14. Zélateur

Zélateur, n.m. : Défenseur ardent d'une cause ou d'une personne.


J'ai couru jusqu'à l'atelier. Je sue à grosses gouttes et je ne pense même pas que ce soit à cause de ma fuite mais plutôt à cause de ce qu'il vient de se passer.

Jonas a découvert Arthur. Pire encore, il a découvert que je l'avais dessiné, lui, et qu'étrangement, il ressemble au personnage de ma bande-dessinée. Je suis fichu maintenant. Il ne va plus prendre contact avec moi. Ou alors, il va venir m'annoncer qu'il va porter plainte pour atteinte au droit à l'image. Et je ne pourrais rien dire pour ma défense. La preuve que je me suis inspiré de lui est présente noir sur blanc dans le bloc qui est resté entre ses mains.

En plus, je n'ai même pas récupéré mes aquarelles. Je les ai lâchement laissés là-bas. Je n'ai donc plus que mes yeux pour pleurer.

Mon estomac me sort de mes complaintes. Je regarde l'heure et voit qu'il est midi passé. Normalement, je devrais être en train de préparer la table avec Jonas, pas à me morfondre sur la première chaise que j'ai croisée en entrant dans l'atelier. En plus, je n'ai rien à manger. J'ai pris l'habitude que ce soit Jonas qui vienne régulièrement avec son panier rempli de nourriture et qu'il me laisse les restes. Mais là, je n'ai plus rien dans le petit frigo que je garde à l'atelier, j'ai terminé les restes hier soir, à l'exception, peut-être, d'un yaourt sûrement périmé depuis le temps qu'il y traine.

Je laisse ma tête partir en arrière et se poser contre le mur. C'est comme si d'un coup j'avais l'impression que ma vie ne servait plus à rien et que j'étais destiné à partir de maintenant à tout échouer. Même Arthur. J'ai l'impression qu'il me menace désormais de me laisser tomber puisqu'après tout, je n'ai plus ma muse. Quel sentiment ignoble. Je le déteste plus que tout.

— On peut parler ?

Je sursaute et manque, de très peu, de tomber de ma chaise. Je me redresse en vitesse et écarquille les yeux en voyant Jonas à un mètre de moi.

Si je m'écoutais, je fuirais. Ou alors je lui dirais de partir, de m'oublier et de ne pas m'envoyer d'avocat, que je vais tout jeter, tout déchirer et qu'il n'aura plus jamais à faire à moi. Mais c'est peut-être la dernière fois que je vois Jonas d'aussi près et que j'entendrai sa voix. Alors j'hoche la tête et je l'invite à me suivre. On va à l'étage, un endroit avec une seule porte pour sortir, de quoi m'empêcher de prendre mes jambes à mon cou à n'importe quel moment. Il s'installe à sa place habituelle quand il vient me voir et je remarque qu'il a ramené tous mes dessins et le panier repas.

Le silence se prolonge un petit moment. Je devrais peut-être m'excuser. Si ça se trouve, il est venu pour ça et il est en train d'attendre que je parle enfin.

— Pourquoi tu as fui ?

Finalement, il a parlé. Il n'y a plus aucun retour possible, je n'ai pas d'autres choix que de lui répondre.

— Parce que tu les as vus.

— Les ... tu parles des dessins ? Celui qui me ressemble et celui qui me représente ?

— Oui.

— D'accord ... enfin, non, pas d'accord. Je ne comprends pas ta réaction. C'est quoi ces dessins ? Pourquoi le fait que je les vois t'a autant fait paniquer ?

C'est le moment de tout lui dire. Enfin non, pas tout. Mes sentiments resteront secrets. Il va déjà apprendre que je le dessine sans permission et que mon héros de BD est inspiré de son physique. Je ne pense pas que ce soit le meilleur moment pour faire mon coming-out et lui dire ce que je ressens.

— Tuesmamuse.

Je n'ai pas pu m'empêcher de bafouiller le plus rapidement possible. Je suis rouge de honte. Je n'ai même pas besoin d'un miroir pour en avoir la certitude. Et le pire dans tout cela, c'est que forcément, il n'a pas compris ce que j'ai dit et me demande de répéter ça intelligiblement.

— Tu es ma muse.

— Ta ... muse ?

— Tu m'inspires, voilà ! J'ai pas pu m'empêcher de te dessiner. Et ce personnage qui te ressemble, c'est Arthur. Il est né le jour où je t'ai aperçu la première fois par la fenêtre et depuis, il grandit en même temps qu'on se côtoie.

— Attend, attend, attend, attend ! Tu as créé un personnage, du nom d'Arthur donc, qui est inspiré de ... moi ?

— Oui.

Je le regarde se figer et plonger dans ses pensées. Il doit me trouver détraqué. C'est même étrange qu'il n'ait pas encore fui d'ici. Peut-être même qu'il va déménager ou en tout cas demander à ce que sa chambre soit très loin de ma fenêtre.

— Cool.

Cool ? Comment ça ? Qu'est-ce qu'il lui prend ?

— Cool ? je répète.

— Mais oui ! C'est trop cool !

— Tu ... trouves ça cool. Tu trouves pas ça bizarre ? Flippant ?

— Bah non. C'est plutôt flatteur je trouve, surtout venant de quelqu'un de ton talent.

Ok. Alors ça par contre, je ne m'y attendais pas du tout. Qu'il s'enfuit, ok. Qu'il me demande de tout effacer, ok. Mais qu'il me dise qu'il se sent flatté que je l'ai dessiné à son insu ... je n'y aurais jamais pensé.

— Et ... pourquoi moi ?

La question qu'il ne fallait pas. Je me suis promis de ne pas lui révéler ce que je ressens. Comment je vais faire pour lui répondre du coup ? Ou alors, je prie très fort pour qu'il ne fasse aucune conclusion de ce que je dirai. Avec un peu de chance, il prendra mes paroles seulement dans le sens artistique de la chose sans prendre en compte le fait que je puisse être gay.

— Quand j'ai emménagé mon atelier ici, j'étais en pleine recherche d'inspiration. Et j'ai découvert mon poste d'observation. Au départ, j'ai vu la bâtisse et j'ai commencé à m'imaginer des choses. Puis il y a eu toi. Et je sais pas, mais même de loin, il y avait quelque chose d'inspirant à te regarder. Je voyais déjà à quel point tu pouvais être expressif, surtout avec tes sourcils. Puis, je ne te connaissais pas, alors c'était simple de t'inventer une vie. Puis au final on a parlé et j'ai découvert ton côté zélateur, tes connaissances, ta cuisine aussi. Alors parfois, j'ajoutais des caractéristiques similaires à Arthur lorsque je trouvais que ça pouvait le rendre plus pertinent.

— Wow. C'est génial. Je n'aurais jamais cru. Mais je trouve ça fascinant et totalement impensable. Je déconne même pas quand je te dis que je me sens flatté.

— Attrape pas la grosse tête non plus hein !

Il rit. Et je sens ma cage thoracique décompresser en l'entendant. C'est bon signe. Même si tout son discours était plus qu'encourageant, l'entendre rire est ce qui me permet de réaliser qu'effectivement, il accepte le fait que je l'ai choisi comme muse sans son consentement.

— J'ai une autre question. C'est quoi l'histoire de ce Arthur ?

Je me fige. Si je m'attendais à ça. Et pourtant, je crois que parmi tout ce qu'il vient de me dire, c'est vraiment la chose qui fait le plus papillonner mon cœur. Un peu comme s'il me demandait de lui présenter mes enfants. Alors sans attendre, je prends le bloc à dessin qu'il m'a ramené ainsi que les autres dessins d'Arthur que j'ai fait ces derniers mois.

— Alors, Arthur est passionné de littérature française. Mais quand je dis passionné, c'est de la même manière que tu l'es dans la défense des animaux. Alors son objectif est d'être conservateur dans une bibliothèque d'archives où se trouveraient les manuscrits de ses auteurs fétiches. Au début de l'histoire, il intègre une nouvelle formation. Mais c'est aussi son premier jour de service civique dans une bibliothèque qui, il ne sait pas, s'est spécialisée dans le voyage dans le temps afin de sauver les livres qui ont une importance dans notre société ou les sociétés d'autres pays, comme La case de l'oncle Tom qui a permis l'abolition de l'esclavage. Si dans le passé, ces livres venaient à disparaître ou ne pas avoir l'importance qu'ils ont eus, les sociétés de beaucoup de pays ne seraient pas comme on les connait actuellement. Alors Arthur, lui, va se retrouver embarqué dedans. Voilà.

— Génial !

— Tu trouves ?

— Vraiment. C'est génial ! De la science-fiction avec un côté très engagé pour montrer que la littérature a pu sauver des générations d'individus ! C'est du génie. Et Arthur ! Il est comment ?

— Il est brun aux yeux marrons, comme toi. Et il a tes sourcils expressifs aussi. Mais lui, c'est un bêcheur. Il a tendance à prendre les gens de haut, surtout s'ils ne lisent pas des classiques français comme Zola ou Rimbaud. Il adore sa famille aussi, même s'il a tendance à se comporter avec elle comme avec les autres. Il aime le thé Earl Grey et ... la confiture de framboise. Et il préfère partir à vélo en cours et au boulot plutôt que de côtoyer des gens dans le bus.

Je me rends compte que Jonas pourrait mal le prendre. Je lui décris le personnage qu'il m'a inspiré et c'est un mec snob, froid et asocial mais qui, attention, aime la confiture de framboise. Pas très réjouissant comme portrait.

— Tu me trouves snob ?

— NON ! Enfin, non, pas du tout. Tu es tout le contraire !

— Arthur, c'est donc un peu mon alter ego maléfique. J'aime ça.

— Tu m'en veux pas ?

— Carrément pas. Je trouve ça vraiment génial et j'ai qu'une hâte maintenant, c'est d'en apprendre plus sur mon double maléfique.

— Plutôt double snobinard je dirais. Après tout, c'est pas vraiment un mauvais garçon au final.

— Peut-être que je pourrais être le double maléfique du coup. Gentil à l'extérieur mais mauvais à l'intérieur. Je pourrais te faire tourner en bourrique comme ça.

Il se met à rire et m'adresse un clin d'œil. Je lui réponds en souriant rapidement.

Si seulement il savait. Il n'a pas besoin d'être maléfique pour me faire tourner en bourrique. Involontairement, il m'en fait déjà assez voir de toutes les couleurs. Mais quand je le vois comme ça, aussi gentil, aussi beau et aussi lumineux, comment je pourrais lui en vouloir ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top