03. Mazette
Mazette, interj. [vieux] : Expression marquant l'étonnement ou l'admiration.
Je salue mes derniers élèves du jour avec un faux sourire avant de rapidement fermer la porte à clé et courir jusqu'à ma douche. Ça fait déjà un peu plus de deux semaines depuis que j'ai « rencontré » ma muse et depuis j'ai le cerveau qui est constamment en surchauffe. J'aime toujours enseigner, mais ce projet, j'en suis devenu obsédé. Ce que je ne voulais pas est arrivé, j'ai déjà dormi une nuit à l'atelier parce que je ne pouvais plus m'arrêter.
J'ai trouvé un nom à mon héros et même plus encore. Il s'appelle Arthur (comme Rimbaud) et a 24 ans. Il a un Master en lettre moderne et a intégré cette année l'année spéciale d'un DUT Métier du Livre en spécialité Bibliothèque. Puis de faire une licence professionnelle archives, médiation et patrimoine. Son but est d'acquérir toutes les connaissances qu'il peut pour bien s'occuper de archives littéraires de ses idoles pour travailler en tant que contractuel dans la bibliothèque de son choix et passer le concours de Conservateur. Il a un plan d'avenir solide comme du béton armé et tout est bien engagé pour qu'il y parvienne. Et je remercie énormément internet de m'avoir aidé pour trouver son parcours professionnel. Sincèrement.
Une fois débarrassé de toute la crasse du jour, je cours me faire couler un café. Je vais en avoir besoin pour tenir toute la soirée voire la nuit entière. Demain, c'est samedi. Je ne travaille que l'après-midi. Je pourrai donc faire une bonne grasse matinée, surtout que j'ai prévu de dormir ici. C'était quelque chose que je m'étais interdit de faire. Vraiment. Et j'y étais déterminé. Mais tout comme la dernière fois, il y a une raison qui explique que je m'autorise cet écart de temps en temps.
Le vendredi soir, il est là. Ma muse est dans ce qui semble vraiment être sa chambre et il y reste longtemps. Le vendredi soir, c'est le seul jour de la semaine où il reste le plus longtemps éveillé le soir.
Et aujourd'hui, j'ai vraiment besoin de pouvoir m'inspirer le plus possible pour avancer dans l'intrigue de ma BD. C'est un récit de vie. Mais est-ce que ce sera suffisant ? Je sens qu'Arthur a du potentiel. Il est intelligent, c'est vrai. Mais il est surtout passionné et je pense que ça peut lui faire vivre de nombreuses aventures, de grandes rencontres, ... Pour ça, il me faut une étincelle.
Et cette étincelle va bientôt apparaître à sa fenêtre.
Je dois avouer que parfois, j'ai l'impression d'être un stalker à le regarder. Mais c'est pas comme si je l'espionnais ! Enfin ... je suis simplement en train de regarder par ma fenêtre, ce qui est parfaitement mon droit. Ce n'est juste pas de ma faute si ma fenêtre donne directement sur la sienne. Ce n'est pas moi qui l'ai voulu. C'est un signe du destin, voilà.
Et c'est vrai qu'en plus de cela, ça me donne l'impression d'avoir de la compagnie. Je suis seul dans cet atelier, en dehors des moments où mes élèves sont là, et personne ne m'attend chez moi. Ces moments en sa « compagnie » me permettent de ne penser à rien d'autre et bon sang que ça fait du bien. Quand je l'aperçois, c'est le moment où je me mets le plus à créer. Je lui invente une histoire incroyable où il en est le héros à chaque seconde. Et dire qu'il n'en sait rien. Il n'a même pas idée de la vie fictive qu'il s'apprête à vivre. Et il ne risque pas de la connaitre à vrai dire.
Je suis maintenant prêt à travailler. J'apporte mon thermos de café et ma tasse à mon poste d'observation, vérifie que mon plan de travail est assez éclairé et m'installe. Comme à chaque fois, je commence par des petits étirements, pas forcément nécessaires ou efficaces, mais c'est pour moi une manière de me mettre en condition. D'annoncer à mon corps et à mon cerveau que les minutes et même les heures qui arrivent vont être consacrées à la création. Ça me permet aussi de voir l'état de mes poignets, juger à peu près pendant combien de temps je vais pouvoir travailler sans problème. Mon rituel pré-création pour faire plus simple.
Maintenant, je me concentre et c'est partie. Je m'attaque aux premières esquisses, les premiers traits d'Arthur.
Arthur et ses sourcils bien plus expressifs que le reste de sa personne.
Arthur et ses cheveux noirs dont chaque mèche est maîtrisée avec soin, comme pour retenir la moindre de ses pensées sous contrôle.
Arthur et ses doigts de pianiste qui dansent dans les airs dès qu'il parle.
Arthur, dont celui qui me l'a inspiré est actuellement en train de me regarder par la fenêtre.
Mazette.
Qu'est-ce que je fais. J'ai vu qu'il me regardait. Et il a vu que je l'avais vu.
Il me fait un signe de la main. Est-ce que c'est pour me saluer ? Ou alors, il est au courant de tout et c'est un geste de menace ? Pourtant ... il sourit. Les commissures de ses lèvres se sont orientées vers le haut. C'est bien un sourire ça ... à part s'il me montre les dents pour me menacer ? Est-ce qu'il a des tendances gorilles ? C'est possible. Après tout, je ne le connais que par sa vie fictive.
Je suis toujours figé quand je le vois rire en continuant de me regarder.
Re mazette.
Il est beau. Vraiment. Je m'en doutais, mais il l'est encore plus que je ne le pensais.
Je finis quand même par lui faire un petit signe de la main. Si ça se trouve, il ne m'a pas vraiment vu et je me fourvoie totalement. C'est possible après tout. Quoi que ... en fait, non, c'est pas vraiment possible. Il fait totalement nuit, lui et moi sommes dans les seuls endroits où il y a de la lumière dans un rayon de cent mètres carrés. S'il regarde quelque chose par la fenêtre, ça ne peut être que le mienne. Et là où la lumière du jour permet d'empêcher les curieux de voir ce qu'il y a à l'intérieur de la pièce, l'obscurité de la nuit et la lumière dans l'atelier offrent une vue totale de ce qu'il y a dedans. C'est-à-dire dire moi, la main toujours en l'air, à me demander ce que je dois faire de plus.
Il répond à mon signe. Je frôle l'asphyxie. Son sourire se fait encore plus éclatant et je le vois fouiller sur son bureau. Je ne sais pas ce qu'il cherche. Est-ce que c'est bon, il m'a fait un signe et c'est tout ? Parce que je ne vois pas du tout ce qu'il pourrait chercher comme ça.
Maintenant, j'ai l'impression qu'il écrit quelque chose.
Je ne peux pas m'empêcher de l'observer. Je retiens à peine un sourire quand je vois ses sourcils se froncer sous la concentration. Puis il me fixe à nouveau du regard. Mon sourire disparaît directement et je crois bien que je suis en train de rougir. J'espère que ça, il ne peut pas le voir d'où il est.
Il finit par coller une grande feuille contre sa vitre. Au début, j'ai du mal à lire. Enfin, c'est surtout que j'ai peur de découvrir ce qu'il a écrit. Peut-être qu'il m'annonce qu'il a déjà appelé la police pour se plaindre d'être stalké. Je finis par me coller à ma fenêtre pour réussir à décrypter ce qu'il essaye de me dire.
« Bonjour. Nouveau ? »
Il essaye d'engager la conversation ? J'ai du mal à y croire. Ça paraît totalement ... incongru. Pourtant, je perds pas une seconde pour chercher de quoi écrire. Je me rappelle alors avoir une ardoise quelque part. Sur une étagère près de la porte je crois ... Je la trouve. Mais je ne sais pas où sont les feutres !
Je me jette sur chaque tiroir, chaque pot à crayon que je vois. Je cherche des feutres comme si ma vie était en jeu. Je ne me reconnais même pas. C'est la première fois que je me sens aussi affolé à l'idée de communiquer avec quelqu'un. Mais ce quelqu'un n'est pas n'importe qui. Il est ma muse, bien qu'il n'en soit pas au courant, et je vais lui parler pour la première fois.
Je finis par trouver un feutre effaçable au fond d'un tiroir. J'espère juste qu'il fonctionne encore. Je le teste rapidement. Il a l'air de pouvoir faire l'affaire, alors je me dépêche de revenir à la fenêtre pour lui répondre.
« Oui. »
J'espère que c'est assez gros pour qu'il puisse lire. Mais j'ai un doute. Je le vois plisser les yeux pour essayer de décrypter ce qu'il y a sur mon tableau. Je n'ai pas dû écrire assez gros. Il me reste donc qu'une solution.
Un peu misérable, j'essaye de lui faire comprendre avec des gestes d'attendre quelques secondes et je me mets à déménager mon atelier. Mon but est de réussir à installer mon tableau blanc au plus près de la fenêtre. Avec ça, je pourrai écrire encore plus gros et peut-être qu'il arrivera à lire ce que je lui écrirai.
J'essaye donc avec le grand tableau en réécrivant un oui, bien plus gros cette fois, et à son sourire, je comprends qu'il a réussi à lire ces trois lettres. Je le vois se repencher sur le bureau. Peut-être qu'il a vraiment envie de parler avec moi !
« Depuis quand ? »
Je compte rapidement dans ma tête avant de lui répondre.
« Presque 3 semaines »
« Vis ici ? »
« Non. Atelier. »
Ses lèvres s'entrouvrent pour former un o parfait. Je ne connais pas le son de sa voix, pourtant j'imagine parfaitement le oh de compréhension qui doit s'échapper de sa bouche. Je m'attends presque à ce qu'il me demande un atelier de quoi, mais à la place, il me pose une question. Une question qui me laisse un peu surpris parce que je ne m'étais pas imaginé qu'il me la poserait alors qu'en y réfléchissant un peu plus, elle tombe sous le sens. Elle aurait même dû être la première chose que je lui demande alors qu'en réalité, pas une seule fois je me suis imaginée la lui poser.
« Prénom ? »
J'efface mon tableau blanc et commence à écrire mon prénom. Je ne sais vraiment pas pourquoi, mais mes mains tremblent. Comme si lui avouer mon prénom m'engager dans quelque chose alors que cela permet juste de faire connaissance un minimum. Après tout, nous sommes voisins.
« Timothée »
Je vois ses lèvres mimer mon prénom avant de me sourire. Puis il ne bouge plus. J'ai l'impression qu'il ne compte pas me donner son prénom, pourtant ce serait la moindre des choses. Est-ce qu'il attend que ce soit moi qui le lui demande ? Ça paraîtrait logique. Et ça n'a rien de sorcier.
Et pourtant.
J'ai soudain l'impression que connaître son prénom pourrait tout briser. Casser toutes les rêveries et l'histoire que je me suis faites ces dernières semaines. Peut-être que savoir son nom pourrait le rendre moins inspirant. Peut-être que ça creusera un fossé entre lui et Arthur et que je n'arriverai plus à me plonger dans la vie d'Arthur. C'est comme si apprendre son prénom était un trop gros risque.
Et la question est « est-ce que je suis prêt à le prendre ? ».
Il me suffit pourtant d'un regard dans sa direction pour prendre ma décision. Il me regarde toujours avec son sourire. Et je vois ses sourcils qui se lèvent, comme pour me narguer, me demander ce que j'attends. Alors je prends mon courage à deux mains et écrit rapidement un « Et toi ? » sur le tableau blanc.
Il a l'air heureux de lire ma question. Peut-être qu'il n'attendait vraiment que ça. Je le regarde tracer des lettres sur sa feuille et vois qu'il a l'air d'insister un peu plus de sur son crayon, comme s'il voulait être sûr que je puisse lire sa réponse. Et finalement il se redresse et s'approche de la fenêtre pour coller sa feuille ne contenant qu'un mot. Cinq lettres qui resteront sûrement gravées dans mon esprit à côté du sourire qu'il m'adresse au même moment, comme s'il était simplement heureux de se présenter à moi.
Cinq lettres qui donnaient désormais une réelle identité à ma muse. Un nom sur le visage qui représente mon inspiration, ma future réussite ou mon futur échec.
Juste cinq lettres.
« Jonas »
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