CHAPITRE 12
Les bavardages incessants des droks autour de moi me donnent mal à la tête. Mon cerveau, peu habitué à se retrouver entouré de dizaines de conversations en ancien langage, tourne à plein régime à mon insu, afin de tout comprendre. Le résultat est vite vu : alors que nous arrivons devant les portes du château, une migraine épouvantable m'assaille. Super. J'avais besoin de ça. Ce n'est pas comme si quelqu'un allait essayer de me tuer dans les heures qui suivent...
Lorsque nous nous positionnons dans la petite queue qui se forme, je m'efforce d'obliger mon esprit à se concentrer sur notre groupe et à oublier les paroles des inconnus près de moi. J'écoute attentivement Lizenn et Gama débattre sur le meilleur moyen d'agir, pose mon regard sur Noah, qui observe les alentours, dubitatif.
— Comment fonctionne la royauté, ici ? demande-t-il soudain.
— C'est assez complexe, et volatile, soupire Lizenn. En principe, celui qui a hérité trône -dans ce cas-là, Torstin- a le plus de pouvoirs. Ensuite, sa femme, Savana, et son fils, Soran on également pas mal de droits.
Pour ce qui est du peuple, il paraît que chaque fin de semaine, il organise un dîner avec plusieurs demandeurs tirés sur le volet.
— C'est là que nous devons aller, interviens-je.
— Comment peut-on être retenus pour ces diners ? demande Noah.
— Je n'en sais pas plus.
— Personne ne le sait.
Nous nous tournons vers Gama, attendant qu'il continue.
— Ceux qui y sont invités ont pour ordre de tenir le silence. Et croyez-moi, personne n'ose défier les ordres du roi. Il est capable de tout.
Si j'avais un doute auparavant, maintenant, j'en suis sûre. Gama a un passé ici, il a pour sûr connu des évènements traumatisants. Et voilà qu'il est obligé d'y retourner. J'en ai presque de la peine pour lui.
— Ce serait lors de ce diner qu'il nous testerait, par exemple ?
— Exactement.
— Il faut faire attention à la reine, ajouté-je. J'ai entendu dire qu'elle est très capricieuse, et que Torstin cède souvent à ses demandes.
Les autres acquiescent avec un air grave. Ici, je vais devoir faire beaucoup plus attention. Il est plus facile de tromper un humain banal qu'un roi, qui a toujours été habitué aux manigances. Il va falloir que je sois convainquante.
Très rapidement, le château ouvre ses portes, et laisse les courtisans entrer en son sein. Je sens le regard des gardes s'attarder sur mon épée, ainsi que sur celles de mes compagnons. Je serre les dents, priant pour qu'ils ne nous empêchent pas de rentrer avec. J'ai déjà dû me séparer de mon arc, inapproprié, et je ne veux pas pénétrer ces lieux sans avoir de quoi me défendre.
— Bon. Si je me souviens bien, il y a une grande salle dans laquelle Soran donne de grandes réceptions pour sa femme et sa mère, qui en ravissent. C'est là qu'il faut chercher en premier. S'il y a quelqu'un que nous devons trouver, il y sera.
— Très bien. Commençons par trouver cet endroit.
Lizenn semble elle aussi d'être résignée à œuvrer contre notre sens avec le roi. De toute façon, si nous montrons nos idées ici, nous avons plus de chance d'y rester que de nous en sortir.
Nous nous engageons dans les couloirs du palais. À l'instar du reste de la ville, il est fait de pierres noires, et l'intérieur est éclairé par de grosses torches ainsi que de petites ouvertures qui percent la pierre. Tout le début du bâtiment semble être dédié aux courtisans, et au peuple. J'observe les alentours, étonnée. J'aurai pensé à prime abord que le château serait plutôt lugubre et peu accessible, mais les nombreuses personnes autour de moi en témoignent le contraire.
À la suite de Lizenn, nous finissons par déboucher dans une immense salle, pleine de tables devant lesquelles sont installées de nombreuses personnes. À côté, un groupe de roubadours joue une valse endiablée, et des danseurs se trémoussent dans un grand espace de danse.
Je remarque tout de suite que, si la femme du prince resplendit, assise sur son trône, habillée de rouge, Soran, lui, brille par son absence. Cependant, personne ne semble s'en offenser. Chacun vaque à ses occupations, souriant, batifolant, oubliant pour un moment la dure vie qu'offre la ville de Lurion. Quoi que, les derniers quartiers que nous avons traversé ne me semblent pas à plaindre.
— Que faisons nous, maintenant ?
— J'essaierai bien de parler à la princesse, dis-je.
— Bien. Il ne vaut mieux pas que j'y aille, sourit Lizenn. Avec Noah, on va faire un peu de reconnaissance, si tout le monde est d'accord.
— Parfait.
Gama acquiesce et nous nous éloignons en direction du fond de la salle.
— Quel est son nom ?
— Elle se nomme Tiara, la douce.
Comment pourrait-il savoir cela sans avoir vécu ici ? Plus le temps passe, plus je suis sûre de ce que j'avance.
Nous attendons tranquillement que ses interlocuteurs prennent congé d'elle, puis nous approchons à notre tour. J'esquice une révérence fluide, et remercie mes jambes de me soutenir. Ce n'est pas le moment de me ridiculiser.
— Bonjour, princesse Tiara. Je suis ravi de vous rencontrer.
Je retiens un hoquet stupéfait : Gama a abandonné son accent à couper aux couteaux, et s'exprime désormais parfaitement. J'aurai dû m'en douter ! Je m'efforce d'afficher un air jovial et me concentre sur les dires de la princesse.
— Nous sommes ravis de vous accueillir ici, straïgni.
Je ne connais pas ce mot, mais je suppose qu'il n'est pas péjoratif, puisque Gama se contente de sourire.
— Nous avons une requête fort intéressante à soumettre à vous et votre famille, continue mon compagnon.
— Et vous passez par moi parce que je suis plus accessible, n'est-ce pas ? sourit tristement Tiara.
— Et bien, nous pensons que tout le monde à quelque chose à gagner dans cette histoire. Nous pourrions nous arranger pour vous envoyer quelques serviteurs. Bien sûr, avec des compétences inattendues.
Des Naamiens. C'est ce que Gama est entrain de promettre à Tiara en échange de son aide. Il est prêt à gâcher la vie de membres de son peuple pour obtenir une entrevue avec le roi. Et encore, son peuple... Je ne suis plus sûre qu'il vienne réellement du même royaume que moi. J'aimerai me sentir offensée par ce cela, mais je sais déjà que les Phénix sont près à tout pour vaincre.
— Vous me croyez aussi superficielle que cela ?
— Je pense que vous vous ennuyez à mourir dans ce château, à donner des réceptions qui se ressemblent toutes. Que diriez-vous d'une nouvelle distraction ?
La princesse réfléchit un instant, mais je vois à son regard que Gama a touché juste.
— Revenez demain à la même heure. Je vous attendrai.
Je reste impassible, tout en faisant une dernière révérence à Tiara.
— Qu'a-t-elle dit ?
— C'est dans la poche. Elle nous attend demain, sûrement pour nous mener au roi ou au prince.
Il a l'air hésitant, comme s'il m'avait montré plus que ce qu'il voulait. Ce qui est peut-être le cas.
— Super !
J'attends un peu avant d'ajouter :
— Tu nous as bien berné, hien ?
Il a un petit sursaut.
— Je n'aime pas me rappeler de cette période de ma vie.
— Peut-être que cela pourrait t'aider d'en parler ? proposé-je, sincère.
Même si nous sommes opposés sur le papier, rien ne m'empêche de l'aider sur ce plan là. Cependant, il secoue la tête.
— C'est très louable de ta part, mais je préfère oublier ça.
— Très bien. C'est à toi de décider. Mais rappelle-toi que garder des émotions négatives au fond de nous n'est jamais bon.
Le jeune homme ne répond pas et m'entraîne à la recherche de nos compagnons. Nous finissons par les trouver, en plein cœur de la fête. Lizenn, qui parlait à une jeune fille de son âge, se retourne vers nous.
— Vous êtes là !
Nous leur résumons en quelques mots la situation. Nous avons donc toute la fin de journée pour nous occuper comme nous le souhaitons.
— Qu'est-ce que vous voulez faire ? demande Noah.
— Je resterai bien un peu ici, propose Lizenn. Ça nous ferait pas de mal de nous amuser un peu.
Je soupire, peu convaincue. Je n'ai pas trop les réceptions de ce style, surtout lorsque je dois faire semblant de ne pas comprendre ce que dit chacun.
— J'irai bien me dégourdir un peu, annoncé-je.
Noah acquiesce avant de se tourner vers Gama.
— Comme vous voulez, finit-il par dire.
Je lui lance un regard entendu.
— Bon. Que diriez-vous de rester ici jusqu'au repas, de manger un bout, puis d'aller chacun où on veut ? Comme ça on n'aura pas besoin de chercher de nourriture.
N'ayant rien de mieux à proposer, je hoche la tête et me laisse tomber sur une chaise non loin. Une jeune fille s'approche et demande une danse à Noah. Ce dernier, désemparé, ne peut refuser et se retourne entraîné dans un tourbillon de froufrous. J'éclate de rire face à son air désemparé.
Lorsqu'il revient, je ne manque pas de le charrier sur la jeune femme, qui est assurément tombée sous son charme. Nous passons le reste de la matinée à éviter le nouveau pot de colle de mon ami. Contre toute attente, le temps passe vite, et nous nous retrouvons bientôt à goûter aux mets délicats qui ornent les tables.
Alors que nous commençons à manger, une musique entraînante retentit. Mon oreille reconnaît immédiatement cette ballade, très populaire dans notre royaume.
— Allez viens, on va s'amuser ! m'exclamé-je en tirant Noah vers le cercle de danse.
Il me suit en riant. Le son entraînant ensorcelle nos corps, qui se mouvent au rythme de la musique. Je tourbillonne dans les bras de Noah, qui me penche en arrière. Je me relève, la tête qui tourne légèrement. Un grand sourire naît sur mes lèvres, et ne les quitte plus. Nous enchaînons les pas, ratons la plupart, mais cela importe peu. Ça fait du bien de libérer la pression.
Lorsque la musique s'arrête, nous regagnons nos places, essoufflés, mais ravis. Je ris lorsque Lizenn nous charrie sur nos talents en danse et englouti avec appétit l'entremet qui se trouve devant moi. Après un bon moment de rigolade, je me lève. Il est temps de revenir aux choses sérieuses.
— Si ça ne vous dérange pas, je vais rester un peu ici. On se retrouve ce soir à l'auberge, lance Lizenn avant de disparaitre parmi les invités.
— J'ai moi aussi quelque chose à faire, intervient Gama à ma grande surprise.
Il me fait un signe de tête, et s'en va sans autre explication. J'espère que son escapade va lui permettre de se retrouver.
— Que veux-tu faire ? demandé-je au brun.
— Que dirais-tu de courir un peu ?
J'acquiesce avec ferveur. Voilà qui va m'aider à m'éclaircir les idées.
Nous sortons du palais, et je m'étonne une fois de plus de l'absence de contrôle. L'air automnal caresse mon visage et me fait frissonner.
— Allez, c'est partit !
Je suis Noah et accélère peu à peu la cadence. Je n'ai jamais adoré courir, parce que je pense trop. Mais cette fois-ci, j'ai besoin de penser. J'ai besoin de me raccrocher à la réalité, de me rappeler ma mission. Bien que je ne puisse rien faire à Drokan, je dois me préparer à agir à Sour. Je me dois d'être persuasive et efficace. Je me dois de mettre en œuvre tout l'enseignement que la Ligue m'a prodigué.
Je regarde mon compagnon. Il est détendu, et court le sourire aux lèvres. Maintenant que l'euphorie de la fête est passée, je culpabilise. Je culpabilise de passer de bons moments avec lui alors que je vais devoir le trahir un jour. Je m'en veux de m'attacher à lui et de le voir s'attacher à moi, alors que dans quelques mois, nous risquons de nous affronter face à face. Je m'en veux de lui faire subir ça, et je m'en veux de me faire subir ça également.
Parce que si je sais une chose, c'est que si je dois venir à les blesser, lui, Anastasia ou Léna, je ne me le pardonnerai pas. Je suis trop sentimentale pour pouvoir faire du mal aux personnes avec qui je me suis liée. Et je me suis déjà trop liée avec eux.
Mes pas résonnent dans les petites rues. Je prends de grandes respirations, quelque peu essoufflée. La ville défile autour de nous, ses beaux bâtiments noirs emplissant notre champ de vision. Je regarde les droks évoluer dans le luxe, sans avoir conscience de la misère qui règne quelques pâtes de maisons plus loin.
Il est temps pour moi de revenir à ma mission. Le meilleur moyen pour moi de ne pas blesser Noah est de m'éloigner de lui, progressivement. Ainsi, il n'aura pas de mal à me détester. Cela se fera tout seul, peu à peu. C'est ce qui est le mieux pour lui, et c'est ce qui est le mieux pour moi.
Lorsque nous nous arrêtons, le soleil a déjà entamé sa descente dans le ciel. J'essaie de mon mieux de reprendre mon souffle, alors que nous marchons vers l'auberge. Heureusement que Noah se rappelle du chemin que nous avons pris, parce que je me serais déjà perdue un nombre incalculable de fois.
Fortifiée par ma nouvelle résolution, je suis prête à en découdre avec les Phénix. Si tout se passe bien pendant le reste du voyage, plus rien ne pourra nous empêcher de les réduire à l'impuissance. Nous sommes forts. L'avenir dépend maintenant de mes entrevues avec les rois étrangers. Et je serai aussi convainquante que possible. Parce que je suis entraînée pour ça. Entraînée pour vraincre. Et c'est ce que je ferai.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top