana, ce n'est pas trop la forme ce soir. Comme tu as pu le deviner j'ai encore très mal vécu cette réunion de famille en plus j'ai mal au ventre je ne pense pas que ce soit normal...

Quand mon regard se posa sur le message, je verrouillai le téléphone brusquement comme pris en faute.

Que devais-je faire ? Lui répondre ? Non elle s'attendait à sa sœur pas à un psy...

Même si j'avais à peine plus de 5 ans qu'elle, je ne pouvais rien pour elle. Pourtant je fus inexorablement attiré par les vibrations caractéristiques du téléphone.

Je lis, mais je ne répondrais pas !

— Je ne comprends pas en quoi cette grossesse les dérange. C'est vrai, ils ont déjà 2 enfants, ce n'est pas de ma faute si j'avais envie d'en avoir aussi. La vie a fait que je n'ai pas de père, mais je ne vois pas en quoi je ferai une mauvaise mère. Je ne comprends pas leur déni envers cette grossesse, cette ignorance envers moi. C'est ma sœur, je la connais je sais à quel point elle peut être méchante, mais on a grandi avec elle c'est Hill'...

Tu te mets dans les problèmes Ayden.

Pourtant sans réfléchir mes doigts pianotèrent sur le clavier numérique.

— Le fait que ce soit notre sœur n'en fait pas forcément quelqu'un d'aimant. Je pense qu'elle te renvoie ses propres insécurités, sa jalousie envers ta vie libre et probablement sa méchanceté qu'elle arrive à peine à déguiser. Si tu es heureuse dans ta vie alors, ne laisse personne t'atteindre.

Qu'est-ce que j'ai fait je suis complètement con ou quoi ?

J'attendais fébrilement sa réponse comme un adolescent ayant envoyé le plus risqué des textos. Je pouvais sentir mon cœur battre dans mes oreilles.

— Je le sais, pourtant elle était si heureuse pour moi quand je lui ai annoncé. J'aurais préféré qu'elle me déteste tout de suite. Ça aurait été tellement plus simple... Justement je ne suis pas heureuse. Je rentre chez moi je ne suis pas bien autant moralement que physiquement, et je n'ai personne. Je reste avec cette douleur, cette blessure invisible que personne ne voit et plus les semaines passent et plus je m'enfonce je le sens. Enfin j'ai des moments de clairvoyance pour les échos, pour les examens, mais sinon c'est comme si ce déni rentrait petit à petit en moi tu vois ce que je veux dire ? Parce que je ne sens rien de spécial, il ne bouge pas encore, enfin je ne pense pas donc rien ne me ramène à la réalité chaque jour. Je n'arrive pas vraiment à mettre des mots dessus, mais le fait que personne ne m'adresse la parole, que cette grossesse soit passée sous silence en leur présence me donne l'impression de disparaître. Je ne dis pas que le regard des autres est mon moteur, mais si tu veux la fragilité dont je fais preuve ne me ressemble pas. Je subis, sans défense.

Elle me raconta un peu tout ce qu'elle put, elle avait besoin d'extérioriser. Je n'en revenais pas de ce que lui faisait vivre sa famille, elle avait le droit de se sentir déprimée après tout ce qu'on lui faisait subir. J'ai vu des patients avoir 10 ans de psychanalyse pour bien moins que ça. Au fil de la conversation, je voulais de plus en plus l'aider, je ne pouvais pas la laisser seule dans cet état. Elle avait besoin de parler avec quelqu'un de compétent et à défaut de pouvoir lui révéler la vérité je pouvais au moins être là pour elle. Comme elle s'était énormément livrée au fil de nos échanges, je pris sur moi et sur ma couverture pour lui parler du point de vue du psy.

— Tu sais, il y a des personnalités toxiques. Déjà je pense que c'est un cumul cette femme, de traits de caractère qui font d'elle une personne destructrice et probablement aussi autodestructrice. Elle rassemble énormément de problèmes à traiter. Je comprends que tu te sentes seule parce que ce ne sera jamais quelqu'un qui valorise, ce qui induit de t'écraser au passage. De par son agissement c'est aussi normal que tu te sentes coupable parce qu'elle cherchera sans cesse à t'emmener au fond avec elle. C'est quelque part la délectation du malheur d'autrui, redoutable. C'est-à-dire que rien ne sera jamais à la hauteur dans sa vie, ce sera des personnalités souvent tristes, pessimistes, rien de ce que tu pourras faire ne sera jamais assez à ses yeux, j'en ai peur. Et je finirais avec ça, Ellie, parce que je pense que la fragilité est une conséquence pas une fatalité. Chaque femme face à la délicatesse d'un début de grossesse peut se sentir vulnérable, faute aux hormones aussi. Et elle joue de ça inconsciemment ou pas. Ce qui est sûr c'est qu'elle profite de ce piédestal sur lequel elle s'est elle-même placée, mais n'oublie pas, en aucun cas tu ne mérites ce qu'elle te fait subir.

Nous avons encore échangé une partie de la nuit. C'était compliqué de savoir si mes mots trouvaient écho en elle ou pas. J'avais en plus de ça l'impression de me rabaisser à de la psychologie de comptoir pour éviter de trop attirer l'attention sur moi.

Qu'est-ce que tu vas faire quand elle apprendra que tu n'es pas sa sœur ?

La semaine s'est écoulée au rythme des messages qui faisaient battre mon cœur. Elle me donnait l'impression d'aller mieux. Je ne pouvais pas dire si, réellement, c'était le cas sans l'avoir en face de moi, mais par rapport au début c'était bien mieux. Je ne m'attendais pas à finir la semaine sans être découvert, peut-être n'était-elle pas aussi proche de ses sœurs que je le pensais. Enfin la première je n'avais aucun doute, mais Anasazis je pensais.

Chaque soir j'avais mon petit rituel, je rentrais, desserrais ma cravate, jetais mes chaussures à travers la pièce avant de me faire à manger le regard vissé sur ce portable. Nous étions dimanche soir et j'attendais des nouvelles d'Ellie avec impatience. J'aurai pu ne pas en dormir.

— Je sors de l'hôpital. Tout est fini. Je... Je ne peux plus.

Mon cœur fracassait ma cage thoracique, mon souffle n'arrivait plus à sortir de ma gorge. J'enfilai mes chaussures sans réfléchir et me mis à courir. Le plus vite que je pus, à ce stade l'oxygène ne m'était plus nécessaire. Il me fallait du temps juste un tout petit peu plus de temps, tout ne se jouait qu'à la seconde. Je savais qu'elle adorait le sommet de son immeuble, elle me l'avait dit, que la vue était à couper le souffle. Les gens me semblaient au ralenti, l'espace suspendu, et moi tout aussi lent, entravé par mon propre manque de vitesse. Une fois devant l'immeuble je ne remarquais même pas l'attroupement montant les marches 3 par 3 jusqu'à enfoncer la porte de service.

Ellie était bien là, magnifique, les cheveux au vent, je pouvais sentir son odeur. Elle se laissa tomber si lentement...

— NON ! lui crié-je vainement.

Avant que son pied ne quitte définitivement le sol, je la serrais contre moi, nous projetant tous les deux en arrière, la sauvant in extremis. Elle se laissa choir en sanglot dans mes bras, ses râles se transformèrent en cri. Ce cri strident qui transperce l'âme humaine, le hurlement d'une mère qui vient de perdre son bébé. 

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