11. Margouillis

Margouillis, n.m. : Boue, bourbier.Au figuré, représente le désordre.  Se dit aussi d'une situation fâcheuse.

J'ai fini par devoir lui dire au revoir. Il devait continuer le jardin. Malheureusement pour moi, je n'ai pas pu le voir de l'après-midi et le lendemain étant dimanche, je ne suis pas allé à l'atelier _ je me suis forcé à ne pas y aller_ et ne l'ai pas vu non plus. Ça fait donc deux jours que je ne l'ai pas ne serait-ce qu'aperçu. Seulement deux jours et j'ai l'impression que c'est bien pire qu'avant. Il m'a manqué.

C'est comme si le fait d'avoir entendu sa voix avait permis à Jonas de se rendre encore plus désirable, encore plus attirant.

Ce matin, j'ai donné cours. Je me suis rendu compte que ça m'avait vraiment manqué pendant ces deux dernières semaines. Mes élèves aussi étaient heureux de revenir et c'est le genre de choses qui fait plaisir lorsqu'on enseigne. J'ai d'autres cours cet après-midi donc j'espère qu'ils seront autant motivés.

Mais pour le moment, c'est l'heure de casser la croûte.

— Je dérange ?

Je sursaute et me retourne. J'ai oublié de fermer à clé la porte, ce qui m'arrive jamais en temps normal. Mais quand je vois qui vient d'arriver, je pense que c'est une force extérieure qui m'a poussé à rompre mon habitude. Parce qu'il est là, juste devant moi.

J'ai du mal à le croire alors je ne peux pas m'empêcher de me le répéter.

Jonas est là. A trois mètres de moi. Et mon cœur se liquéfie littéralement. Il est vraiment là. Juste là. J'ai juste à faire deux pas et tendre la main pour le toucher. Ça paraît tellement irréaliste que je mets du temps avant de me rappeler qu'il m'a posé une question.

— Non ! Non, bien sûr que non ! Je m'apprêtais à manger.

— Génial. Je voulais juste savoir si ça te tentait qu'on mange ensemble. Je n'ai pas cours cet après-midi alors exceptionnellement je mange chez moi. Sauf qu'il n'y a personne le midi alors ... j'ai pensé à toi.

« J'ai pensé à toi. »

S'il pouvait me répéter cette phrase en boucle et dans d'autres circonstances, elle pourrait facilement devenir ma phrase préférée.

— D'accord ! Avec plaisir !

— Super ! J'ai pas tout ramené pour rien !

Je me penche rapidement pour voir de quoi il parle. Je fonds. Il a un panier en osier qu'il aurait facilement pu piquer au Chaperon Rouge.

— J'ai préparé à manger pour un régiment. J'espère que tu as bon appétit !

Il est beau.

Ça paraît niais comme ça. Si quelqu'un venait me répéter toutes les cinq minutes à quel point la personne qui l'attire est belle, j'aurais envie de me frapper la tête contre le mur devant tant de miellerie. Mais là, maintenant que j'ai Jonas aussi près de moi, je peux enfin voir réellement le moindre détail de son visage.

Ses sourcils encore plus expressifs vus d'ici.

Ses lèvres arquées en un sourire qui m'éblouit comme jamais je ne l'ai été.

Sa fossette que je distingue encore mieux et qui me donne envie de la toucher du bout des doigts.

Ses yeux. Si doux. Ils happent mon attention. Ils sont comme un puit sans fond à cause de leur couleur, d'un brun très foncé, mais aussi parce qu'ils contiennent tant d'émotions que c'est à s'y noyer totalement.

— On mange où ?

Il faut vraiment que j'arrête de partir autre part lorsqu'il est là. On s'est réellement vu que deux fois et à chaque fois je lui fais ce coup-là.

— Dans mon atelier. Enfin, tout ça c'est mon atelier. Mais en haut il y a mon atelier atelier ... l'endroit où je ne donne pas cours. Voilà ... on monte.

Le roi de l'élocution. On me décernera un prix. Je bats tous les records. Plus misérable que moi, ça n'existe pas.

Je l'emmène du coup à l'étage quand je me souviens que le bureau est un vrai margouillis. Je n'ai rien rangé du tout aujourd'hui et samedi, je me suis tellement plongée dans l'histoire d'Arthur que lorsque j'ai vu l'heure qu'il était, j'ai tout laissé en l'état. Forcément, il a fallu que ce soit aujourd'hui que Jonas décide de venir prendre son déjeuner avec moi. Bon, je ne vais quand même pas m'en plaindre, ce serait absolument hypocrite de ma part de me faire croire que sa venue ne me fait pas plaisir alors qu'en réalité, elle m'inonde de joie.

— Désolé ... pour le bazar. J'avais pas vraiment prévu que quelqu'un vienne ici.

Il ne me répond pas. A la place, il pose le panier sur la seule table libre et commence à faire le tour de la pièce. Je sens mon corps se raidir d'effroi. Il va tomber sur mes dessins. Sur mes projets. Il va voir Arthur. Arthur qui lui ressemble sur de nombreux points.

Heureusement, je le vois partir vers mon poste d'observation, là où se trouve d'autres dessins de mon projet. Les dessins d'Arthur sont de l'autre côté de la pièce. Je pars donc discrètement les récupérer et les ranger sur une armoire en espérant qu'ils y soient tous.

— C'est où ?

Je m'approche finalement de lui pour voir de quel dessin il parle. Il parle de la bibliothèque où Arthur travaillera.

— Cet endroit n'existe pas.

— Tu l'as inventé ?

— Oui. C'est une bibliothèque assez particulière. Je me suis inspirée de quelques endroits existants mais le résultat final est fictif.

— C'est incroyable.

Il feuillette un peu les différentes feuilles en regardant attentivement chaque dessin. J'en profite pour vérifier au fur et à mesure qu'aucun dessin d'Arthur n'apparaisse, surtout quand je vois passer les portraits de ses sœurs et de ses mères. Mais j'ai passé énormément de temps sur celui d'Arthur, j'en ai fait des pages entières alors je les avais séparés du reste pour ne pas les mélanger et je me dis que j'ai bien fait de faire ça.

— Oh !

Je me tourne vers Jonas et le vois regarder par la fenêtre.

— C'est ici.

Il me regarde avec un énorme sourire en pointant du doigt la chaise.

— C'est d'ici que tu me parlais, c'est ça ?

— Oui. Juste ici, je lui réponds en souriant à mon tour.

— Tu as enlevé le tableau ?

— J'en avais besoin pour un de mes cours de ce matin. Puis comme on a ouvert les fenêtres, j'ai pensé qu'on en aurait moins besoin.

Il hoche la tête, comme pour me rassurer sur ce que je viens de dire. Et en effet, ça me rassure. Il continue à observer mon fameux poste d'observation, comme s'il s'attendait à voir quelque chose d'extraordinaire surgir. Mais non, ça ne risque pas. C'est simplement un atelier avec énormément de papiers, énormément de crayons et des poubelles remplies à ras bord ! Je lui propose alors qu'on s'installe pour manger et je suis bien content de le voir se retourner pour me suivre.

Il s'installe face à moi et commence à vider le panier. Tout y est. Entrée, plat, dessert, boisson, assiettes, couverts, verres. Tout. Heureusement pour lui que j'étais disponible. A part si je suis un second choix. ... Je suis un second choix ? J'espère que non. Ça me rendrait triste. Même si être un second choix n'est pas trop mal si c'est celui de Jonas.

Moi, il est mon premier choix. J'aurais pu encore en douter un peu ces derniers mois, mais depuis samedi, depuis que j'ai entendu sa voix, j'en suis sûr et certain. Et maintenant que je peux l'observer, là, juste devant moi, à cinquante centimètres, je sais que refouler ce que je ressens ne sera pas possible éternellement. Un jour je craquerai. Pour le moment, je peux me retenir parce que j'ai envie de le connaître un peu plus, mais lorsque notre proximité rendra mon secret encore plus lourd à porter, je lui dirai tout.

Je n'ai jamais su garder les secrets. Depuis que je suis gosse, j'ai toujours eu un énorme problème avec ça. Mes parents ne me disaient rien pour éviter que je n'aille le répéter. Les fêtes surprises l'étaient aussi pour moi parce qu'on ne me prévenait jamais de peur que je ne lâche le morceau au concerné. Pour moi, un secret n'a jamais eu de grand intérêt. Pourquoi cacher des choses aux autres alors que le dire n'aura aucun impact sur la vie de ces personnes ? Ce n'est pas comme si les secrets en question étaient le code nucléaire.

Pourtant, à l'instant même où je vois Jonas ouvrir avec joie les différents plats qu'il a cuisiné pour les aligner devant moi avec fierté, je comprends pourquoi mon attirance doit rester un secret en attendant que je craque. Parce que ce moment que je vis est précieux. Il est le premier de la sorte et je n'ai pas envie qu'il soit le dernier.

Alors je dois me taire.

Parce que je ne veux pas risquer qu'il s'éloigne.

Parce qu'en réalité, outre mon attirance pour lui, Jonas devient jour après jour de plus en plus important pour moi. J'ai besoin de nos conversations, même si elles sont à travers une fenêtre. J'ai besoin de le voir sourire. Même ces moments où je le regardais discrètement et qu'il n'était que ma muse ne semblent plus suffisants.

Alors je dois me taire pour éviter le plus longtemps possible qu'il sorte de ma vie.

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