16. Fredaine
Fredaine, n.f. : Ecart de conduite dans le domaine sentimental ou sexuel.
Je suis en plein stress. La dernière fois, c'était comme si je venais de le demander en mariage. J'avais peur qu'il dise non et me rie au nez. Là, maintenant qu'il a accepté, j'ai plutôt peur qu'il ne vienne finalement pas. Qu'il me pose un lapin au pied de l'autel. Enfin, dans mon atelier. Je dois me rentrer dans la tête que je ne me marie pas avec Jonas. Je vais seulement passer une matinée à l'observer et à le dessiner.
Nom de dieu ...
Une matinée entière avec Jonas à simplement le regarder. Je ne sais pas si c'est un rêve éveillé qui s'annonce ou le début d'un cauchemar. Parce que rester autant de temps avec lui sans avoir à parler, c'est le meilleur moyen pour que je fasse n'importe quoi comme le regarder trop longtemps, de manière trop insistante ou trop énamourée.
Ah, oui, énamouré.
Depuis la fois où il a accepté d'être mon modèle et que j'ai pensé pour la première fois au mot « amour », j'ai pris un long moment pour réfléchir à cela et quoi que je puisse me dire, j'en suis arrivé à chaque fois à la même conclusion. Mon attirance n'est plus une attirance. C'est bien plus que ça. Je me suis amouraché de Jonas. J'en suis totalement fou d'amour. Et j'en ai même eu la preuve la nuit dernière.
Parce que cette nuit, j'ai rêvé de lui. Bien sûr, dans mon rêve, il aurait pu m'embrasser, me dire que je lui plaisais, peut-être même que j'aurais pu être comme n'importe quel mec et faire un rêve ... enfin voilà. Mais non, mon subconscient a plutôt décidé que le Jonas de mon rêve me prendrait la main et que ça me suffirait à me mettre dans tous mes états à mon réveil. TOUS. J'ai halluciné en remarquant ça et n'ai pas eu d'autres choix que d'accepter que je suis bel et bien amoureux.
Du coup, j'ai encore plus peur pour cette séance de dessin.
A l'origine, je pouvais lâcher par mégarde un « tu es attirant ». Maintenant, je peux toujours lâcher ce genre de phrase mais en plus je peux aussi laisser sortir un « je t'aime ». Génial. Je crains même de faire une fredaine alors qu'en y réfléchissant, lui avouer mes sentiments n'aurait rien d'un écart de conduite. Je pourrais cependant perdre mon modèle pour l'exposition et ça c'est impensable.
Il faut que je me tienne. Je ne dois rien faire de suspect ou de bizarre. Je dois agir en professionnel. Je dois ...
— Salut Tim. Prêt pour le chef-d'œuvre de ta vie ?
Oh bon sang de bois, il est là. Je jette un rapide coup d'œil à l'horloge et vois qu'effectivement, il est pile à l'heure pour mon futur chef-d'œuvre. Et je pense qu'il ne se rend même pas compte de la véracité de ses propos. L'amour ajoute une touche particulière aux œuvres. Alors mes portraits risquent d'en déborder. Je me demande si lui le remarquera. Au cas où, je ne les lui montrerai pas aujourd'hui. De toute façon, ils ne seront pas terminés et je n'aime pas montrer un portrait inachevé.
— Salut.
J'ai au moins réussi à le saluer. Maintenant, il faut que je me ressaisisse et que je me comporte en professionnel. Oubliés mes sentiments _ ou je dois, au moins, les amoindrir _ pas de bafouillages, pas de rougissement. Je dois être pro.
J'arrive à lui sourire, pour lui montrer malgré tout que je suis content qu'il soit là. En vrai, je suis soulagé et tétanisé, mais il n'est pas censé le savoir. Alors pour éviter que mon trouble apparaisse, je lui demande de s'installer sur une des chaises situées près de la fenêtre battante, là où le soleil laisse passer quelques rayons à cette heure de la journée.
Je place Jonas, veillant à ce que la lumière crée de jolies ombres sur son visage et m'installe en face de lui avec mon matériel.
— Je vais te demander plusieurs poses dans la limite du temps qu'on a aujourd'hui.
— On pourra continuer quand tu veux tu sais ?
— Je ... d'accord. Si ça te dérange pas. Ok. Super.
Merci à lui, j'ai perdu tous mes moyens alors que j'avais réussi à me contenir. Malgré tout, j'aurais facilement pu laisser échapper un glapissement de joie après sa phrase donc si je ne l'ai pas fait, c'est que je dois quand même pas trop mal me débrouiller.
— Donc ... ce matin, on fera autant de poses que possible. Avant, je photographierai chacune d'entre elle pour pouvoir travailler certaines choses chez moi et pour garder une trace de la lumière actuelle.
Pas mal comme argument ! Si avec ça il n'y voit pas que du feu !
Je le vois opiner du chef avec son habituel sourire ce qui me donne envie de pousser un soupir de soulagement et de sourire bêtement.
Je vais avoir des photos de Jonas.
— J'aimerais travailler sur les émotions. Je t'ai déjà parlé de tes sourcils ... ils sont très expressifs et je veux en profiter. Pour commencer, je veux juste que tu restes naturel.
J'attrape l'appareil photo que j'ai amenée et me prépare à le prendre en photo. Je lui donne encore quelques directives afin que je puisse avoir le meilleur angle possible, ce qui n'est pas trop compliqué avec lui, tout en essayant de faire abstraction de son regard qui est dirigé droit sur l'objectif. C'est comme s'il me regardait dans les yeux et qu'il plongeait dans mon être.
— Très bien. J'ai la photo qu'il me faut. Ne bouge plus, je vais commencer à dessiner. S'il y a le moindre problème, dit le moi. Tu es prêt ?
— Toi tu l'es ?
— Oui, je lui réponds sans hésitation.
— Alors moi aussi je suis prêt.
Il me sourit une dernière fois avant de reprendre sa position. Je le guide une dernière fois pour qu'il soit comme sur la dernière photo que j'ai prise et je commence à dessiner.
Je commence par les proportions et le placement de ses yeux, son nez, sa bouche et surtout ses sourcils. Je suis dans une sorte de transe, comme celle du jardin, et ne fais plus attention à rien d'autre qui ne soit pas Jonas ou mon dessin.
Et je dessine. Je ne m'arrête pas. On est passé au deuxième portrait, celui de la joie, et Jonas n'a pas l'air de vouloir faire une pause.
Je m'applique alors qu'il me sourit, et remarque certaines choses au fur et à mesure que mon crayon parcourt mon support.
Je découvre par exemple que la jolie fossette que Jonas a sur sa joue n'est pas seule et a une jumelle de l'autre côté.
Je découvre aussi une constellation de grains de beauté sur son cou qui me donne envie de venir les relier du bout du doigt.
Il y a aussi cette cicatrice sous l'œil, presque imperceptible tant elle est fine, et qui lui rajoute un côté bon enfant.
Quand il sourit, son regard s'illumine et reflète ses émotions. Ça, je l'avais déjà remarqué. Mais je n'avais jamais vraiment fait attention que de toutes petites ridules se formaient aux coins de ses yeux. Et je suis sûr qu'en me concentrant, je pourrais voir ces ridules même lorsqu'il ne sourit pas. Jonas est bon, positif, vivant. Les marques de sa peau ne peuvent donc être que celles témoignant de tout cela.
Son arc de Cupidon est bien prononcé. Ça donne à ses lèvres une courbure plus intense et plus attirante. Comme pour ses grains de beauté, j'aurais voulu pouvoir en faire le contour du bout des doigts, en connaître par cœur leur forme, en découvrir leur douceur.
Je secoue la tête pour me remettre les idées en place et vois Jonas sursauter.
— Tu es fatigué ? me demande-t-il. Tu veux faire une pause ?
— Non, ça ira, ne t'inquiète pas. Je pense juste qu'on va passer au prochain portrait. Les détails seront faits plus tard, lorsque j'aurais choisi les émotions que je préfère.
— Ok. Je fais quoi maintenant ?
Bonne question. J'ai des tonnes d'idées, mais pas sûr qu'elles soient acceptées par Jonas. Alors je dois trouver quelque chose de passable mais qui le mette encore plus en valeur que son sourire, ce qui risque d'être impossible.
— Tu peux me montrer ton visage de la détermination ?
Je reprends l'appareil photo et l'observe. Ou plutôt j'observe le mouvement de ses sourcils. C'est une vraie obsession chez moi, ça en devient effrayant. Pourtant, je ne peux pas m'en empêcher. Leurs mouvements sont hypnotisants. Si les yeux sont le miroir de l'âme, les sourcils de Jonas le sont tout autant. Et je suis forcé de reconnaître qu'il pourrait parfaitement être acteur. Ses émotions sont si vives, si naturelles. Sûrement un mélange de son propre caractère et ses études pour être avocat. J'ai entendu dire que le théâtre était important dans ce milieu, pour les plaidoiries.
Je lui fais faire plusieurs émotions que je prends en photo et dont je me promets de les faire développer pour en faire un album, avant de me risquer à aller un peu plus loin.
— Est-ce que tu as déjà été amoureux ?
Il rougit. C'est bien la première fois que je le vois comme ça. Je m'empresse alors d'appuyer sur le déclencheur.
— Pense à une personne que tu aimes. Ça peut être un membre de ta famille ou ... quelqu'un d'autre.
Il hoche la tête et aussitôt son visage se transfigure. Jusqu'ici il a toujours été beau. Là, il est encore plus magnifique qu'avant. La lueur de bonheur de ses yeux s'est renforcée, de même que pour l'ourlet de ses lèvres. Un sourire invisible apparaît. Il n'est pas sur ses lèvres. Il est dans ses yeux qui ne font que briller de plus en plus. Il est aussi dans ses pommettes qui se sont relevées de quelques millimètres et font apparaître un peu plus les petites rides aux coins de ses yeux.
L'amour émane de tout son visage et ça me fait mal. J'ai la preuve devant mes yeux que Jonas aime quelqu'un. Mais cette personne n'est pas moi alors c'est douloureux.
Alors j'appuie sur le bouton de l'appareil photo et décide de conclure la séance. Je décide de m'aider de cette photo pour le dessiner. Avec un peu de chance, ce sera moins douloureux qu'en l'ayant en chair et en os devant moi avec cette expression d'amour.
— Je commence à avoir faim, pas toi ? je lui dis pour cacher la vérité.
— Pour dire vrai, je meurs de faim. Ça te dirait de faire un tour au marché sur la place de l'église ? On trouvera sûrement de quoi manger.
— Pourquoi pas.
— Super. Je pars chercher mon portefeuille. On se rejoint devant le presbytère dans cinq minutes !
Le presbytère. Des fois, j'en viens à me dire qu'il aurait mieux fait d'être prêtre. Ça m'aurait peut-être épargné bien des émois.
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