04. Prétrichor

Pétrichor, n.m : Odeur caractéristique que prend la terre après la pluie.

Je deviens de plus en plus impatient. Déjà qu'en temps normal j'avais de plus en plus hâte, ces derniers jours, de rejoindre mon point d'observation. Mais avec ce qu'il s'est passé hier soir, je manque encore plus de patience.

Hier, après qu'il m'ait donné son nom, il m'a dit au revoir. Enfin, pas vraiment. En vérité, il m'a souri, encore, puis m'a écrit « à bientôt ». Je voulais lui répondre, mais lorsque je me suis retourné, il avait tout éteint et n'était plus là. J'étais assez déçu, je dois l'avouer, mais son message semble vraiment vouloir dire qu'hier soir ne serait pas un cas particulier et que nous serions amenés à nous reparler à nouveau.

J'espère vraiment que ce sera le cas ce soir.

Et en même temps, ça me fait un peu peur. Si ça se trouve, hier, il s'ennuyait simplement et voulait juste passer le temps en attendant d'avoir sommeil ou alors que son programme télé favori commence. Pourtant, son sourire avait réellement l'air sincère. J'ai envie d'y croire. Peut-être qu'on pourrait être amis, lui et moi.

J'ai enfin fini les cours de cette semaine. Je peux maintenant partir crécher à mon poste d'observation pour travailler ... ou faire semblant de travailler. Je suis tellement stressé à l'idée de savoir s'il sera à sa fenêtre aujourd'hui. S'il tentera de me parler à nouveau. J'ose à peine regarder par la fenêtre. Peut-être qu'il sera à son bureau et qu'il ne m'accordera pas un seul regard. Ou alors il ne sera pas là. Et à la rigueur, c'est l'option que je préfère. Parce que s'il n'est pas là, il ne peut pas me rejeter et je pourrai rester éternellement dans mon souvenir d'hier.

Alors je travaille. Et je ne regarde pas par la fenêtre. Je tiens ... cinq minutes. Peut-être dix à tout casser, avant que ma résistance s'effrite et que je jette un rapide regard à travers la vitre. Je ne peux vraiment pas m'en empêcher. Et au final ... j'ai peut-être bien fait. C'est ce que je me dis en tout cas lorsque je vois une énorme feuille collée en face sur laquelle il est simplement écrit « Samedi 20 H » le plus gros possible. Les traits sont épais, comme s'il était repassé plusieurs fois dessus de peur que je n'arrive pas à lire ce qu'il a marqué. Sauf que j'ai bien lu. Et je ne peux pas m'empêcher de sourire.

Il a envie de me parler à nouveau. Et il me l'a fait savoir grâce à un message.

Je regarde rapidement l'heure. 18 heures. J'ai encore deux heures à tuer avant que ma muse ne soit disponible d'après son petit message. La meilleure chose à faire est de travailler sur ma bande-dessinée. Au moins j'attendrai en faisant quelque chose d'utile.

Où en étais-je ?

J'ai le portrait d'Arthur à terminer. Je m'en souviens maintenant. C'était sur ça que je travaillais hier avant que de découvrir Jonas me regardant par la fenêtre.

Jonas.

A quel point Arthur lui ressemble-t-il ? A quel point sont-ils différents ? Je me le demande.

Physiquement, ils sont assez semblables. Je souris en repensant aux sourcils expressifs de Jonas. J'ai bien fait de les mettre à Arthur.

Les mains de Jonas ont l'air d'être différente par contre. Moins fines. Moins longues. Est-ce qu'elles sont aussi douces par contre ? Peut-être qu'il joue de la guitare et qu'il a quelques callosités aux doigts. Arthur en tout cas ne peut pratiquer que du piano. Il a les mains pour. Et puis c'est moins agressif pour ses doigts.

Jonas, par contre, a l'air d'être plus grand en taille. J'imaginais Arthur faire à peu près un mètre soixante-quinze. Mon voisin semble en faire dix voire quinze centimètres de plus. Il est aussi plus large des épaules. Un sportif peut-être.

Mais j'avais raison. De ce que j'en ai vu hier, il a des origines hispaniques qui lui donnent un charme captivant. Même à travers la vitre, son regard était ... pénétrant. Profond. Je suis même sûr que s'il était à cinquante centimètres de moi, je serais figé. Peut-être même que je rougirais. En tout cas, ma peau m'impose cette couleur très facilement alors ça ne m'étonnerait pas. Par contre, est-ce que je détournerais le regard ? Ou alors, au contraire, je serais plutôt du genre à ne pas pouvoir faire autre chose que de continuer à le regarder dans les yeux ? C'est une bonne question.

Pourtant, pour le coup, c'est pas la question que je devrais me poser maintenant.

Je dois penser à Arthur.

Pas à Jonas.

Arthur a besoin de moi. Il vient de naître. Il est encore comme un nourrisson qui a besoin de ses parents avant de pouvoir voler de ses propres ailes. Je suis encore dans l'ébauche de son histoire et des gens qui l'entourent alors je ne dois pas me laisser déconcentrer. Et d'après l'horloge près de la porte, il me reste maintenant un peu moins d'une heure quarante pour travailler. Je me remets donc au travail.

Je croque Arthur, sur plusieurs feuilles, de différentes manières. Je m'attarde sur ses mains. Ses yeux. Son sourire, qui étrangement se fait plus distinct dans mon esprit depuis hier. J'ai même travaillé une partie de sa garde-robe. Il aime les pantalons chino. Il trouve que ça lui donne un air un peu élégant. Il a aussi une grande collection de polos et de chemises. Toujours dans son désir d'être distingué. Il se lâche un peu plus au niveau des chaussures. En tout cas, il semble penser que pour pouvoir côtoyer les manuscrits de ses rêves, il doit avoir le look qui va avec. Heureusement pour moi, il ne porte pas de cravates. Peut-être un nœud papillon de temps en temps. Je suis sûr qu'il serait à croquer avec.

Malgré ce que je dis, mon Arthur est élégant même si pas mal bêcheur. Et puis quand il porte ses petites lunettes rondes sur le nez avant de se plonger dans un roman ou pour lire ses partitions, il est vraiment adorable.

Je pense que pour son physique, j'ai ce qu'il faut. Pour le moment en tout cas. Peut-être que d'autres choses viendront avec les anecdotes. Je peux m'attaquer à sa famille maintenant. Je pense que ses sœurs seront plus simples à faire. Elles lui ressemblent assez. Elles ont les cheveux sombres, même si l'une d'elle les a court et l'autre les a lisse. Leurs yeux sont bruns, mais de différentes nuances. La plus jeune les a le plus sombre des trois, ce qui lui donne généralement un regard encore plus farouche et déterminé. La cadette les a d'un brun qui se rapproche plus de l'ambre. Elles aussi sont jolies.

Je leur fais aussi plusieurs croquis, avec des close-ups et n'ai pas le temps d'en terminer une que mon regard est attiré par quelque chose. Bien sûr, ce quelque chose s'appelle Jonas et vient de détacher la feuille qu'il avait collé contre sa fenêtre. Il voit que je l'ai remarqué et me sourit. J'en viens à me demander s'il n'est pas fatigué de sourire constamment. Pas que je m'en plaigne mais je trouve ça malgré tout ... perturbant. Je crois que je n'ai encore jamais rencontré quelqu'un qui m'ait autant souri en aussi peu de temps et qui ne soit pas une grand-mère de quatre-vingt-dix ans ou un bébé.

Il attrape une feuille et commence à écrire.

« Journée ? »

Je pense qu'il me demande comme elle s'est passée. Pas pratique finalement de parler comme ça, mais pour le moment, ce n'est clairement pas moi qui ferais un pas supplémentaire en ouvrant la fenêtre. En plus, il fait bien trop froid pour le moment. Alors je lui réponds, en espérant avoir juste.

« Bien. Et toi ? »

« Très bonne »

J'espère qu'il n'attend pas sur moi pour commencer une conversation. Sinon, autant nous dire au revoir dès maintenant. Mais il semble qu'il a autre chose derrière la tête parce que je le vois recommencer à noter quelque chose.

« Faire + connaissance ? »

Est-ce qu'il vient réellement de me demander si je voulais qu'on fasse plus ample connaissance ? Lui et moi ? J'hésite. Je ne sais vraiment pas quoi répondre. J'arrive pas à m'ôter de la tête qu'à la moindre erreur, je peux perdre ma muse. Apprendre à le connaître peut lui faire perdre son statut d'inspiration. Ne pas le faire peut, sur un plan plus physique cette fois, le pousser à ne plus m'adresser la parole. Mais je risque aussi de passer à côté d'une rencontre sympathique et peut-être un futur ami. Est-ce que ça en vaut le coup ?

Peut-être.

Si je tourne le dos maintenant, je le saurais pas en tout cas. Et c'est pour ça que j'attrape mon feutre effaçable et écrit un grand « OK » sur mon tableau. Il a l'air heureux et je ne peux pas m'empêcher d'éclater de rire quand je le vois lui aussi se ramener avec un tableau blanc. Est-ce qu'il l'a acheté exprès ? Ou même l'a récupéré d'autre part en espérant qu'on continuerait à parler ?

Etrangement, cette idée me fait quelque chose au ventre et je ne peux pas m'empêcher de trouver ça mignon. Encore plus lorsqu'il écrit déjà des questions sur son tableau, auxquelles je m'efforce de répondre une après l'autre même si je ne m'attendais pas à ce genre de questions.

« Plat préféré ? »

« Lasagne »

« Odeur préférée ? »

« Pain au chocolat tout chaud »

Rien de mieux que ça ! Je rêve de pouvoir sortir à ma guise sans me soucier du froid pour aller à la boulangerie ! Mon ventre se met à gémir de faim. C'est vrai que je n'ai même pas pris le temps d'avaler quoi que ce soit après mes cours.

« Endroit préféré ? »

« Vieux centre-ville »

« Passion ? »

Sûrement la question la plus facile qu'il m'ait posée.

« Dessin »

« Couleur préférée ? »

« Vert »

« Animal préféré ? »

« Hérisson »

Le premier animal que j'ai appris à dessiner. C'est même l'animal qui a été le héros de ma première histoire lorsque j'étais enfant. Il est devenu symbolique pour moi.

Il ne pose pas plus de questions. Il a même l'air de réfléchir alors qu'il lit en même temps mes réponses. J'en profite alors pour ponctuer mes réponses d'un « ET TOI ? ». Il efface alors chaque question en la remplaçant par sa réponse.

« Tarte aux pommes de grand-mère »

Un plat familial ? Je me demande s'il est très porté sur la famille ou si c'est juste un souvenir isolé du reste pour lui.

« Pétrichor »

Pétrichor ? Je le note rapidement sur mon bloc de croquis. Je ne connais absolument pas ce mot mais il sonne de manière poétique à mon oreille.

« Saule pleureur dans le jardin »

Il y a un saule pleureur dans son jardin ? Je ne l'avais pas encore remarqué. En même temps, je pense que pour le voir, je dois ouvrir la fenêtre pour me pencher un peu, ce que je ne ferais pas tant qu'il fera aussi froid.

« Méditation »

J'hausse un sourcil. J'avoue que je n'y aurais pas pensé. Mais c'est la preuve que face à moi, même séparé de deux vitres, il y a un jeune homme que je ne connais pas. Il est ma muse, mais il n'est pas Arthur. Il est Jonas, mon voisin qui, au final, m'était encore totalement inconnu jusqu'à hier. Mais ce que je découvre de lui me plaît énormément, je suis obligé de l'avouer.

« Pourpre »

« Hirondelle »

L'hirondelle ? Ça aussi, c'est original. Et inattendu. Comme quoi, on peut inventer la vie d'une personne en la voyant, mais on restera toujours loin de la vérité. Je ne peux pas m'empêcher de lui demander pourquoi l'hirondelle. Le hérisson a une explication pour moi. Alors pourquoi pas lui ?

« Symbole retour printemps »

Je crois qu'il a terminé mais le vois effacer ce qu'il a écrit pour marquer autre chose.

« Printemps = renouveau = repartir à zéro »

Puis autre chose.

« Hirondelle = deuxième chance »

C'est ... beau. Je n'arrive pas à qualifier ça autrement. Il a sûrement dû se passer quelque chose dans sa vie qui le pousse à vouloir tout reprendre du début. Tout refaire autrement. Une deuxième chance. Et c'est le genre de chose qui pourrait m'obséder. Savoir ce qu'il lui est arrivé.

J'avais raison lorsque je disais qu'apprendre à le connaître pourrait avoir des répercussions sur mon projet. Parce que je me rends compte que Jonas risque d'être bien plus intéressant que ne l'est Arthur actuellement. Il semble avoir quelque chose en lui d'apaisant et de poétique. Quelque chose de rare. Alors finalement, j'ai vraiment envie d'en savoir encore plus sur lui. Et même pas en tant que muse. Mais en tant que Jonas, voisin plus si inconnu.

Il s'absente un moment mais me dit qu'il va revenir. J'en profite alors pour prendre mon téléphone et chercher la définition du mot pétrichor. Et lorsque je vois sa signification, je ne peux pas m'empêcher de sourire.

Ce mot lui va bien. Et moi, je meurs encore plus d'envie de mieux le connaître.

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