CHAPITRE 13

Gama

Je me tiens droit devant les falaises, le regard tourné vers l'île qui se dessine à l'horizon. Un peu plus à l'est, les vagues frappent violemment la pierre, produisant une écume blanchâtre. Je ne bouge pas, indécis. Mon esprit me crie de faire marche arrière, de rejoindre mes camarades, de laisser tout ça derrière moi. Mais au plus profond de moi, je sais que je ne serai jamais en paix tant que je ne l'aurai pas vue.

À contrecœur, je me dirige lentement vers un petit chemin, dont l'entrée est masquée par de petits buissons. Voilà plusieurs fois déjà que je parviens jusqu'ici, puis que j'abandonne. Mais aujourd'hui, je sens qu'il est temps. Je prends une grande inspiration, puis m'engage dans la trouée. La sentier est abrupte, glissant. Je dois me tenir aux failles dans le sol pour rester debout.

Une fois arrivé en bas, je prends position sur la seule plage qui n'est pas ensevelie par l'eau, et m'approche de l'homme qui s'y trouve. D'un regard, je le dissuade de toute interaction. Il me lance un coup d'œil mauvais, mais ne réplique pas. Ça fait du bien de retrouver un semblant de contrôle sur quelqu'un.

Je dépose quelques pièces dans la main de l'homme, et nous nous dirigeons vers une grande barque amarrée plus loin. Par chance, la mer n'est pas trop agitée de ce côté-là. Je pose le pied dans l'embarcation et vacille face à son instabilité. Je finis néanmoins par réussir à m'installer, et nous partons bientôt vers l'île.

Sans que je le veuille, ma jambe se met à frétiller. J'appréhende ce qui va se passer. Tant de questions se bousculent dans ma tête. Comment va-t-elle réagir, en me voyant revenir après tant d'années ? Vais-je enfin réussir à lui pardonner ? Ou allons-nous nous quitter avec encore plus de non-dits que la dernière fois ? Aisha avait raison. Toutes ces interrogations me rongent de l'intérieur. Il est temps pour moi d'obtenir des réponses.

Le voyage se termine vite. Rapidement, nous arrivons devant l'étendue de terre. Un grand bâtiment de pierre se dresse sur son flanc, imposant. Dès que je pose un pied sur l'île, un groupe de soldats vient m'accueillir.

Bienvenue sur l'île des Reclus. Vous venez pour une visite ?

Je viens voir Cinda.

— Bien. Nous allons procéder à la fouille réglementaire. Veuillez nous présenter tout objet pouvant faire office d'arme.

Je leur donne mes deux manchettes, puis les laisse passer leurs mains sur mon corps pour vérifier que je ne cache rien d'autre. Je suis ensuite un grand brun à l'intérieur de la prison. Le froid me saisit les membres, et je ne peux m'empêcher de frissonner. Les couloirs sont sombres, faiblement éclairés. Je jette un œil aux portes des cellules. Derrière sont enfermés des prisonniers de guerre, des traîtres. La prison de Drokan est réputée pour l'incapacité de ses occupants à s'échapper.

Soudain, le soldat s'arrête. Déverouille une porte. Se décale pour me laisser entrer. Un mélange d'appréhension et de colère me tord les entrailles. Je dois finalement me résoudre à mettre un pied dans la cellule.

— Vous avez une heure.

La porte se referme derrière moi, et j'entends le cliquetis de la serrure. Je garde les yeux baissés, par peur de la voir. Peur de ce que je peux trouver dans son regard.

— Tu as finis par venir, murmure une voix faible. Tu es là...

Sans que j'ai le temps de répondre, la silhouette se jette sur moi et me serre dans ses bras. Je ne peux m'empêcher d'avoir un mouvement de recul. Je n'ai plus l'habitude d'avoir des contacts physiques. Si elle est blessée, elle ne le montre pas et s'écarte de moi, attendant que je prenne l'initiative de parler.

— Cinda... déclaré-je après un long silence.

— Tu m'as manqué, mon fils.

Elle me couvre d'un sourire faible, que j'ai du mal à lui rendre. Ses joues sont maigres et ses yeux vides, comme si elle avait déjà tout vu. Ses cheveux ont pris une teinte argentée, face à l'avancée de son âge.

— Comment peux-tu dire ça ? demandé-je d'un ton amer. Tu m'as abandonné alors que je n'avais que quelques années !

— Crois-tu seulement que j'avais le choix ?

— On a toujours le choix, remarqué-je.

Je regarde Cinda dans les yeux, mais n'y vois aucun regret. De la peine, une peine immense envahit ses pupilles, mais elle reste droite.

— Pourquoi es-tu encore là ? Pourquoi les Droks t'ont-ils placée avec les criminels les plus coriaces ?

La pièce plonge dans un silence pesant alors que Cinda réfléchit à ses mots. Lorsque j'avais quelques années à peine, elle est partie, en me disant seulement qu'elle avait à faire, pour son roi, Naamen. Tu ne répètes ça à personne, mon ange, m'a-t-elle chuchoté. Mais ce jour-là, elle n'est jamais revenue. Depuis j'en ai voulu à cet homme qui m'avait volé ma mère, et en même temps, je lui en ai voulu à elle.

Je lui en veux de m'avoir laissé vivre seul avec mon père. Je lui en veux de m'avoir imposé ce manque en moi. Et par dessus tout, je lui en veux pour ma vulnérabilité.

— Tu sais, contrairement à ton père, je ne suis pas née à Drokan, finit par m'avouer ma mère. Je viens de Naamen. Lors de la grande guerre, j'ai eu à faire un choix. Cela a été le dilemme le plus difficile de ma vie. Que pouvais-je faire ? C'était soit ma famille, soit ma patrie.

— Tu as choisi ton royaume, craché-je. Tu as laissé tomber ton fils et ton mari pour ton roi.

Je me retiens de frapper le mur. Je veux entendre la suite de son histoire. De mon histoire.

— J'ai donc commencé à espionner le gouvernement Drok pour le compte du roi de l'époque. J'ai joué les agents doubles pendant près d'un an. Mais, comme tout humain, j'ai fini par commettre une erreur. 

J'inspire lentement.

— Un beau jour, des soldats sont venus me chercher. J'ai tenté de fuir, mais je n'ai pas été assez rapide. Ils m'ont jettée ici, en attendant que je sois jugée. Par la suite, ils ont tenté par bien des moyens de me faire parler. Je n'ai jamais rien dit.

Lorsqu'elle prononce ces mots, elle se redresse, comme si elle était fière de ne rien avoir divulgué à l'ennemi. Ce qui doit être le cas. Je réprime un frisson.

— Tu dois me détester... Mais sache que si j'ai fait ce choix, c'est aussi pour vous. En tant que membre à part entière de l'armée de Naamen, je nous assurais une place de choix après leur victoire.

— À ceci près que tu n'es jamais rentrée, cinglé-je.

— Ceci n'était pas dans mes plans... Par pitié, comprends moi ! Il ne s'est pas passé un jour depuis que je suis ici où je ne me suis pas demandé ce que tu étais devenu.

— Tu n'as pas à le savoir.

— Essaye un peu de me comprendre... S'il te plaît...

Je soupire, frustré. Venir ici était une erreur. Je n'aurai pas du me donner tant de mal.

— Dis-moi au-moins pourquoi tu es revenu à Drokan, après toutes ces années ?

Je hausse les épaules. Répondre à sa question ne me coûte rien, et elle me laissera ainsi tranquille.

— Je suis en mission.

— Pour le roi ?

— Pas vraiment. J'œuvre pour sa démission.

À ces mots, le visage de Cinda se décompose.

— Non ! Dis moi que tu rigoles !

— Je ne blague plus depuis que tes plaisanteries sur l'espion qui se faisait attraper sont devenues réalités.

Ses yeux expriment plus de douleur que je n'en ai jamais vue. Je ne peux m'empêcher de ressentir un pincement au cœur.

— Naamen est bon, et juste. Tu ne peux pas ruiner tous mes efforts comme ça !

Je soupire. Si notre roi était le meilleur de tous, je le saurais !

— Qu'a-t-il apporté au peuple ?

— Tant de choses que tu ignores ! Il a réalisé tant de sacrifices pour que son royaume se porte bien.

— Comme ? C'est facile de dire ça. Je n'en vois aucun.

— Je ne peux le dire.

— Tu vois ? m'exclamé-je avec mépris.

— J'ai passé plus de dix ans en prison sans rien révéler sur Naamen. Je ne commencerai pas aujourd'hui. Voilà seulement ce que je peux te dire : Lizenn n'est pas aussi seule qu'il n'y paraît.

— Oui, il a deux autres enfants dont il s'est séparé à la naissance. Quel sens de l'honneur !

Je suis très sensible à ce sujet, alors ce n'est pas ça qui va me faire changer d'avis sur lui, bien au contraire.

— Il l'a fait pour une raison. Il y a été contraint, pour son peuple. Tu comprendras cela un jour, Gama. Parfois, les sacrifices sont nécessaires. Et ce n'est pas parce qu'on y consent que l'on adhère à toutes les retombées. Cela a été mon cas. J'ai dévoué ma vie à Naamen, et je l'ai fait jusqu'au bout. Si tu veux m'en vouloir, pour cela, soit. Mais ne gâche pas ta vie à t'en prendre à Naamen alors que ce choix était le mien, et celui de personne d'autre. Il aurait compris, si je lui avais demandé de rester hors de cette histoire. Mais j'avais envie de m'engager. Je suis l'unique responsable de tout ça.

Mon cœur se brise à ces mots. Toute ma vie a été construite sur la haine de mon roi. Sur le fait que Naamen était celui qui avait ruiné ma vie, en corrompant Cinda et en l'obligeant à nous abandonner. En la menant dans la gueule du loup.

— Naamen mérite d'être blâmé pour avoir provoqué la destruction de notre famille.

— Non, mon ange.

La voix de la vieille femme est douce comme un rayon de soleil.

— Je sais que c'est dur. Mais Naamen n'est pas le méchant, dans cette histoire. Ce n'est pas lui qui a commencé cette guerre.

Je m'assois sur le sol. Le contact avec la pierre froide m'aide à retrouver mes esprits. Je ne vais pas oublier mes convictions à la suite d'une seule discussion. Je vais continuer cette quête, la mener à son terme, et, une fois rentré, je ferai des recherches à ce sujet. Mais il est hors de question que j'abandonne pour satisfaire l'envie de la femme qui a ruiné ma vie.

— Je pense que nous nous en sommes assez dit. Merci d'avoir répondu à mes questions.

— Gama, je t'en prie...

Je me lève sans la regarder.

— Penses au moins à ce que je t'ai dit. Tu peux trouver de meilleures causes pour te battre que celle que tu soutiens.

— Peut-être que je n'ai pas envie de trouver de meilleures causes, murmuré-je. Peut-être ai-je simplement besoin de détester quelqu'un.

— Alors déteste moi, mais s'il te plaît, ne fait rien contre Naamen. J'ai œuvré si difficilement pour qu'il reste sur le trône !

— Au-revoir, Cinda. Peut-être nous reverrons-nous un jour, la coupé-je.

La femme se tait, et finit par souffler :

— Adieu, mon fils.

Je réprime la tristesse qui me transperse lorsque j'entends ces mots, et toque à la cellule. Aussitôt, la clé tourne, et je sors du compartiment de pierre. Le soldat referme derrière-moi, puis me raccompagne jusqu'à la sortie.

Je ne sais quoi penser de cette entrevue. Le fait d'en apprendre plus sur mon passé, et celui de Cinda ne m'a pas aidé à me sentir mieux. Au contraire, j'ai l'impression d'être encore plus perdu que lorsque je suis arrivé ici. Mais ce dont je suis sûre, c'est que je ne trahirai pas les Phénix comme elle me l'a proposé. Parce qu'ils m'ont offert un toit alors que je n'avais plus de maison, et une famille lorsque la mienne m'a abandonné. Et ceci, malgré le fait que je ne le montre pas, est le plus important pour moi.

***

La nuit commence à tomber lorsque j'arrive enfin en bordure de la ville. Les quartiers sont beaucoup plus riches ici que ceux par lesquels nous sommes arrivés. Plus on se rapproche du palais, plus les maisons sont décorées, grandes, et modernes. Ici, les habitants n'ont pas à s'inquiéter des criminels, puisqu'une garde effectue des rondes sans arrêt pilule r les attraper.

Je traverse rapidement les rues, et arrive devant notre auberge. Lorsque je pénètre à l'intérieur, la chaleur me revigore et réchauffe mes membres. De nombreux riches marchands et voyageurs peuplent la salle à manger, que je traverse en vitesse.

— Gama !

Je me retourne à la mention de mon nom, et aperçois mes trois compagnons, assis à une table. Je les rejoins et m'assois à côté d'eux.

— Tu veux qu'on te prenne quelques chose à manger ?

Je secoue la tête. Tout ceci m'a coupé l'appétit.

— Tu as pu faire ce que tu voulais ? s'enquiert Aisha.

— Oui, merci.

Je ne sais pas si cela a porté ses fruits, mais au moins, je ne pourrai pas regretter de ne pas y être allé.

— Vous avez fait quoi, vous ? demandé-je, désireux de me changer les idées.

— Pas grand chose, on a revu un peu la stratégie pour demain, comment on doit se comporter...

J'acquiesce en silence, avant de m'arrêter.

— D'ailleurs, j'ai... Parlé avec quelqu'un, qui m'a dit que Naamen s'était séparé de ses enfants pour une raison bien précise. Vous en avez déjà entendu parler ?

Je m'adresse surtout à Lizenn, mais c'est Aisha qui me répond.

— Il me semble qu'il l'a fait pour protéger le royaume. Mais je ne sais rien de plus.

Je me tourne vers Lizenn. La chasse à ces deux enfants est devenu la priorité numéro un chez les Phénix. En savoir plus sur eux pourrait nous aider à les retrouver.

— Je n'en sais rien non plus.

— On est bien avancés.

— C'est bien beau, tout ça, mais peut-être qu'on pourra y penser plus tard. Ce n'est pas vraiment le moment, contre Lizenn.

— Et, du calme ! Tout va bien se passer.

Je ne suis pas d'accord. Plus les choses avancent, moins je sens cette mission. J'ai l'impression que quelque chose m'échappe.

— Je vais monter, si ça ne vous dérange pas, intervient Aisha.

Elle se lève et part de la salle. Je me tourne vers la princesse. Cette dernière me semble trop investie dans ce projet pour que j'y croie. Je ne dois pas oublier que c'est notre ennemie. Même si elle a promis de nous aider, j'ai encore des doutes sur le bien-fondé de son action. Il va me falloir la surveiller de près. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top